Entretien/Jérôme Peignot et Laure

Jérôme Peignot (photo D.H.).

L’écrivain, essayiste et poète Jérôme Peignot a bien voulu nous recevoir, fin 2004, pour un long entretien dont nous reproduisons ici un extrait.

« En 1967, j’ai publié chez Gallimard, un roman qui s’appelle L’amour a ses princes, qui finalement est un roman érotique, et puis sont arrivés Les Ecrits de Laure.

Laure est ma tante : elle s’appelait Colette Peignot. Cette Laure était considérée dans la famille comme une pestiférée, dans cette famille très bourgeoise, conventionnelle, étouffante, je me suis d’ailleurs brouillé avec mon père que je n’ai pas vu pendant vingt-cinq ans. Mon père était un homme de droite et j’ai rompu toute relation avec lui, jusqu’à ses derniers jours. J’ai donc recueilli les écrits de Laure grâce à Michel Leiris, dont j’étais devenu l’ami, et par l’entremise de Georges Bataille dont j’avais fait la connaissance à la suite de la publication de mes livres.

Malheureusement, je crois que c’est l’année de sa mort, en 1962. Pourtant, nous avons entretenu un lien d’amitié, il m’a proposé de travailler avec lui à Critique, enfin cela a été bouleversant pour moi, et pour lui aussi, car il a dit que je ressemblais à ma tante Colette, pour laquelle il a eu une véritable passion.

On dit volontiers de Bataille que c’est un libertin : mais non, c’est bien plus que ça, c’est un des plus grands philosophes du siècle, c’est un homme d’une dimension colossale. J’avais lu son œuvre, je l’admirais, et il m’a donc demandé, mais je n’ai pas pu le faire, si je pouvais disposer des manuscrits, et des papiers de Laure qui se trouvaient à l’époque chez mon père qui en détenait les droits juridiques et qui en interdisait la publication.

Il y avait eu d’ailleurs une polémique qui s’était déclenchée entre Georges Bataille et mon père, polémique dont j’ai rendu compte dans un ouvrage que j’ai publié aux éditions des Cendres en 1999, et qui s’appelle Laure. Une rupture (1934), où je reprends certains textes de Laure que j’ai retrouvés par la suite, en partie chez Bataille, en partie avec l’aide de quelqu’un qui a travaillé avec Boris Souvarine, le menchevik, dont ma tante, avant de vivre avec Bataille pendant quatre ans, et qui est morte chez lui à Saint-Germain-en-Laye, avait été la compagne.

Alors, ces écrits, finalement, je les ai obtenus grâce à Michel Leiris, avec lequel je me suis retrouvé en prison en 1970, pour avoir voulu défendre les travailleurs maliens qui ramassent nos poubelles tous les matins. C’était Chaban-Delmas qui était Premier ministre à l’époque.

Finalement, j’ai pu avoir accès à la bibliothèque de Bataille, car j’ai fait la connaissance de Diane Bataille et j’ai pu recueillir quelques papiers nouveaux que je n’avais pas, que Leiris n’avait pas, deux petits écrits qui avaient été publiés peut-être à cent exemplaires par les soins de Leiris et de Bataille en 1940 ou 1941. Laure est née en 1904, elle est morte en 1938.

J’ai donc proposé ces papiers à Gallimard, qui les a refusés, puis à Pauvert qui a accepté tout de suite. Et cette édition a fait un tabac énorme, un article en première page dans Le Monde, un numéro spécial de La Quinzaine littéraire, et finalement j’ai pris Roland Dumas comme avocat pour me défendre contre mon père, à qui j’ai fait savoir que s’il voulait m’interdire ou entraver la publication des écrits de Laure, je lui faisais un procès... Curieuse situation !

Mais j’ai été très ferme, finalement j’avais bien préparé mon affaire puisqu’il y a eu un grand nombre d’articles de presse et mon père a eu peur de s’attaquer à tout cela. J’avais créé une « Association des amis de Laure », avec Michel Foucault, Marguerite Duras, enfin beaucoup de « grosses locomotives », comme on dit, qui m’avaient apporté leur appui car les écrits superbes, sublimes, de Laure, connus depuis dans le monde entier, traduits en japonais, en américain, je les ai publiés en 1972 et préfacés d’un texte qui s’appelle Ma mère diagonale.

C’est vous dire, par ce titre, l’attachement que j’ai eu pour cette femme et que j’ai encore...

Laure (photo Collection Jérôme Peignot).

Le succès des Ecrits de Laure a eu un double effet : le premier, c’est que, apprenant que Laure était la compagne de Bataille on a fini par penser, dans l’opinion, ou l’on a répandu l’idée, que Laure serait un grand écrivain parce qu’elle avait été la compagne de Bataille... C’est contre quoi je m’insurge.

Un jour, Jean-Jacques Brochier, qui vient hélas de mourir, avait fait un numéro spécial sur Bataille et m’avait téléphoné en me disant : « Pourquoi ne ferais-tu pas un encart sur Laure ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Le jour où tu feras un numéro spécial sur Laure, c’est volontiers que je ferai un encart sur Bataille ! »

C’était placer Laure dans l’ombre de Bataille. Or, Bataille dit à plusieurs reprises dans ses écrits, en particulier dans Le Coupable, que certains concepts qu’il cherchait à définir et qu’il n’était pas arrivé à formuler, il les a trouvés dans les écrits de Laure, qui, pour lui, a été une véritable égérie.

Mais, encore une fois, Laure est un maître à penser, encore plus : un maître à vivre.

Le deuxième effet, c’est que la notoriété et la gloire que Laure a acquises grâce cette édition m’ont valu de passer au second plan. Cela dit, tant mieux : mes écrits sont peu de chose à côté de ceux de ma tante. Mais enfin, moi, il faut que je continue mon petit chemin et je prétends justement avoir voulu être, à une génération et à un sexe près, l’héritier le plus digne possible de Laure.

Alors j’ai continué à travailler et, sans m’engager autant qu’elle, j’ai essayé à mon tour d’avoir un engagement politique. Alors, ça a été la grève au sein d’une revue, que j’ai racontée dans mon roman Grandeur et misères d’un employé de bureau (Gallimard, 1965), puis mon engagement pendant la guerre d’Algérie...

Plus tard, j’ai été très frappé par les événements de la place Tien An Men, en 1989, et j’ai écrit Un printemps à Pékin (Calmann-Lévy, 1992). Toujours l’engagement politique... Je ne dissocie pas ce que j’écris de cet engagement et, finalement, comme Laure, d’une certaine façon, je trouve que la plus belle écriture qui vaille, c’est celle de la vie. Comment on met un pied devant l’autre : voilà la véritable écriture !

Et puis, maintenant, voici sur quoi je tombe, et que j’ai fait placer en exergue de notre projet, CITE (Conservatoire de L’Imprimerie, de la Typographie et de l’Ecrit), visant à répondre au démantèlement programmé de l’Imprimerie nationale à Paris : « Entre les différentes causes qui ont concouru à nous tirer de la barbarie, il ne faut pas oublier l’invention de l’art typographique. Donc décourager, abattre, avilir cet art, c’est travailler à nous y replonger et faire ligue avec la foule des ennemis des connaissances humaines. »

Ceci figure dans la Lettre sur le commerce de la librairie, de Diderot, écrite en 1763 ! »

A la ligne :

http://jeromepeignot.free.fr/
http://www.laboucherie.com/texte/ba...
http://authologies.free.fr/leiris.htm
http://www.humanite.presse.fr/journ...
http://www.garamonpatrimoine.org/

29 janvier 2005
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