Frédéric Cosmeur : Les Locaux, récit
Le fou est la risée du village. On lui lance des mottes de terre, des fruits pourris, des pierres. Lui sourit, tout le temps, dit merci, merci pour les fleurs, les fruits. Un jour un sage vient dans le village, il a pitié du fou, il a pitié du village, aussi ; d’un côté, comme de l’autre, il les raisonne, tous. Mais le fou est retrouvé mort de douleurs, au matin.
C’est B. qui parle. Un accident a brisé le corps de la jeune femme le 15 novembre 1980. On a soigné ce corps. Maintenant elle se trouve au Reposoir, « à mille cinq cent cinquante mètres d’altitude, au creux d’un renfoncement du massif des Teppaz, qui domine le lac Vert sur l’ubac et la vallée de la Frêney au sud ». S’y repose-t-elle, comme le suggère le nom du domaine. Plutôt le contraire. Elle se trouve au Reposoir afin d’y réparer son esprit, qui fait partie du corps bien sûr, mais à sa façon singulière : depuis l’accident le langage ne lui est plus intelligible et des manifestations acides croissent au sommet de son crâne, ce que les « blancs », eux qui « ont la raison, la science et les moyens de l’appliquer avec eux », ne sont pas toujours capables de comprendre ou d’accompagner.
Elle n’est pas seule au Reposoir. Il y a là Yuma, Lucia, Bawa, ces locaux dont les histoires sont nécessaires « pour tenter l’universel, ce local sans les murs dont parle ton ami Torga ».
L’histoire de Yuma est celle de son amour pour sa sœur Béatrice.
L’histoire de Lucia est celle de son amour pour Barnard et pour la couleur jaune.
L’histoire de Bawa est celle de l’amour qu’on a pour lui, pas moins destructeur ni étouffant que l’amour porté aux autres quand il se donne en vain.
Il m’entraîna derrière la chapelle, prit mon visage entre ses mains, posa ses lèvres sur les miennes et tout un geyser d’images m’assaillit de sa bouche, des centaines et des centaines d’images que je voyais naître puis disparaître en essaims compacts dont j’isolais des fragments cohérents : Yuma parla à travers moi.
Raconter des histoires est difficile quand l’esprit, après qu’on a soigné le corps, doit à son tour se réunir. Les manifestations en sont si violentes qu’elles peuvent confondre la vie avec la non-vie, le corps avec le hors-corps, la plainte avec le cri, l’appel au secours avec la blessure qu’on inflige. La douleur en est si insupportable qu’elle peut obliger, pour sauvegarder sa propre intégrité, à dissocier le récit en autant d’éclats narratifs : B. est-elle Béatrice ? est-elle Barnard ? est-elle Bawa ? ou les trois à la fois, successivement ?
Le cerveau léprosé révèle la pensée nue. Il n’est pas malade, il est épluché. La pensée n’est pas un diamant, elle se raye au premier effleurement. La seule manière de résister est de mettre toutes les nudités en paquet, les unes protégeant les autres à tour de rôle et aléatoirement, cellules qui s’agrègent, se détachent puis s’agrègent à nouveau, cellules dont la seule fonction est de s’agréger et de se détacher puis de s’agréger à nouveau dans une télépathie amniotique.
Frédéric Cosmeur n’intervient pas dans le récit. Il s’en est retiré avec pudeur, on ne fait pas commerce du retour à l’existence. Et le centre du récit ne se tient pas dans le texte mais à l’écart.
Les Locaux se déroule dans cette double discrétion, d’un centre qui recueillerait ou irradierait, d’un auteur qui souhaiterait ou espérerait donner du sens, signifier quelque chose. Sa force est dans le mouvement invisible et sans ombre d’une ellipse qui se déplace horizontalement d’un chapitre à l’autre, d’une histoire à l’autre, veillant seulement qu’ils et elles adviennent à leur terme sans se briser.
De ce roman, Philippe Rahmy écrit :
« Je ne saurais dire ce texte autrement que par l’effet qu’il provoque, avec le sentiment très vif que cet effet ne doit rien, ou si peu, aux caprices de la sensibilité, à mes propres facultés de voir, de sentir et de comprendre... tout se passe au contraire comme si la réception des Locaux de Frédéric Cosmeur se trouvait neutralisée au profit d’une lecture absolue, d’une exigence d’empathie que relaie, et que garantit, l’obsédante transparence de voix narratives qui se répondent, s’apostrophent, se manquent.
« Obsédante transparence, gluante comme la chair, puante comme les excréments, vaine comme le langage, nécessaire comme le songe... le songe, non pas celui de Caldéron, qui joue à concurrencer le réel, mais le rêve blanc, dépourvu de regard et de projet, de l’espèce de ces hébétements qui écrasent l’humain dont on saccage l’amour. L’emprise d’un tel rêve dépasse celle du cauchemar, on n’en revient pas, c’est un phénomène visuel et sonore, comme une décharge électrique qui signe la fin de la vie et laisse le corps pantelant, et froid.
« Le dernier éclair de conscience dont se souviennent les morts, et qui oriente leur dérive... »
Frédéric Cosmeur a publié précédemment Jean.
« Jean est un récit qu’on commence à lire vraiment une fois qu’on l’a lu, lecture intérieure qui se passe de mots, texte qui tient dans son sillage, comme l’intelligence du soc se comprend par le sillon. Récit non pas du récit lui-même, on serait alors du côté du seul artifice, de la trop maigre modernité, mais récit de la matière dont le récit est fait, récit du silence, « recherché en pure perte, mais non en vain ». » (Philippe Rahmy, remue.net, avril 2004.)
Sur le site des éditions Corti : présentation et extraits de Jean et de Les Locaux.