Frédérique Cosnier | Hippocampe dans la ville
Je travaille avec le duo électro « Li » (instruments-machines + voix), distribué par le label bEAUbURO.
Nous avons commencé notre collaboration en 2011 et avons participé à la semaine de littérature américaine de Besançon, organisée par la librairie Camponovo en avril 2012. À cette occasion, nous avons donné un concert-lecture bilingue de certains poèmes de Dan Fante, qui intégrait l’auteur lui-même, sur scène.
Depuis, je continue le travail avec Li, dans le même esprit, sur mes propres poèmes.
Le texte n’est pas plaqué sur la musique. Il s’agit plus d’appréhender les choses comme une expérience de traduction, c’est-à-dire comme une re-création perpétuelle, par un auteur pluriel. Le texte est dit, chanté, découpé, amputé, mis en boucle. Certaines parties peuvent même être chantées en anglais, à partir du travail de deux traductrices, Annie-France Mistral et Irène Coen. J’associe aussi au projet le photographe Antonio Catarino, avec lequel nous avons réalisé une série en écho à Hippocampe.
L’ensemble du projet contribue à rendre compte de ce qui fonde pour moi le phénomène poétique. La poésie n’est pas un genre mais un état, que l’on ne possède pas, même si on le travaille au corps. Si elle peut être mise en musique, ce n’est pas seulement parce qu’elle est musicale. C’est d’abord et avant tout parce que c’est un mouvement, auquel il faut rendre son dû. Protéiforme, irrésolu.
FC, 5 novembre 2012.
3. Hippocampe dans la ville
Un peu lasse d’occuper mon corps
aux mouvements d’ensemble
j’ai repris le chemin du dehors.
C’est attaché à la dernière feuille
de posidonie
sur le contrefort de la ville
que j’ai trouvé
le dernier hippocampe du monde.
Il flambait contre la marée noire.
En rêvant aux jolis tapis d’anémones
bijoux
j’ai marché en ordre dispersé
avec des amis de longue date
en suivant le dessin du rempart
de granit.
Henri a volé une barquette de frites
au fast-food
et j’ai mis ma tête tout entière
dans la barbe à papa
pour retrouver l’apparence d’une méduse.
Il va sans dire que nous étions tous
absolument ridicules et vivants.
Devant la vitrine du Darty
nous avons pu suivre sans encombre
sur le mur de téléviseurs
la finale in extenso de notre chère
émission de reality show.
Celle qui nous fait battre le cœur.
Les autres magasins étaient fermés,
c’était bien triste on a eu
un petit peu le blues.
On a fait un play-back sur Mariah Carey.
plus obscur
et plus calme on a tranquillement fini
notre tour.
Certains affichaient
des regards en arrière.
On faisait semblant d’avoir
pas peur
de l’eau qui coulait à nos pieds.
Après
sans trop sentir
on a observé
les éclairs au loin sur la
baie.
À la sortie de la ville
un guépard
dans le marbre portait
sa peine en bandoulière.
On est passés sans savoir
quoi lui dire.
Puis on s’est allongés
un par un côte à côte
dans la nuit qui nous
entoure.
4. Maman lézard
Quand je suis un lézard
Et que je prends
mes petits sous mon bras
quand je vais faire les courses
en Ford Fiesta
J’aime bien les dérapages
le long de la berge
du fleuve
Maman lézard je donne
le biberon
à mes cent vingt petits
je peigne
tous les cils emmêlés au réveil
Cent vingt petits ça rentre pas
dans le coffre Même
sur le toit même
dans le moteur en forçant bien
je n’y arrive pas
Ils glissent sur le pare-brise
Il fait doux ce matin
C’est le printemps prometteur
sur le bord du fleuve
tout près des pics épeiches
des ibis à crête rouge
qui se mêlent dans la ville
aux gens les passants
les touristes
Habillée en lézard je regarde
toutes ces gorges toutes
ces respirations légères
ces petits maillots flous
Je désespère c’est
après un épais rêve de nuit
Maman lézard je mets
du Tétrazépam en poudre
dans le biberon de mes cent vingt petits
Feront moins de bruit dans le caddy
parmi les hommes
moins repérables, peut-être, lézardots endormis
Ça me fera
une paix plus grande
entre les deux oreilles
Et je rabats ma longue queue
sur mon épaule jusque
derrière le cou grand boa luisant
vert de noir
Déambule dans l’allée centrale Direction
la parapharmacie
Acheter crèmes pour peau lisse
à base de fleurs pionnières
Renouveler stock de jus de bouleau pour
soigner le derme
exsangue
Cent vingt petits agrippés au caddy
qui accélère bolide autour des Panta Shops
sentent le vent venir
sentent approcher
de plus mauvais hivers
dans la balade errante et fébrile
de leur mère
Rassurez-vous mes lapins
Un Petit Poucet inconnu
aura disposé derrière vous
sans doute
à partir de la caisse principale
des couronnes d’épines en repères
ou bien du lierre
des ajoncs
dizaines de fleurs artificielles
pour retrouver
peut-être
votre chemin vers le fleuve
Maman lézard j’ajuste bien
leurs boutons de chemise
Cent vingt fois 6
boutons
par chemise de flanelle à squamate
Aujourd’hui est un grand jour
un grand jour d’abandon
C’est super
Maman lézard je marche
sur la queue du petit dernier
qui
devient bleu et je perds
ma liste de commissions
dans un trou
de revêtement plastique c’est le sol
Perds
cent dix-neuf
petits lézards en route
l’un après l’autre
Adieu
le long des caisses
à numéros qui clignotent
Perds
ma raison
Perds mon chemin
Le retour vers
Le fleuve
Mais quel fleuve ?
Sur le parking du GéantCasino
près du point de covoiturage
Mais où suis-je donc ?
Qu’ai-je fait de mes fils ?
Mes enfants ?
Mes cimetières ?
Je retrouve
accroché comme un sac
en bandoulière
à mon cou qui me gratte
mon petit cent vingtième
Je le croque
ferme la bouche
sur ses yeux minuscules départis de
paupières
Manger mon fils
mon ultime pour la route
Retrouver
le fleuve la rivière
Redevenir une mademoiselle lézard
une fille reptile
libre
et légère
5. John
Après quand j’ai eu fini d’être une mauvaise mère
une mère comme on peut
comme dans les magazines
Je me suis dit que je pouvais
faire autre chose en même temps qu’attendre
J’ai eu envie de retrouver le chemin de chez John
Il habite une maison sans porte
C’est mon meilleur ami pour
les heures tendres pour
se traîner doucement par les cheveux par terre
atteindre la baignoire remplie de boue qu’il me prépare
toujours
sur la terrasse à l’Ouest car la boue
c’est très bon
pour la peau
J’ai eu envie de retourner
lui décapuchonner le stylo
Car John est un ami extraordinaire
Un songwriter pour mon cœur
d’artichaut solitaire
Ensemble parfois
nous rêvons
après nous être empoignés par la peau un peu plus douce vers les
côtés du ventre que nous mangeons
souvent
à pleine bouche en travers de son lit 140
Nous rêvons des après-midis lourds
Ça nous trifouille souvent
les côtes c’est selon
que la vie après la chambre
est bien remplie ou non
dans la rue les jours de marché noir
Alors on s’apaise au mieux
tout seul
un mouchoir sur la bouche avec beaucoup d’éther
On repeint transparent
le souvenir de l’autre
On se débrouille
On récupère jusqu’au lendemain quinze heures trente
Mais là en marchant vers chez John
je sens comme vraiment
j’ai besoin
Comme ça m’indiffère de dépendre
autant
de ce petit point
de repère
De sentir son ventre lourd
et son regard comme
une pression dure appuyée sur le fond
de mon orbite brune
quand au-dessus de moi il guette
le moment
où les yeux s’abandonnent
en arrière
Je tente bien
J’essaie
de marcher plus droite
dans la rue sur le trottoir
brillant le bitume
bleui par la lumière du jour
mais voilà
j’ai chaud je suis
dans une forme de corps
à peine avouable une forme
à n’en plus finir
élastique à mort
comme souvent quand ça tangue
vous savez :
ça vous cambre vous offrez tout ce que vraiment vous
avez de mieux à aimer
et si peu découvert
Donc il faut qu’éprouvant le désir
de mon ami mon frère
– Est-ce qu’on sait les limites
Je tâche de me tenir correctement un peu
pour évoluer plus digne
parmi les heures morales
et les passants
qui me regardent
toute
mais
J’ai chaud et
on ne tempère pas la vapeur
ni la sueur dans le dos quand
on balance entre ses cuisses
rien qu’en pensée déjà un songwriter
plein de talent en la matière
Déjà je n’ai presque plus du tout honte
car la chaleur au creux du ventre
est bonne à vivre
Elle me propulse elle me libère
bien plus que les reproches de ma tante
qui s’est mordu toute sa vie les poings
dans sa résignation à la manque
Le mieux était finalement
d’arriver en rampant sur les genoux
pour être sûre du moins d’arriver tout
entière et pas tant que ça
éparpillée dans des mouvements d’amour fou
Car je le veux mon John
je le voulais déjà hier
couchée comme une ombre
Il est là
Il m’attendait dans le couloir
Il regarde droit contre moi
Le visage éclairé par la lampe électrique
Il est si beau dans son souffle court
Car il n’y va jamais
par quatre chemins
Il me dit bonjour contre le mur
et j’ai
un tout petit peu mal aux reins
et c’est alors
— Enfin
que son visage disparaît dans mon cou
pour une fois encore
Main dans la main on s’élance sur la route
vers les petits animaux qui nous restent
vivants sans concession sous la chair
La vieille humeur animale
qui fait qu’on ne peut pas céder
aux doutes
qu’on s’agrippe à nos cœurs
En frères
Photo Antonio Catarino ©