Isabelle Zribi | Quand je meurs, achète-toi un régime de bananes
L’âge des morts
Alan Mathuson Turing – 1912-1954. Father of computer science, Mathematician, Logician, Wartime Code breaker, Victim of Prejudice. Je calcule immédiatement son âge à sa mort. Dès que je vois une tombe ou une pierre mémorielle, je fais ce petit calcul pour moi-même. De là, je tire des conclusions systématiques et classifiées. Jusqu’à un certain âge, je ne vois que le couperet de la putréfaction, et je me dis que l’individu est mort : 1°) très jeune (en dessous de 35 ans), 2°) jeune (en dessous de cinquante ans), 3°) vraiment pas vieux (en dessous de soixante ans), 4°) pas vieux (au dessous de soixante-dix ans). Au-delà d’un certain nombre d’années, c’est la longueur de la vie qui m’apparaît davantage et je pense : 5°) il aurait pu vivre plus (entre soixante-dix et quatre-vingt cinq ans), 6°) ah quand même ! (au-delà de 85 ans). Mais jamais je ne m’abaisse à penser ou à dire, pour justifier sa mort, qu’une personne a bien vécu. Nul n’éprouve assez de choses ni assez longtemps pour mériter la mort. C’est une idée atroce, si on y pense, d’affirmer que lorsqu’une personne a suffisamment d’années derrière elle ou accompli assez d’actes que l’on juge valables, on la laissera mourir sans regrets ou sursaut d’effroi. Elle a bien vécu, elle a eu son compte, c’est bien ce qu’on veut dire, si elle ressuscitait pour donner son avis sur la question, elle ne pourrait pas se plaindre. Les raisons pour lesquelles l’individu peut cesser de vivre sont en général assez déprimantes, ça donne : il/elle a eu un métier, s’est marié/e, a eu tant d’enfants, tant de petits-enfants. La notice nécrologique de ma grand-tante Stevenson en atteste ; il y est seulement fait état de ses quatre-vingt trois ans et de son dernier mariage : elle était âgée et était femme de, femme d’un mort, mais épouse quand même. La preuve en est faite : elle a bien vécu. Le cousin lointain de Stevenson n’a pas hésité à envisager sa mort comme un ultime soin palliatif, s’exclamant : « elle a cessé de souffrir », « it will be a relief for her », ajoutant : « elle est mieux là où elle est », sans que l’arrête la vision du bain de formol où moisit Stevenson qui a donné son corps à la science. Les bienvécuistes croient fervemment à l’état civil, pour eux il n’y a que ce qui est écrit sur ce foutu répertoire crasseux qui en vaut la peine : naissance, mort, filiation, union ayant une forme juridique. Ce serait un touchant signe de foi en les mots si leur Talmud n’était pas précisément le livre le plus bête du monde. Rien d’autre, dans la bouche des bienvécuistes, n’est digne de l’individu. Le terme d’existence, c’est-à-dire la vie hissée au plus haut, leur est étranger. Dans leur façon démoralisante de voir, la vie est aussi doucereusement plaisante et pauvrement indignante pour chacun. On se doit de la subir cahin-caha et d’agoniser quand il sera temps et avec philosophie (c’est-à-dire curieusement sans trop y réfléchir et en s’y résignant).
Alan Turing est mort à 42 ans, il entre dans les morts jeunes, sans être cependant un jeune mort puisqu’il est mort depuis 1954. Alan Turing a été vivant pendant 42 ans. Pendant 42 ans, ce type a respiré, pensé des choses essentielles ou dérisoires, cohérentes ou contradictoires, éprouvé du désir et de l’amour pour d’autres, aimé et détesté des idées, des goûts, des odeurs, des vêtements, des couleurs, a été démoralisé par l’existence pour des raisons valables ou purement organiques, s’est enflammé pour des choses qui en valaient ou non la peine. Puis, un beau jour, ces fluctuations de pensées et de sensations ont pris fin. C’était un 7 juin, le 7 juin de l’année 1954.
En statues, cela nous semble naturel que les morts soient morts. Il n’y a aucun scandale à ce que Schubert, Shakespeare, ou Alan Turing y soient passé. On a l’impression d’être d’une autre étoffe qu’eux, comme s’ils étaient dès l’origine des hommes historiques voués au décès, au marbre et au bronze, tandis que nous vivions d’une existence à la fois plus vive et plus passagère.
Vous prendrez prison ou castration ?
Vous prendrez prison ou castration ? Alan Turing a choisi la seconde peine. Il ne s’agissait pas d’une véritable castration chimique, mais d’un traitement d’un an destiné à atténuer les pulsions sexuelles, accompagné d’une cure d’électrochocs. Mais les injections d’œstrogènes lui ont infligé un changement de sexe forcé et partiel. Turing a bientôt arboré un beau 90 B, créant un contraste assez peu esthétique avec sa barbe. Il se demandait si on devait le qualifier de femme à barbe ou d’homme à nichons. Il pensait aux expressions qui évoquent les seins des femmes et toutes le couvraient d’une honte de vilaines dentelles. Il avait de la conversation, il y avait du monde au balcon. Sa voix devenait plus haute et il ne se reconnaissait pas sur les cassettes qu’il enregistrait pour ses recherches. Lui qui avait voulu s’abstraire des contraintes du corps en inventant une machine surpuissante ni homme ni femme, il en subissait la tyrannie. Quand elle avait remarqué ses pectoraux peu virils apparaître sous un débardeur de marathon, sa mère lui avait dit avec une sollicitude qui lui donnait des hauts-le-cœur : il faut mettre un soutien-gorge, si tu veux on ira en acheter un ensemble. Il lui en gardait de la rancune, se souvenant régulièrement de cette phrase « il faudra mettre un soutien-gorge » et du regard de sa mère pointé sur son torse, lui imputant presque sa déformation. Avant son traitement, et pendant une nuit alcoolisée, il avait confié à ses amis qu’il imaginait de temps à autres avoir une poitrine de femme. Mais il prenait à présent conscience qu’une rêverie n’a rien à voir avec la réalité. Ses seins lui répugnaient et il aurait aimé devenir un robot rutilant, dénué d’appareils génitaux primaires ou secondaires. Il plaignait les adolescentes qui, d’un torse droit, voient se constituer, « pousser », ces amas de chair inutiles. Il compatissait avec les F-to-M, qui ont encore, de la féminité, ces gadgets inadéquats. Il enviait enfin les jeunes gogos arborant des pectoraux raides et soyeux. Il rêvait qu’on lui ampute les seins avec un couteau de boucher, qu’il en finisse avec ce corps qui n’était pas le sien. Avec une poitrine aussi plantureuse, il n’était pas question de ramener des garçons chez lui. Il devait certes exister des amateurs de telles curiosités mais il ne tenait pas à les rencontrer.
Un heureux malentendu
Pour entrer dans l’école d’art et de cinéma de Manchester, Frédérick devait présenter ce que le jury nommait un projet, portant sur l’Étranger. Le projet est un mot très en vogue chez les artistes et lorsque l’on en est, on en a un. Les écoles d’art et de cinéma exigent donc que les prétendants artistes leur démontrent qu’ils développent dans leur organisme des cellules d’âme à projet. Chaque année, l’École d’art et de cinéma de Manchester demande aux candidats de lui proposer des photographies sur un thème susceptible de nourrir plus ou moins l’imagination. Frédérick n’apprécie pas le réalisme dans le cinéma, si on définit le réalisme comme l’aspiration à un simple enregistrement objectif de ce que l’on a sous les yeux, sans vision particulière. Les vrais gens, voilà une expression, par exemple, que Frédérick déteste car il ne voit pas en quoi certaines catégories sociales seraient plus vraies que les autres, la plupart des êtres humains étant, à ses yeux, assez insipides. Ce n’était pas la première fois que Frédérick tentait sa chance dans une école de cinéma. Mais lorsqu’il l’avait fait, il avait systématiquement détourné le thème du projet, n’en avait fait qu’à sa tête, pour se plaindre ensuite du manque d’intelligence du jury. Par exemple, il avait du s’atteler au thème de la transparence. Il avait élaboré un mémoire complexe comparant les systèmes de surveillance des prisons et des entreprises, en insérant deux ou trois photos de buildings dans lesquels on apercevait quelques hommes d’affaire, qu’il avait nommés « les forçats ». Mais les fantaisies de Frédérick ne plaisaient pas aux jurys des écoles de cinéma et ce qui déplaisait le plus, c’est qu’il ne se soumettait pas au thème imposé mais prétendait le réinventer et même le subvertir, indiquant sourdement aux professeurs que leur thème pris à la lettre et sans esprit critique, ne recelait pas le moindre intérêt.
Le thème de l’Étranger avait convenu parfaitement aux pérégrinations de Frédérick. Il déambulait en pantalon et chemise de lin blanc et n’achetait ses vêtements que dans un magasin précis à la décoration post-coloniale, composée de sacs de jute et de palmiers. Entre sa coupe à l’indienne et son costume de lin, Frédérick semblait hésiter entre devenir indien ou colon et peut-être aurait-il souhaité être les deux à la fois. Mais il entrait avec certitude dans une Inde irréelle. Pour le projet d’entrée de l’école d’art et de cinéma, il s’était rendu au passage Brady et dans d’autres passages du 10e arrondissement, en avait photographié un à un les commerçants indiens, les faisant poser devant l’appareil comme un ancien photographe ethnologue. Les photographies en couleurs montraient son coiffeur, un vendeur de dvd indiens, les serveurs du restaurant où il allait régulièrement gloutonner des naans au fromage. Tous souriaient, comme pour se moquer de l’Inde artificielle que Frédérick composait. Il avait aussi demandé à Varouna de poser en sari devant l’affiche d’un festival de Bolliwood. Frédérick avait ainsi présenté au jury l’Inde fictive et subjective qui était la sienne depuis plusieurs mois. Mais son idée n’avait naturellement pas été comprise par le directeur et les professeurs de l’école d’art et de littérature de Manchester, qui y avaient vu, au contraire, un regard criant de vérité sur le Paris métissé et les conditions de vie des immigrés dans les capitales occidentales.
C’est donc sur un heureux malentendu que Frédérick est entré il y a deux ans dans l’école d’art et de cinéma de Manchester. Frédérick souffre à présent de cette incompréhension initiale. Cinéma réel, répète Frédérick à propos du nom de son cours, faut vraiment être crétin. Frédérick voue une haine farouche aux crétins. Par ce mot, il désigne ceux qui exercent leur intelligence à mauvais escient, sans que cela soit très défini. Dans le lexique de Frédérick, figurent en réalité plusieurs types de crétins : ceux qui sont « juste des crétins », c’est-à-dire qu’ils le sont dans un mouvement de servilité de masse – par exemple, ceux qui dansent à la techno-parade ou connaissent par cœur les dialogues du Père Noël est une ordure, et ceux qui, malgré un effort pour penser, exercent leur cerveau dans une direction méprisable. C’est dans cette seconde catégorie de crétins qu’il classe le directeur et les professeurs sévissant dans l’école d’art et de cinéma de Manchester.
Pour eux, faire du cinéma consiste à saisir au plus près une réalité sociologique et économique. Certains lieux sont plus réels que d’autres. Pour les professeurs et le directeur de l’école, la pauvreté donne à la ville un vernis doré de réalité. Il faut filmer les vendeurs de hot-dog de la gare Victoria ou s’apitoyer sur un père de famille qui regrettera, dans un gros plan peu enjolivant (la pauvreté n’est belle que dans la laideur), de ne pas avoir les moyens de payer un yaourt à son fils (qui, suivant l’adage implicite, à pauvre, désir de pauvre, ne demande pas même un train électrique, juste un yaourt).
Née en 1974, Isabelle Zribi vit et travaille à Paris. Elle a cofondé et coanimé la revue Action restreinte, sous-titrée théories et expériences de la fiction (2002-2010), et collabore régulièrement aux Cahiers du cinéma. Elle a publié MJ Faust (Comp’Act, 2003), Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), et Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009).