Jane Sautière | Compagnons de peau
« J’attends le prochain avec impatience » est la phrase que j’entends le plus souvent à l’évocation des livres de Jane Sautière, mais nous savons, nous, lecteurs de longue date que l’auteure n’est pas dans l’urgence éditoriale, qu’il y a besoin de temps et de maturation dans ses écrits même s’il y a de la brièveté dans la forme.
On attend, sans savoir rien du prochain livre ou si peu. Le thème viendra creuser autre chose que la façade thématique, ça nous le savons, alors nous patientons malgré l’impatience.
Dressing, donc.
Le mot anglais désigne dans les appartements et les maisons récentes, la penderie devenue une pièce en soi. Signe d’aisance que d’avoir un dressing. Lorsqu’on retourne à l’origine française du mot : dresser, on y entend aussi la nécessité de rester debout. La garde-robe qui permet d’affronter le monde, d’avancer à l’abri ou dans le voyant d’une tenue.
Le vêtement qui offre aussi des plaisirs intimes : le toucher du tissu, la souplesse d’une coupe, le visible dans le miroir.
Jane Sautière précise elle-même son entreprise d’écriture :
« Ouvrir un livre comme on ouvre une armoire.
Mieux ouvrir une armoire comme on ouvre un livre. »
Un vêtement, que l’on soit acheteur compulsif ou du genre à enfiler le t-shirt du haut de la pile, est une seconde peau. Ouvrir son armoire c’est s’interroger sur ses résistances, ses besoins, son rapport aux codes de la société. C’est aussi se souvenir. Les parents, les grands parents, les amis que portaient-ils ?
« Les toilettes de ma mère me paraissaient parfaites, d’une très grande élégance (...) Lorsque j’ai vidé ses armoires, après sa mort, il n’y avait plus rien de sa splendeur. Plus rien. »
Il y a toujours ce moment ou le vêtement se transforme en chiffon. Qu’est-ce qui a disparu ? Qu’est-ce qui reste ? Un monde défile. Un monde s’habille et se déshabille. Il faudra bien se couvrir :
« J’aime regarder dans les rues l’usage du vêtement, ce qui, sorti de la penderie ce jour-là, va savamment, ingénument, ou négligemment, s’offrir au regard, au moment et, bien sûr, au climat ou à la saison. »
Nous pourrions ainsi isoler bien des passages du texte mais ce serait donner à croire qu’il n’y a que juxtaposition de souvenirs alors que le texte offre un rythme où alternent des paragraphes très courts, d’autres plus longs et aussi des blancs qui soulignent, concluent un passage. Et le titre des chapitres nous prend par la main. Il y a de ordonnancement :
Armoires de famille,
Penderie
Voiles, suaires,
Raccommodages
Etc.
Le texte donne envie d’ouvrir sa propre armoire.
En attendant de déplier les fringues et le passé, quelques questions me démangeaient et je les ai posées à Jane Sautière par courriel :
Tes trois livres publiés chez Verticales s’articulent autour des chapitres très courts, voire brefs comme dans Fragmentations d’un lieu commun, est-ce une forme qui s’impose dès le début de l’écriture ? :
Ce n’est pas une décision, un choix de style, mais, c’est vrai que c’est avec cette forme (fragmentaire, brève) que j’ai pu mener un texte à son terme. Sur la forme discontinue, il me semble que j’y suis plus libre. Pour moi l’écriture fonctionne comme un bondissement, quelque chose traverse la page, s’éteint, puis repart, comme court le lièvre, un zig-zag qui protège la course de l’animal. Sans doute, il en va de la crainte d’écrire (c’est quand même une belle audace de le faire), une crainte aussi de trahir quelque chose dont je ne sais pas bien définir l’essence (une "vérité" ? une sincérité ?). Je crois que cette forme, qui s’arrête au moment où quelque chose est saisi n’accepte pas de se prolonger dans un "liant" qui serait un accommodement. Et j’aime aussi qu’il y ait une suspension, un temps ajustable pour le lecteur où lui et moi laissons quelque chose d’indéfini se prolonger. Il me semble aussi que depuis le premier livre, les phrases se soient allongées. Un peu.
Y a-t-il eu pendant l’écriture de ce livre des moments où tu as pensé que c’était un thème frivole ?
Bien sûr que oui ! il a fallu que je me batte contre ça presque sans cesse. J’ai une très forte capacité à détruire mon travail, je le sais, j’ai toujours de très bonnes raisons pour tenter de tuer le livre en train de se faire. L’insignifiance du propos, l’idée que ça a déjà été fait et tellement mieux (il est d’ailleurs étonnant que je trouve au moment de l’écriture d’un livre deux ou trois autres ouvrages qui me paraissent absolument du même registre que ce que je suis en train de faire, ce qui après coup me parait totalement stupide) et comble du comble, maintenant, la peur de me plagier ! Pour "Fragmentation d’un lieu commun", je craignais de faire un témoignage racoleur ou plaintif sur la prison, pour "Nullipare" je craignais l’exposition de soi, le dévoilement de l’intime. Pour "Dressing" j’avais peur, oui, de la fragilité de l’objet que j’aurais surmontée en le "sanctuarisant". Il n’y a pas de remède à cela, hormis de laisser le texte se faire, pas de gouvernance, pas de surplomb, finalement pas d’auteur. Les phrases, les mots décident. Il faut que je capitule, que je laisse faire. Lorsque le livre est écrit, oui, je peux alors le retravailler, retoucher, mais pas avant. Et parfois, dans l’enjambement de cette névrose, je gagne la force d’affirmer le propos, de revendiquer la futilité après avoir occis la frivolité !
Les deux dernières phrases du livre sont d’une justesse et d’une force qui donnent envie de relire entièrement le livre (ce que j’ai d’ailleurs fait). Elles semblent avoir existé dès le commencement ? Elles ont surgi à quel moment ?
Elles étaient insérées dans une des listes. Leur dimension poignante m’a saisie, il m’a semblé alors qu’elles contenaient quelque chose de décisif pour l’ensemble du texte.
Tu exerces un autre métier, quelle place prend ou donnes-tu à l’écriture ? Quel est le temps et le lieu de l’écriture ?
Je travaille toujours plus ou moins dans le champ carcéral puisque je travaille auprès du contrôleur des lieux de privation de liberté. Je visite donc des établissements (de santé, de police, des prisons ...) pour voir si le respect des droits fondamentaux des personnes captives sont respectés. C’est un métier à la fois passionnant et aussi dévorant avec lequel on ne fait pas l’économie de soi. Mais j’ai toujours connu cela, un combat bien compliqué pour laisser à l’écriture sa place. Ecrire un livre me prend cinq ans et ce sont de petits livres. Je me dis souvent qu’ils portent la marque de cette absence d’espace, du ramassement dont ils sont issus. Peut être les formes brèves sont la marque aussi de cela, de la rareté du temps d’écrire. Parfois, envers et contre tout, je sens l’écriture s’imposer, une observation, un type de pensée, des mots qui s’associent, un détour du sillon bien droit du travail (le lièvre, encore). J’essaye de conserver ces brefs surgissements, mais ... c’est fugace et les petits carnets ne sont pas toujours là. L’écriture des carnets n’est pas toujours associée à l’existence d’un livre et maintenant que plusieurs de mes livres ont été publiés, je me rends compte qu’il est bon que toute écriture ne soit pas subordonnée à une publication. Lorsqu’un livre s’annonce, il faut que je trouve des plages plus longues (les vacances, parfois des congés pris parce que j’ai été aidée par une bourse). Je sais que, à supposer que ce soit possible, je n’aurais pas aimé que l’écriture soit un métier. Je n’aime pas plus qu’elle soit une médecine. J’aime qu’elle soit déliée de toute emprise. Je ne sais pas ce qui se passera lorsque je ne travaillerai plus, lorsque ces muscles antagonistes, travail / écriture, ne se conjugueront plus, faut-il craindre que le mouvement ne se fasse plus ? J’espère bien que l’écriture soit une mauvaise herbe, qu’elle ignore terrain, contexte et climat et pousse puisqu’il le lui faut.
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