Jean-Patrice Courtois | La Disposition des signatures

Jean-Patrice Courtois est enseignant à l’université Paris 7.
Il a publié des poèmes : Vie inverse, Deyrolle (Verdier), 1992 ; Hors de l’heure, Deyrolle (Verdier), 1996 ; Complication du sommeil, Circé, 2001 ; D’arbre et d’œil, Prétexte Editeur, 2002. Et de nombreux articles sur André du Bouchet, Jacques Dupin, Jean-Luc Parant, Valère Novarina... ainsi qu’un essai sur Montesquieu : Inflexions de la rationalité dans L’Esprit des lois - Écriture et pensée chez Montesquieu, PUF, 1999.
Bibliographie et extrait de Vie inverse.

Un dossier a été consacré à son travail par la revue Prétexte 21/22, printemps 1999.
On lira également l’étude de Stéphane Baquey « Une voix sans appuis » dans
Huit études sur la poésie contemporaine - Singularités du sujet, direction Lionel Destremau & Emmanuel Laugier, Prétexte Éditeur, 2002.

Sur Hors de l’heure et sur Complication du sommeil, lire les articles d’Emmanuel Laugier dans Le Matricule des anges.

Sur remue.net lire aussi : Théorie, critique/Lionel Destremau.


La Disposition des signatures, dont nous vous proposons ici les extraits lus par Jean-Patrice Courtois au Théâtre Ouvert, est à paraître chez Comp’Act en 2007.


Celui qui devine devinera.
Moi je n’ai rien à deviner.

Daniil Harms.

salut l’Obériou

Ils se sont enfoncés dans la boue, mais pas complètement. Du coup, on peut encore leur serrer la main. C’est même assez léger. La tête demande au corps « Corps, tu as tout entendu ? » et le corps répond « Non, la tête, moi pas avoir tout entendu. Moi pas avoir d’oreilles. Mais moi avoir tout ressenti ».

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Tout étant dans tout, alors tout égale le rien du tout (qui s’y trouve forcément) et qui, en tant qu’il n’est rien n’existe nulle part. Sauf dans le tout puisque celui-ci contenant tout contient, non seulement le rien, mais tout particulièrement le rien du tout. Et donc le tout n’existe pas plus que le rien. Mais pas moins non plus.

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Tout ce qu’on essaye d’écrire ici, ailleurs, là-bas, sur le temps est, à strictement parler faux. Parce que qui n’a pas compris le temps en lui-même, c’est-à-dire seul, comprend que ce qui existe ne se comprend pas tout à fait, ni logiquement, ni par la langue, ni par la tête, ni par le monde. Héraclite dit « Tout glisse », donc il faut écrire sur la surface qui, au moins, rend l’incompréhension infinie et la mort proche. Réfléchir est un malheur dit Rousseau, mais il n’y a ni « malheur », ni « temps », ni « réfléchir », donc il n’y a peut-être rien. De la même chaise, le temps court avec quelqu’un, s’arrête avec l’autre. En tout, un nouvel objet n’attend pas la nuit pour prendre la tête d’autrui à l’un. L’addition du temps est autre chose qu’une addition parce que le temps rend invisibles les objets en temps réel au-delà des mots. Chaque pas de la souris qui court sur la pierre noué à l’autre pas qui vient devient autre chose si divisé en chacun des pas : le mouvement divisé devient le jouxtant zéro. Pourtant, le monde entier, Rousseau, scintille comme la souris.

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C’est le cercle et le zéro, la pierre dans l’eau qui égale le cercle et le zéro flottant sur l’eau. Là, l’eau d’un pot à toquer. À casse égale, le choisir, plutôt que le zéro. Cercle à revoir après. Je ne comprends pas l’objet zéro, mais tu es belle et immense répondit à la nuit le pélican. Vouloir l’eau est, dans cette histoire, plus simple qu’écouter ce buisson d’accordéons.

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Piquer des roses dans les oreilles, c’est conjuguer chapeau, mathématique et moindre pâleur. Composer avec la divergence, c’est autre chose. Ça peut faire apparaître qu’on est moins intelligent que son stylo, qu’on fait l’inverse pour voir ce que ça donne, qu’on apparaît comme un intervalle libre. On sait, relativement au temps, que quelqu’un qui met son chapeau et sort rend le mot « sorti » dans « il est sorti » incompréhensible. La dissonance, ce n’est que l’aurore.

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visite d’une à l’autre

Acte 12, 212e tableau

Une table, sur la table un cercueil. Dans le cercueil, Sonia Ostrova. Dans Sonia Ostrova, son cœur . Dans le cœur, du sang caillé. Dans le sang, des globules rouges et blancs en piteux état. Bien sûr aussi, de la toxine de mort. Non, aucune pâleur en elle, aucune, elle était tout le contraire, et néanmoins - pourtant rose, ce qui sera, en temps utile, montré et démontré. « Mon dernier rose aux joues » dit-elle, a été pour Sonetchka. Les couleurs de Sonetchka sont celles d’un héros. Tout le monde comprend qu’il commence à faire jour et que la scène a été montée à l’envers.

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« Les lions vagissent comme des statues, l’incompréhensible est dans tous les sens à la fois, les animaux ont des maladies qu’ils partagent depuis l’Afrique qui s’enfonce sous l’eau comme une plaque de saindoux dans un océan d’eau bouillante ». « Veuillez conclure plus vite », lui dit-on. Voici comment il ou elle accéléra : « Dans un scarabée était une discussion inutile. »

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Tout doit disparaître, oui, mais il est difficile de répondre de toutes les disparitions, du lion, du chat, du chien, du requin, du petit veau, du bœuf fou qui montait aux arbres majestueusement, le chemin est flou, et que faire des araignées, des mouches et autres reptiles, des bacilles bénins, des bacilles malins, des montagnes ignorées de bacilles encore inconnus dormant bienheureux comme des bienheureux. Restent la jubilation des sciences libres et l’écoute du chien objectif.

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Cernable hypothèse, proposable ici à titre de jeu, ou le contraire. En quel cas ce n’est plus un jeu, à moins que ce ne soit plus une hypothèse. Faisons plutôt l’hypothèse que c’est la première hypothèse qui convient. L’eau monte dans une des chaussures, l’autre est pleine de terre, on est donc, si on veut, noyé enterré. Directement. Il y a là quelque chose de pratique, valable pour toutes les espèces. Mais aller plus loin paraît un peu difficile. Le hasard des hypothèses ne fait pas toujours bien les choses. Mais l’inexplicable nous est agréable et nous voyons la forêt qui marche à reculons.

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On ne peut plus raconter l’histoire de quelqu’un qui a perdu son âme parce que le mot a disparu et les mots éviscérés ont toujours eu du mal à soutenir la réalité dans sa tâche d’exister en ce qu’elle est, ou prétend être, ou est peut-être véritablement. Les mots et les choses sont réciproquement corrélatifs, le concept et l’image acoustique ont une imbrication de peau et de soir d’été. Une coprésence ne peut que se tenir debout. Mais là, l’âme et son corrélatif sont partis en fumée. Sauf à recourir à la notion, remarquable pour son ivresse joyeuse, ou le contraire, d’ « équilibre avec une petite erreur ».

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L’exercice inadéquat, je parle de l’exercice inadéquat non burlesque, est quelque chose qui arrive vite, parfois au restaurant, entre amis. Quatre personnes autour d’une table se mettent à réfléchir à l’espace sans volonté de nuire. L’une d’entre elles prend une pomme, la transperce d’une aiguille, l’observe et dit : « Voilà un monde qui n’a pas de nom ». « Créé par distraction », « réussi par inadvertance », « comment s’y attendre », « la surprise est belle », voici les remarques qui firent office de commentaires pendant que ce monde disparaissait complètement dans le monde là. Le monde maintenant, le là sans être là du qui n’a pas de nom, de quoi n’a tellement pas de nom qu’il est l’espace de tout, que tous les mondes possibles y sont impossibles, ce monde-là est maintenant dans tous les restaurants. Les pommes et les aiguilles n’ont plus de lieu commun, il n’y a de lieu que le lieu, qu’un seul, de vrai lieu que le seul lieu. Hier et demain ont été pendus. Ce n’est pas une raison pour se livrer à la provocation en multipliant les descriptions de paysages.

9 juillet 2006
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