Journal du compte à rebours 12
Jeudi 12 juillet, matin.
Au fil du compte à rebours peu à peu les choses autour de moi se déplacent. A aujourd’hui été rangée, ses éléments dispersés par terre autour de la table de travail, la pile Peter Weiss, lectures en cours, notes diverses, projet, avec des prolongements vers Bertolt Brecht et Pierre Guyotat, dans l’idée, concernant Weiss et Guyotat, de lancer l’un vers l’autre, à vitesse de phrases, Esthétique de la résistance, roman et Éden, Éden, Éden et observer ce qui se passe. A été rangée la pile Neuf leçons de littérature et Devenirs du roman, deux ouvrages collectifs, avec un prolongement vers Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze d’Antoine Volodine, dans l’idée de recompter autrement, additionner ou diviser, ou compter à cloche-pied, ces Neuf, Dix, Onze de la littérature. Il reste une pile berlinoise : plan de Berlin, journal de Berlin, colloque de juin, texte de Vœu de silence, la pièce de Pedro Kadivar, musée de Pergame (là, prolongement vers la pile Weiss), Berlin, nouvelle architecture. Guide des constructions de 1989 à aujourd’hui de Michael Imhof et Leon Krempel avec de nombreuses photos, Écrivains, identité, mémoire. Miroirs d’Allemagne 1945-2000, volume collectif paru chez Autrement.
Le vide se fait.
De quoi s’agit-il ?
De rendre le lieu où je vais écrire le plus neutre possible. Qu’il soit sans projets, sans diversions ni distraction, d’éviter que surgissent, d’ici ou de là, des idées (à bas les idées !) qui m’entraîneraient ailleurs que vers le village de Zita, son appartement de Munich ou la cabane aux outils romanesques. J’y résisterais, aucun doute. Mais c’est autant d’énergie qui ne serait pas disponible pour le travail.
De quoi s’agit-il ?
Que le regard glisse sur tout sans rien remarquer, rien noter, s’attacher à rien. Avec indifférence. Que tout soit sans intérêt, sans enjeu. Sans marques. Sans aspérités. Presque ennuyeux, fade.
Ainsi, le vide se fait.
Il s’agit que ce qui entoure cède la place à l’espace du roman en cours. À son texte et à ses images à lui. Pas seulement. C’est aussi son corps qu’il faut vider. De ses pensées de soi et sur soi, sur le monde, sur soi dans le monde ; sur ce qu’on fait et pourquoi et comment ; sur le romanesque et la littérature. Court-circuiter les savoirs, les identités, les affects. Couper les fils. Il est possible alors qu’on arrive à visualiser la zone située aux deux tiers supérieurs de la nuque qui vous fera redresser le crâne et présenter un front buté, à partir de quoi on commencera à écrire.
Plus tard. Dans Le Monde en ligne rubrique Europe, il y avait cette nuit six photos de Damir Sagolj dont voici les légendes qui, lues à la suite, formaient un récit : « 30000 personnes dont la procureure du TPI Carla del Ponte ont participé à Srebrenica aux cérémonies du 12e anniversaire du massacre de près de 8000 musulmans par les forces serbes-bosniaques. Des rescapés et des proches ont participé, après une prière pour les morts, à l’inhumation des restes de 465 victimes, âgées de 13 à 77 ans au moment de la tragédie. Il a plu toute la nuit et les tombes creusées au cimetière commémoratif de Potocari, près de Srebrenica, étaient remplies d’eau. Les victimes enterrées ont été identifiées grâce à des tests ADN après leur exhumation des fosses communes des alentours de Srebrenica. À ce jour plus d’une soixantaine de charniers ont été découverts. Dans la matinée les restes d’une quarantaine de victimes de Srebrenica ont été exhumées par des légistes d’une fosse commune découverte la semaine dernière et située dans le village proche de Budak. Le massacre de Srebrenica, qui a été perpétré cinq mois avant la fin de la guerre de Bosnie (1992-1995) a été qualifié de génocide par le Tribunal pénal international et la Cour internationale de justice. »
Une vidéo montrait l’exécution de trois jeunes musulmans par une milice paramilitaire serbe. C’est de cette vidéo que j’avais découpée, dans Libération du 5 juillet 2005, la photo que j’ai collée sur le mur et qui me fait face quand j’écris. La jeunesse du garçon me bouleverse. Que voit en lui le militaire sous le calot rouge ? Et bien sûr, peut-être qu’à son tour on souhaiterait tuer ce militaire.
Le chapitre III de RH, « Détruire. – Les soldats », n’évoque pas cette guerre-ci précisément mais le massacre d’une population civile pendant une guerre. Il est possible que je le raconte, entre autres, pour avoir vu de près comment on conditionne une population à affronter un autre peuple désigné soudain comme « ennemi ». C’était en Algérie dans la seconde moitié des années soixante-dix, l’ennemi désigné était le Maroc, l’enjeu en était les territoires sahraouis. Dans une première version du roman, quelques pages en faisaient le récit, je les ai supprimées depuis car je n’ai pas su les arracher à la peur et à l’effarement qui avaient été les miens. En faisait partie le fait d’être la mère d’un très jeune enfant dont j’aurais craint pour la vie si la guerre avait éclaté et dont le père, que j’aimais, était l’un de ceux que la propagande politique tentait de convaincre que le peuple voisin était son ennemi.