Journal du compte à rebours 5
Jeudi 5 juillet, matin.
Malgré l’absence de soleil qui rend les plantes moroses, deux fleurs de bégonias « retombants » se sont extirpées de sous les larges feuilles épaisses d’un vert sombre qui jusque-là recouvraient le pot. Elles sont d’un rouge velouté, leurs pétales encore collés l’un à l’autre, comme un coquillage festonné, ou une fleur carnivore qui s’ouvre pour attraper un moucheron.
Dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle de W.G. Sebald, ce passage : « À Cologne, à la fin de la guerre, le paysage de ruines est par endroits déjà transformé par la végétation qui s’est mise à proliférer ; et les rues se dessinent dans le nouveau paysage, tels de paisibles chemins creux de campagne. À la différence d’aujourd’hui, où les catastrophes se répandent subrepticement, la nature avait à l’époque un pouvoir de régénération en apparence à l’épreuve des tempêtes de feu. À telle enseigne qu’à l’automne 1945, quelques mois après le grand incendie, de nombreux arbres et buissons de Hambourg, en particulier les marronniers et les lilas, fleurirent une seconde fois. »
Journal du compte à rebours, embarcation légère qui a quitté le rivage dimanche et se dirige lentement vers la haute mer où l’attend le transatlantique du roman.
Comme la cabane à outils de B. m’ouvrant la porte d’un chapitre, certaines phrases, ou pensées ou dites ou écrites, peu importe, échappent immédiatement, dès que formulées, au registre du langage commun et rejoignent le registre de la fiction ou du récit.
C’est le cas de cette phrase « J’ai été cette très jeune fille qui… », formulée immédiatement après que j’ai frappé avec force le bras d’un homme qui, dans le métro, touchait la cuisse d’une adolescente que la honte ou la timidité paralysait (je lisais son malaise sur ses traits).
« J’ai été cette très jeune fille qui… » engendre une quantité de phrases. Si je la reprends plus tard, je suppose que les premières phrases évoqueront des situations que j’ai réellement vécues, ensuite viendront des situations que j’ai vues, puis des situations imaginaires. Je pourrai également remplacer le je par une autre personne du singulier ou du pluriel. Ou peut-être rien du tout. Fausse piste.
Sans les mots « J’ai été cette très jeune fille qui… », la scène aurait rejoint les innombrables observations qu’on ne manque pas de faire au cours d’une journée ordinaire.
Dans un entretien paru dans Libération le jeudi 19 avril 2007, échange de Natalie Levisalles avec la romancière israélienne Zeruya Shalev :
Quel est le point de départ de vos romans ?
C’est un peu étrange, j’ai une idée très générale, et puis les mots me viennent, avant les personnages, avant l’intrigue. Ce sont toujours les mots qui commencent le livre pour moi, comme dans Théra : « Je suis mort, s’écrie-t-il d’une voix enthousiaste, son corps tout maigre se tortille devant moi, je suis vraiment mort, définitivement mort, sa bouche qui s’ouvre dévoile ses dents de lait branlantes, prêtes à tomber… » Sans doute parce que j’ai écrit de la poésie pendant des années, je continue d’avoir un grand besoin des mots, ce sont eux qui me donnent ma stabilité. Quand j’écrivais de la poésie, c’était comme si les phrases tombaient du ciel, maintenant, chaque roman commence comme un poème, ensuite seulement je réfléchis à l’histoire et aux personnages. Pour Théra, j’ai écrit les deux premières pages, et j’ai attendu deux ans avant de continuer.
Théra est le troisième volet d’une trilogie ?
Au début, je ne savais pas que j’allais faire une trilogie, j’en ai pris conscience en commençant Théra [le premier traduit en français].
« Romane » est donc la narratrice des trois chapitres de RH. Elle est aussi la narratrice de la trilogie, du moins la principale puisque, dans Les Couteaux offerts, la narration se construit au fil de plusieurs narrateurs qui prennent la parole tour à tour, toujours à la première personne. Dans ce même roman, CO, on apprend que son nom complet est Romane Albertina Corvo. Elle est la seule dans L’Alouette lulu. Dans RH, il y a des récits à la première personne mais ils sont rapportés par elle.
Au début qu’on écrit un roman il y a une étrange compression entre soi qui écrit et celui ou celle qui conduit la narration. On tourne le magma dans le chaudron en souhaitant que quelque chose se dépose ou s’évapore, que la solution encore épaisse se clarifie. Elle s’est clarifiée, dans L’Alouette lulu, au cours d’une conversation avec Max Lamy V. et Jeanne vers la fin du roman je crois, où Romane dit que sa mère est vivante. La mienne était morte peu avant. Nous nous sommes distinguées, Romane et moi, quand j’ai écrit cette scène.
[Je considère les éléments autobiographiques comme des éléments narratifs entre autres, pratiques parce qu’à portée de main, mais sans valeur particulière.]
Je ne sais pas d’où vient ce nom, Romane. Du féminin de « roman » ? Quand j’étais institutrice dans l’école maternelle de l’île Saint-Louis un de mes jeunes élèves s’appelait Roman. À la fin de l’année, sa mère m’avait offert un texte autobiographique de Chagall, Roman avait écrit quelques mots gentils d’une main maladroite sur la page de garde, j’ai toujours ce livre.
Que Romane soit la narratrice des trois chapitres de RH (ce que je n’ai compris que récemment) me convient pour plusieurs raisons :
1) dans le chapitre III il n’y avait pas de voix narrative englobant les dix récits de dix habitants du village, ces dix récits étaient livrés brut et je me demandais comment les relier avec les deux chapitres précédents. Je me tirais de cette difficulté en arguant (paresseusement) de la technique qui consiste à juxtaposer plusieurs éléments narratifs sans rapport entre eux, espérant que de cette juxtaposition jaillira un sens imprévu, bien sûr un sens imprévu en aurait jailli, du sens jaillit de partout, du non-sens même jaillit du sens, mais ce n’est pas ma manière de travailler, j’aime bien comprendre ce qui se passe, ce que je fais
2) je me demandais quel texte écrivait Romane dans la cabane aux outils romanesques du chapitre II. J’avais pensé à un roman dans le roman, mais non. J’ai pensé aussi à un récit de voyage, non encore. À un livre commandé par un éditeur, mais sur quel sujet ? J’imagine aujourd’hui qu’elle rédige « au propre » les dix récits (du chapitre III) enregistrés sur un magnétophone ou notés sur un carnet. Ce sera à voir sur pièces, je n’en suis pas certaine, peut-être il y a là une trop forte tentation de tout relier mais c’est une étape nécessaire que de vouloir tenir tous les fils d’une narration d’une main ferme
3) que ce soit la même personne, Romane, dont Zita est l’amie et dont Jacques est amoureux dans les chapitres I et II m’attendrit, je ne sais pas pourquoi.
Soir.
Mais j’ignore encore quel est le point aveugle de ce roman, là d’où je pourrai repartir dans le prochain texte – il me reste donc pas mal de travail.
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