L’apocalypse selon Senges | Laurent Demanze
Laurent Demanze est chercheur à l’ENS de Lyon. Il travaille sur la littérature contemporaine à laquelle il a consacré deux essais publiés chez Corti, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon et Gérard Macé : L’invention de la mémoire. Depuis quelques années il s’intéresse aux marques de la pensée dans la littérature, aux réappropriations des savoirs et à l’émergence d’une forme au XXe siècle, la fiction encyclopédique.
Ce texte est celui de son intervention dans le colloque « Historicité de la littérature contemporaine », en novembre 2011, à Lille, co-organisé avec Dominique Viart.
Ce colloque faisait suite à un premier volet qui portait sur « Les fins de la littérature ».
Chacun de ces colloques fera l’objet d’une parution dans un ouvrage récapitulatif, en février 2012 pour « Les fins de la littérature », en 2013 pour « Historicité de la littérature contemporaine », tous les deux chez Armand Colin.
Lionel Ruffel n’a pourtant pas été le seul à souligner le ton apocalyptique qui saisit depuis quelques années la littérature contemporaine. Ainsi, dans un chapitre de La Littérature au présent [2], Dominique Viart analysait également la tonalité post-apocalyptique mais comme une ressaisie déplacée des pages sombres du XXe siècle et une représentation de l’histoire en donnant voix aux témoins qui ne sont plus : alors que Lionel Ruffel faisait de la littérature de la fin la réplique d’une séquence historique étroite à dater symboliquement de la chute du mur de Berlin, Dominique Viart soulignait pour sa part combien cette littérature de l’apocalypse répond à des stratégies du détour pour saisir dans le geste même où ils énoncent un présent dévasté une rémanence cauchemardesque de tout le siècle. Enfin, dans son essai Le Roman contemporain, Janus bifrons [3], Michel Lantelme souligne également les peurs millénaristes qui traversent la littérature d’aujourd’hui, mais pour les articuler au retour de l’archaïque et à la passion de l’archéologie qui obsède bien des récits contemporains, de Pierre Michon à Jean Rouaud, et de Pascal Quignard à Eric Chevillard. Comme dans un court-circuit saisissant, le critique tisse des échos entre l’homme d’après la fin et celui des origines, puisqu’aux deux extrêmes du temps, la littérature rêverait à une sortie de l’Histoire, dans un temps d’avant l’Histoire, celui du mythe et de la longue durée, ou dans un temps d’après l’Histoire, lorsque l’effervescence festive du présent estompe toute profondeur historique.
Comme on le voit, les mêmes tonalités de désastre, et parfois les mêmes auteurs, sont convoqués mais pour dire des inscriptions historiques de la littérature fort différentes. Tour à tour réhistoricisation de la littérature ou perte du sentiment historique, ces trois analyses convergent néanmoins pour dire que la dimension apocalyptique est convoquée pour donner à lire de manière réflexive la puissance entravée de la littérature. Au prisme des fictions de la fin, la littérature interroge son devenir et sa fragile autorité : tout se passe en effet comme si la littérature contemporaine, qui a renoncé à proposer des discours de fondation, s’inventait une fiction d’autorité, mais problématique, en entamant une célébration de l’effondrement. Autorité problématique car les mots qui disent cette fin en empruntant aux emphases apocalyptiques comme aux tonalités prophétiques disent souvent dans le même geste l’usure de cette posture et l’exténuation du motif fin-de-siècle, pour mieux fonder cette autorité sur son abolition même.
Pour saisir cette reconquête d’une autorité problématique, j’ai choisi d’opérer un double déplacement en me proposant d’évoquer deux romans de Pierre Senges. Un déport chronologique d’abord, puisque c’est une œuvre qui s’inaugure après l’an deux mille, alors même que s’estompent certaines hantises millénaristes et que s’affirme, après un air du temps oppressant et angoissant, une conscience de la fictionnalité des bornes séculaires et des horizons millénaristes. Un déplacement de tonalité ensuite, puisque cette œuvre érudite est à placer sous le signe de l’ironie et de la dérision, en s’ingéniant à s’écrire dans les marges des savoirs, pour mieux en saper les fondements. Même si tous ses livres ne convoquent pas l’apocalypse, ils sont néanmoins à placer sous le signe de la disparition et de l’évanouissement depuis son premier roman, Veuves au maquillage [4]Ce récit décrit en effet la singulière décomposition d’un narrateur, qui plutôt que d’en finir de ses propres mains, préfère s’en remettre à des veuves homicides pour le tuer par parcelles, émiettant le corps du narrateur jusqu’à sa volatilisation. Démarquant les dictionnaires d’anatomie et le célèbre essai de Robert Burton, le narrateur se morcelle avec une délicatesse toute chirurgicale, lobe d’oreille après petit doigt de pied. Dans un autre texte, La Réfutation majeure [5], Pierre Senges à force d’érudition apocryphe contrefait l’identité d’Antonio de Guevara, dans une fausse lettre qui tente de démontrer par des arguments de plus en plus irréfutables que le Nouveau Monde n’existe pas, au moment même où l’écho des explorations retentit en Europe. Le livre s’attache ainsi à restaurer le blanc des cartes, à effacer un continent pour affirmer la puissance imaginaire de la lacune et le privilège romanesque de la terra incognita sur le travail des cartographes [6]. Chacun de ses livres se déploie alors selon une logique paradoxale de la négativité et de l’ironie, puisque le livre se compose par la destruction de son objet, et s’amplifie à mesure que celui-ci disparaît. Il y a là un éloge indirect de l’ironie littéraire capable de se développer tout en abolissant le monde, en renversant les représentations communes et en revendiquant une autonomie restreinte avec le réel.
Les deux livres que je voudrais évoquer rapidement, Ruines-de-Rome et Fragments de Lichtenberg, pourraient avoir le même sous-titre : apocalypse mode d’emploi. L’un comme l’autre mettent en scène un personnage désireux d’en finir enfin, en proposant à mesure des recommandations pratiques et concrètes pour mieux se débarrasser du monde. Il faut conseiller ces deux récits à ceux qui veulent savoir comment s’y prendre pour incendier les bibliothèques, pour connaître qui doit survivre à l’heure du déluge, quels barbares attirer pour raser complètement notre civilisation et dans quel sens lire L’Apocalypse selon Jean. L’apocalypse y est prosaïquement décrite comme une tâche quotidienne, que l’on peut à loisir accomplir minutieusement et solitairement : elle n’est plus une menace lointaine aux proportions métaphysiques, contre laquelle les hommes restent démunis, mais l’espace d’une liberté individuelle, quelque chose comme un caprice qui s’offre aux hommes fatigués et pressés d’en finir. Contrairement à bien des fictions apocalyptiques, la fin du monde n’a pas eu lieu, du moins pas encore : Pierre Senges choisit de ne pas faire de l’apocalypse le moment enclencheur de la fiction, mais de la laisser à l’horizon, pour ne pas céder aux temporalités de l’après, au charme mélancolique des ruines ou à la parole des témoins. Par ce déplacement, Pierre Senges renonce à dire les malheurs de l’histoire, la répétition des violences et la difficulté de ceux qui sont condamnés à être tard-venus. S’il y renonce, c’est pour mettre en scène les fomenteurs d’apocalypse, interroger leurs méthodes et leurs pratiques, et se demander ce qu’ils gagnent à vouloir ainsi tout perdre. C’est surtout aussi pour donner à lire les rhétoriques de l’apocalypse, leurs emphases et leurs allures prophétiques, leurs contradictions et leur autorité contrariée.
La temporalité troublée de Ruines-de-Rome : latence et rebours
Dans Ruines-de-Rome [7], un employé du cadastre, faussaire à ses heures, mais misanthrope à temps plein, décide d’accomplir les plus noires prophéties, mais sans fomenter de révoltes ni réveiller les spectres. Tout ensemble, plus terre-à-terre et plus halluciné, il décide de mettre un terme au monde en associant l’arrosoir et le Livre, en d’autres termes la botanique et L’Apocalypse de Jean de Patmos, pour donner une consistance végétale aux prophéties les plus irréelles. La Fin des Temps prendra alors l’aspect de ronces, de broussailles et de courges en espérant que les pissenlits descellent les pierres et jettent à bas les bâtiments de la civilisation. Pour cet employé du cadastre, qui se fait agent de l’apocalypse en herbe, il s’agit d’arriver à ses fins par un double apprentissage : une initiation à la botanique indispensable pour qui ne sait pas distinguer un hêtre d’un tremble, et ce à travers dictionnaires et encyclopédies auxquels la forme du récit emprunte par son découpage par articles et notices mais aussi un apprentissage de L’Apocalypse de Jean que le narrateur considère paradoxalement comme un recueil à suivre et comme une collection de prophéties erronées qu’il s’agit de réaliser :
Laïcard même le dimanche, et toute la Semaine sainte, je me suis surpris à consulter Jean de Patmos comme s’il était mon seul conseil ; j’ai lu mot à mot son Apocalypse : un manuel pratique à l’usage de ceux qui désirent anticiper, même de façon artisanale, la Fin des Temps.
Faute d’être moi-même l’un de ces devins, refusant d’ajouter à la longue liste des oracles mes propres élucubrations, j’ai préféré faire de moi l’humble régisseur des prophéties des autres –je les exécute avec amour et par respect envers les pères du désert, ou plus précisément envers celles de leurs prédictions que l’histoire prétend avoir démenties une fois pour toutes [8].
Mêlant encyclopédie botanique et bestiaire apocalyptique, l’apprenti jardinier alterne semaison, recépage et discussion philologique sur le texte prophétique, dans un geste qui n’est pas loin d’être un manifeste romanesque : opérer un renversement des valeurs qui n’est pas pour déplaire à ce faussaire en ramenant l’apocalypse au rang des courges et autres navets, tout en sacralisant l’univers végétal ; et surtout décider d’accomplir un texte erroné et désavoué par l’histoire, à la manière d’un Don Quichotte des derniers jours. Ce n’est donc pas la valeur de vérité du texte apocalyptique qui séduit le jardinier, mais sa puissance spectaculaire et sa force imaginative. Car contre le démenti que lui inflige chaque jour l’Histoire et le temps qui passe, le narrateur souligne le pouvoir d’adhésion des images apocalyptiques et de la rhétorique de la Fin des Temps, au point que c’est le monde qui semble se tromper, dans une parodie d’Histoire et une mystification du réel. Si la Fin des Temps est un tissu d’erreurs et d’approximations, le texte n’en demeure pas moins mentalement agissant, informant en profondeur désirs et représentations parce qu’il exauce l’un de nos souhaits les plus secrets : être le dernier homme.
Car derrière la figure du jardinier de l’apocalypse, l’on devine l’auteur brossant à gros traits les travers de l’homme de la Fin des Temps : il en est un peu de Pierre Senges comme d’un moraliste, qui décèle les penchants insus sous le masque, l’énonciation sous l’énoncé apocalyptique, et rattache le désir de Fin des Temps à une posture voire une typologie humorale. Il anatomise ainsi les passions qui animent cet employé aigri sur le point de partir à la retraite : son désir de rythmer et de dramatiser le cours du temps en peuplant le fil continu et ennuyeux de la durée par l’imagerie spectaculaire des augures ; sa misanthropie lassée qui cultive la sédition et le mécontentement sans pouvoir la transposer activement en projet politique ; et enfin ce que l’on pourrait appeler son syndrome de Sardanapale, autrement dit le célèbre adage « Après moi le Déluge ».
Mais j’ignore toujours ce qui fascine le plus chez un prophète, ou chez le charlatan qui l’imite à la perfection : les plaisirs qu’ils laissent présager ou les menaces les plus définitives : pour flatter son Henri IV à la fin du IXe siècle, Benzo d’Albe lui murmurait à l’oreille (par où l’on verse le poison et le fiel) qu’il était, enfin, l’Empereur des Derniers Temps, celui avec qui le monde se termine ; portés sur l’avenir comme on peut l’être sur l’alcool, des princes et des peuples qui n’ont d’autres soucis qu’eux-mêmes sont heureux d’être ceux par qui le monde se termine [9].
Le récit s’élabore cependant en sourdine comme une progressive déprise des représentations millénaristes, comme un travail de désaccoutumance, pour déshabituer le narrateur aux ensorcellements des fins, et notamment en parasitant la temporalité messianique par des enchevêtrements de durée qui délinéarisent le rapport au temps. La forme même du récit y invite dont les séquences peuvent sensiblement se permuter. Mais c’est surtout parce qu’au fil du récit, le narrateur renonce à mesure aux enchantements de la fin à travers deux lieux de résistance : la lecture à rebours et la lenteur de la dormance.
À la manière d’un lecteur impatient de roman policier, l’employé du cadastre est « sensible aux charmes d’une Bible lue en partant de la fin » [10] : en commençant par la fin, l’apprenti philologue se fait attentif aux retards des signes, aux anticipations étranges, aux lacunes et aux contradictions, aux bifurcations inabouties. Lire depuis la fin, c’est en effet paradoxalement désamorcer les téléologies du sens, et notamment parce qu’au fil du récit se superpose en palimpseste cette lecture à rebours qui double et trouble l’avancée de l’apocalypse, en faisant coïncider les derniers mots du narrateur et les premiers mots de l’Éternel. À cette philologie régressive qui lit la Bible au prisme de son apocalypse végétale, du jardin d’Eden au buisson ardent, l’employé du cadastre ajoute les lenteurs de la dormance. Car aux signes éclatants de la Fin des Temps, il en vient à préférer les germinations secrètes, les séditions invisibles et les destructions improbables. L’apocalypse végétal est une fin à très long terme qui permet de concilier le goût pour l’achèvement de toutes choses et le plaisir de tout remettre à demain, l’anticipation de la fin dernière et son report sine die. Telle est sans doute la stratégie de la dormance qui lui permet de fomenter l’anéantissement du monde, mais en pantoufle ou lors de profondes grasses matinées :
La dormance est ma stratégie, un mouvement de troupe inaperçu (perçu de nulle part, de personne) : quand rien n’a lieu, j’en suis le maître, l’instigateur, quand rien ne se passe, le mérite me revient, les conséquences me sont attribuées. Ne rien perdre pour attendre, ne pas en penser moins : telles sont les deux principales occupations du jardinier adventice, pour qui la patience n’est rien d’autre qu’une herbe (et l’autre nom de la paresse) [11].
Au temps brusque et dramatisé des imaginaires apocalyptiques, au rythme resserré et qui, de signe en signe annonciateur, mène au bouleversement de tout, le narrateur substitue à mesure une latence infinie « au motif que désormais l’apocalypse est l’ordinaire cours des choses [12]. » Délitement, substitution, rebours ou latence : Pierre Senges se saisit ici de la tension temporelle et narrative de l’apocalypse, pour la distordre, la trouer comme s’il faisait du roman le lieu ironique et déplacé d’une déconstruction des régimes de temporalité de l’apocalypse.
Fragments de Lichtenberg ou l’épuisement de la fin
Dans Fragments de Lichtenberg [13], Pierre Senges imagine que les huit mille fragments du philosophe ne sont pas autant d’aphorismes mais les morceaux dispersés d’un Grand Roman qu’il a éparpillé par souci de ne pas faire œuvre. Le motif apocalyptique a une double fonction : tantôt elle est un procédé de décomposition désiré par le philosophe, tantôt elle est une matière romanesque. En effet, d’un côté, le récit de Pierre Senges met en scène un Lichtenberg désireux de prendre à la lettre le fragment 173 : « Mettre la dernière main à son œuvre, c’est la brûler. » Aussi Pierre Senges décline-t-il les innombrables manières de morceler l’œuvre de Lichtenberg et de l’émietter en huit mille fragments, en énumérant toutes les pistes envisagées par l’auteur pour se délester de son œuvre, à la manière d’un inventaire concret des façons d’inachever une œuvre : ciseaux, jalousies familiales, mulots, cambrioleurs, malle-poste, naufrage, censure royale, mais surtout invasions barbares. D’un autre côté, les innombrables romans qu’aurait écrits Lichtenberg sont autant de déclinaisons du motif de la disparition : évanouissement de Robinson, fuite de Polichinelle, disparition du huitième nain de Blanche-Neige. D’effacement en disparition, Pierre Senges ne pouvait faire autrement que d’évoquer à leur suite les apocalypses de tout bois : incendies de bibliothèque, tremblement de terre, déluge, et encore les barbares qui saccagent un monde en train de s’écrouler. Tantôt burlesque, shakespearienne, biblique, ironique comme du Swift, sombre comme un roman russe, Pierre Senges au fil du livre ne donne pas à lire une fin des temps, mais procède par variations et contrepoints à inventorier les imaginaires de l’apocalypse et ses virtualités romanesques : elle fournit un cadre et permet en effet les huis clos, quand l’eau monte et que la terre se fendille, mais elle autorise aussi tous les gags burlesques quand un tremblement de terre fait échouer un suicide minutieusement préparé. S’il convoque ainsi toute une bibliothèque de l’apocalypse, mais une bibliothèque plurielle et contradictoire, c’est qu’il y va chez Pierre Senges d’une tentative d’épuiser la fin, en envisageant tour à tour ses métamorphoses et ses modalités, comme autant d’embrayeurs de l’imaginaire ou de déclencheurs narratifs. La fin se présente essentiellement comme une matière intertextuelle ou un effet de discours, elle est essentiellement citationnelle : invoquer la venue des barabres, c’est alors composer une poésie des noms propres hirsutes ou échafauder un récit de voyage à l’envers ; analyser le déclin des civilisations, c’est convoquer tout un inventaire des stéréotypes de langage dont on fait sentir l’usure :
Il dénoncerait la dégradation de tout, il fustigerait les Allemands endormis par la sieste […]. Pour attirer à Göttingen des Barbares encore en poste dans le Tigre et l’Euphrate, Georg Christoph composerait un Traité sur la fin des temps en Basse-Saxe : les Barbares ne liraient pas l’ironie qui s’y trouve, sensibles seulement à l’idée d’une fin des temps : aussitôt sur leurs dromadaires, à grands coups de cravache et d’éperons, ils fileraient vers l’Allemagne, tout droit, sautant par-dessus les Balkans, pour voir à quoi ressemble de près ce peuple de lymphatiques, d’obèses, de députés corrompus, d’intellectuels à jamais affaiblis par trop de lectures à l’ombre [14].
Par ce jeu de variations narratives et de déports ironiques, il s’agit en somme de passer pour Pierre Senges d’une prophétie du déclin à une esthétique de la déclinaison.
Dans ce roman des savoirs, qui à la façon de Bouvard et Pécuchet constitue une « encyclopédie critique en farce », Pierre Senges souligne l’émergence d’un savoir spécifique, car l’apocalypse est avant tout comme on le sait une révélation et un dévoilement : c’est toute une épistémologie de la fin, avec ses postures et ses impostures, pour inscrire ma réflexion dans le prolongement des pistes développées par Jérôme Meizoz [15]. Il dévoile en somme toute une mise en scène de la parole apocalyptique tiraillée de manière contradictoire comme on va le voir entre un désir d’inscription historique et un souci de monumentalisation transhistorique. Car manier les prophéties et les rhétoriques de la décadence n’est pas sans donner un prestige ou une aura : celui du savoir lucide et désenchanté, du regard dessillé et de l’implication historique. Convoquer les prophéties de la fin et les terreurs apocalyptiques qu’elles suscitent, c’est s’octroyer en effet un magistère nouveau, à nul autre pareil qui relègue les autres savoirs au rang d’aimables passe-temps. Ainsi de Lichtenberg accusé « de se perdre dans des encyclopédies en refermant ses fenêtres, de se plonger dans des livres de mathématique, d’astronomie ou bien les fables de Schéhérazade ou celles de L’Or du Rhin : pour tout dire, un monsieur sympathique mais irresponsable, indifférent à son siècle [16]. » Mais que les Barbares apparaissent, et le voilà qui peut démontrer qu’il est un homme de son temps, et si par chance sa maison brûle « il est couvert de suie et extrêmement contemporain [17] ». Il apprend l’air du temps, se met à la dernière mode, voire au dernier cri :
Maintenant que l’Histoire immédiate a fait tomber les murs de sa bibliothèque […], Lichtenberg sait ce que monde moderne veut dire, il en a fini avec ses fables de l’ancien temps, la cromorne, les conjectures de Fermat et le poussiéreux dictionnaire de Pierre Bayle [18].
Les épistémologies du déclin sont ainsi ironiquement décrites comme des savoirs en adéquation immédiate avec leur époque, en conciliant les qualités du témoin et de l’analyste, toute une sémiologie de la victime. Au-delà de la puissance enchanteresse de la rhétorique apocalyptique, les épistémologies du déclin incarnent un désir d’actualité immédiate et un souci de savoir efficace, au risque note ironiquement Pierre Senges de manquer du déport inactuel, du jeu des perspectives et de l’humour en toutes choses. À force de déclins annoncés, s’élabore en somme une spécialité spécifique, qui fait passer du prophète au spécialiste, et de Joachim de Flore aux prédictions chiffrées, en produisant « toute une littérature de la nécrologie [19] ». C’est que l’épistémologie de la fin propose un autre régime de savoir : il s’agit moins de produire une science, d’accumuler une connaissance, que de proposer un verdict. La fin est affaire de Krisis, c’est-à-dire de jugement. Ce faisant, le savant de la fin est à la charnière des temps, puisqu’il prend la place de l’histoire et fait de son vivant le tri de la postérité, comme dans l’un des romans de Lichtenberg, L’arche de Noé, où un conclave doit décider, à l’heure où les pieds prennent l’eau, qui peut monter dans la nouvelle arche pour repeupler le monde : de Voltaire, Goethe, Casanova ou un orang-outan. Dans l’histoire et hors de l’histoire, à la jointure des siècles, le discours apocalyptique s’ancre dans un lieu problématique, quelque chose comme une paratopie, pour reprendre le concept de Dominique Maingueneau, qui fonde son autorité de jugement. Et c’est cette paratopie qui explique bien des figures spectrales et d’outre-tombe par lesquelles s’énoncent les anathèmes crépusculaires [20].
Une esthétique du recyclage : « Rien ne se perd »
Malgré l’humour et en dépit de l’ironie, une angoisse parcourt les livres de Pierre Senges, qui semble relancer en sourdine le verdict e Paul Valéry : « Le temps du monde fini commence ». Il est loin en effet le temps où les espaces infinis et les lieux inconnus charmaient l’imaginaire et suscitaient l’effroi, et le XXIe siècle semble prendre chaque jour davantage à rebours le titre de l’essai d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini. Les années qui se sont écoulées ont sans doute imposé une autre expérience du monde qui ne serait plus à placer sous le signe de la réserve infinie, mais de la limite. L’homme a sans doute cessé d’éprouver le dehors sur le mode romanesque de la conquête, pour entretenir un autre rapport au monde, qui prenne en charge aussi bien sa limite que son épuisement. C’était du reste déjà le sens de La Réfutation majeure qui essayait de creuser l’espace d’un monde que l’on sait désormais si petit, en gommant un continent, c’est-à-dire en restaurant des trous et des zones blanches dans un univers fini. Pierre Senges qui décrit par ailleurs si bien « notre millénaire flambant neuf de pénurie et de compte à rebours [21] » ou ce « temps de la pénurie considérée comme seul principe de notre économie [22] » n’est pas loin d’avoir traduit ces bouleversements de paradigme en une esthétique. Une esthétique du reste et du recyclage qui invente d’immenses romans à partir de fragments faméliques ou détourne les fictions de la fin comme autant d’enclencheurs imaginaires. Il en est ainsi d’une pratique de la variation et de l’épuisement des possibles pour donner à la fin son pouvoir de relance : prendre la fin comme matière ou objet de fable, c’est pour Pierre Senges l’inachever. Il s’agit de tirer une énergie esthétique de la mort, de faire et de contrefaire le mort comme Falstaff auquel il consacre un texte.
Enfin, il y a sans doute dans le geste ironique de Pierre Senges quelque chose comme une réflexion sur le régime de savoir de la littérature. Car sous la dénonciation des impostures prophétiques, l’écrivain déchiffre derrière cette rhétorique une violence d’affirmation, un souci du définitif qui sidère et plie le monde à sa volonté. Même si le règne des prophètes est concurrencé par celui des spécialistes, qui ont remplacé les signes par les chiffres, et les allégories par les courbes –« prêcher la fin des temps [note-t-il] est devenu, comme toutes choses, une affaire de spécialistes s’adressant à leur clientèle [23]. » – il y décèle le désir de clôture et le souci de conclure. On sait en revanche combien l’œuvre de Pierre Senges est travaillée par le souci flaubertien de ne pas conclure, et que ses textes en variations, épanorthoses, épuisement de possibles et scrupules, sont autant de récits de la suspension. Toute la drôlerie de ces textes tient à l’écart concerté entre les ambitions définitives des fictions de la fin et la logique suspensive de leur agencement. Le geste de Pierre Senges est en somme très ambivalent puisqu’il va puiser dans les rhétoriques de l’apocalypse et les imaginaires de la fin des temps pour y ressourcer l’autorité problématique d’une voix littéraire, mais dans le même geste il multiplie les variations et les doutes, les corrections et les parenthèses pour faire entendre dans cette énonciation définitive le scrupule du soupçon et le ridicule : tout se passe comme si Pierre Senges contrefaisait les indices d’une autorité prophétique pour mieux la miner, ou plutôt comme s’il constituait son autorité sur sa propre destruction, selon le stratagème de l’imposture ironique qui endosse un masque pour mieux le tenir à distance. Au règne du jugement, qui se fait conclusion ou tribunal, Pierre Senges substitue l’indécision de la suspension ironique, qui trouble l’univocité des discours et double les stéréotypes crépusculaires. Et de prendre les feux de bibliothèque comme autant de relances ironiques de la littérature :
Paraît-il, le pacha ou le bey (comment l’appeler ?) Amr Ibn al-As, au VIIe siècle du calendrier chrétien, 691 pour être précis avait ordonné à ses soldats de jeter au feu tous les livres inutiles contenus dans la bibliothèque d’Alexandrie, la fameuse : les livres inutiles, c’est-à-dire presque tous, à moins qu’il ne s’y trouve un Coran. On imagine le beau tas, et cette impression de soleil couchant, vu d’assez loin, pendant qu’il brûle : un couchant qui aurait duré six mois (toujours selon la légende). L’appétit de destruction analphabète (vous pensez un guerrier de l’islam) n’empêche pas d’avoir l’esprit pratique : Amr Ibn al-As s’est montré dans les circonstances aussi inventif que Dédale exilé à Syracuse, il a profité de la chaleur dégagée par cinq cent mille volumes en train de partir en fumée pour chauffer les hammams de la ville ; six mois d’eau chaude au robinet, en échange de quelques bavardages profanes, cela en valait la peine –et pendant ce temps, dans la vapeur, nus comme des Grecs de la belle époque, huilés, les baigneurs improvisaient peut-être une littérature orale : Sinbad le marin, le Petit Poucet (rien ne se perd) [24].
[1] Lionel Ruffel, Le Dénouement, Lagrasse, Verdier, coll. « Chaoïde », 2006 ».
[2] Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature au présent, Seconde partie : Écrire l’Histoire, chapitre 4
[3] Michel Lantelme, Le Roman contemporain, Janus postmoderne, Paris, L’Harmattan, 2008.
[4] Pierre Senges, Veuves au maquillage, Paris, Verticales, 2000.
[5] Pierre Senges, La Réfutation majeure, Paris, Verticales, 2004.
[6] Sur cette restauration de terrae incognitae, il faut lire les belles analyses d’Audrey Camus : « Restaurer le blanc des cartes ou comment Pierre Senges escamota l’Amérique », in Rachel Bouvet (dir.) La Carte : point de vue sur le monde, Montréal, Mémoires d’encrier, 2008, p. 247-265.
[7] Pierre Senges, Ruines-de-Rome, Paris, Verticales, 2002.
[8] Ibid., p. 25.
[9] Ibid., p. 205.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Ibid., p. 221-222.
[12] Ibid., p. 252.
[13] Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg, Paris, Verticales, 2008.
[14] Ibid., p. 80.
[15] Jérôme Meizoz, Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.
[16] Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg, op. cit., p. 83.
[17] Ibid., p. 83.
[18] Ibid., p. 84.
[19] Ibid., p. 86.
[20] Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire : paratopies et scène d’énonciation, Paris, Armand colin, 2004.
[21] Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg, op. cit., p. 564.
[22] Ibid., p. 523.
[23] Ibid., p. 263-264.
[24] Ibid., p. 518-519.