La fragilité du cosmonaute (2/3)
Journal de rentrée, en Catastrophe (making-of de l’essai paru chez Pauvert (septembre 2017))
« La fin du monde était, pour nous, la fin de leur monde, un monde auquel en effet nous ne pouvions rien, mais dont nous portions tout de même les drôles de stigmates — Nul n’est une île, écrivait John Donne, et personne ne vit tout à fait hors de son temps, pas même un adolescent. »
Le premier livre de Blandine Rinkel, L’abandon des prétentions, au début de cette année 2017, tenait en ses pages le bel exploit d’être à la fois un hommage à sa mère bien vivante, à sa qualité d’accueil ; d’être à la fois bien plus que cela (un récit du passage d’âge, des cités pavillonnaires et périphériques) ; et à la fois toujours absolument cela, une vie de femme-par-ailleurs-mère (car c’est déjà beaucoup, une vie). Et parvenait à cet impossible que de dire une mère – et de dire à la fois toutes les mères et seulement, et précisément celle-là.
Avec Catastrophe, depuis leur intervention-préambule dans Libération l’an passé (« Puisque tout est fini alors tout est permis »), Blandine Rinkel, Pierre Jouan et leurs comparses tentent, au premier degré (c’est une revendication forte de leur part) de considérer (plutôt que de sidérer, pour citer Marielle Macé) le monde, les choses et les êtres avec la plus vive attention.
La nuit est encore jeune — Ce livre (d’une autre façon mais comme en parallèle à l’autre récit-essai de la rentrée Pauvert, celui de Sébastien Rongier, dont il est ici question) est un essai en miroir brisé, fragments de récits qui assemblés agencent l’affirmation une possibilité d’être encore, vif, alerte, à l’orée, sur les bords bien dégringolés de la catastrophe globale. Et si le nom de ce collectif (à la fois vaste, dans sa forme musicale, et plus resserré dans celle-ci, du livre, autour de Pierre Jouan et Blandine Rinkel) n’est pas sans ironie, cette ironie n’est pas surplomb, cynisme, encore moins ricanement morbide (ce rire de classe, toujours aux dépends d’un autre, un rien plus misérable que soi), cette ironie-là est tonique et envisage le monde, ancien alentours et futur, par ses possibles poétiques.
Comme j’ai pu en faire par le passé, selon une tradition irrégulière, sur remue, voici le making-of de ce livre, un journal d’avant-parution, avant des compléments à venir.
(Pour lire l’épisode 1 c’est ici)
Catastrophe, journal de bord, épisode 2
Journal de rentrée, en Catastrophe
La fragilité du cosmonaute (2/3)
(par Catastrophe : Blandine Rinkel, Pierre Jouan , Arthur Navellou & co)
Nous courrons après la vie, comme pressés de la dépasser.
La sensation parfois d’être dépossédés de notre temps nous apparaît, volés par un autre nous-même, celui-là qui pensait assis ou couché il y a quelques mois qu’il voulait écrire un livre ou réaliser un album de musique, un rêveur dont nous sommes aujourd’hui les projections déformées. Aujourd’hui ce livre commun doit sortir et on ne sait plus qui l’a commencé. Nous nous souvenons des longues soirées et des nuits qui ont suivi à se parler dans la fumée du secret de ce qui deviendrait La nuit est encore jeune.
Imprimée, reliée, livrée et publiée, la nuit ne nous appartient presque plus, nous la partageons et déjà quelques mots, quelques phrases nous paraissent étrangères. Nous sentons même qu’un jour nous ne penserons plus pareil, nous changeons déjà le travail, l’amitié ou la nuit, alors nous regarderons l’écart et nous continuerons de bouger, d’inventer une façon d’être au monde mobile.
Aujourd’hui nous savons que demain, il faudra tout refaire, autrement. Et nous continuons.
Mais il n’en pas toujours été ainsi ; nous avons un jour passé des heures sur un siège en cuir dans le jardin sous le soleil à la campagne attendant simplement que le temps passe à rêver plus qu’à vivre à contempler à fixer un point une fleur une porte en bois totalement fendue par des années d’alternance de pluie et de chaleur à en oublier les virgules car le temps coulait et que tout se déroulait dans nos têtes avec un sentiment d’existence et d’apaisement une incertitude d’abeilles un patience de pierre un sourire silencieux quand de grands et petits nuages nous faisaient de l’ombre nous les remerciions d’un signe de main et fermions les yeux là quand tout était calme et que nous pensions si fort que des mélodies nous venaient puis partaient aussitôt comme des phrases qui nous réveillaient nous sentions nos bras pulser de sang et notre ventre travailler à puiser des forces de ce qui avait été mangé quelques heures plus tôt nous pensions à des chevaux sur la lune et un tunnel sous la réalité des pilules pour voir comme les insectes un langue que tous comprendraient sans la connaître nous inventions des jouets intelligents et imprévisibles des gestes pour guérir les insomniaques des chansons sans musique mais le carnet et le dictaphone étaient trop loin de nous alors nous oubliions tout nous ne faisions rien et tout à la fois.
C’est avec celui qui restait assis dans le jardin que nous avons écrit, composé et joué La nuit est encore jeune. C’est lui notre temps long. Lui, ou elle, notre patience et notre sommeil. Si de l’extérieur on peut imaginer qu’il y a une inactivité dans son comportement, les choses sont tout autres et l’action n’est rien sans une belle journée à ne rien faire que de regarder le monde. Nous pensons à cela dans un train vers la mer, le carnet encore trop lointain, j’essaye aujourd’hui de me souvenir de ces mots par cœur. Exercice impossible, dans le paysage flou de la Normandie.
09.09.17.— La sortie dans l’atmosphère
Nous avons, en cette rentrée, tant de projets et d’idées qu’une liste ne suffit pas, il faut des plans, de grandes feuilles bleus avec des flèches et des objectifs écrits en énorme ; un Comic Strip où se côtoieraient une soirée d’écoute dans une Villa toute rose, des lectures en musique dans une grande librairie, des trains vers Nancy, Besançon, Munich ou encore des chansons pour que l’inquiétude se drape de pudeur, pour le plaisir aussi.
Septembre ne nous laisse pas tranquille et nos plans sont si variés et contradictoires qu’il faudra à coup sûr changer mille fois de peau pour en venir à bout. C’est qu’on souhaite remettre en question des façon de faire établies, des procédures qui auraient certes la sagesse des usages mais manquent cruellement de fraîcheur et — peut-être est-ce un défaut d’enfants — mais nous ne pouvons nous tenir à un seul exercice artistique à parfaire, un seul domaine : quitte à ne pas compris, nous voulons faire de manière organique, sans se contenter des frontières habituelles. Penser musique, texte et image comme une forêt pense arbre, chemin, rivière et marcassin. Alors nous commençons, certains d’une difficulté joyeuse : celle d’un présent en constant changement.
07.09.17.— La douche froide
Nous dansons dans des citernes vides, amusés de l’écho plus qu’effrayés d’un jour manquer d’eau. Nous ne sommes pas piégés, nous avons chacun une échelle dans l’esprit pour remonter quand il faudra regarder le paysage. La situation n’est pas à la joie et à l’insouciance, et nous le savons. C’est d’autant plus fort de vivre dans deux faisceaux à la fois, celui du danseur et celui du penseur, chacun se renvoyant la balle avec plus ou moins d’amour.
12.09.17. — Pendules en nougat
Depuis un mois nous nous voyons moins tous ensemble. Le groupe est occupé à se métamorphoser en permanence. Nous formons des duos, des trios, des quintett éphémères. Telle histoire prend tant de voix, tel voyage prend d’autres bras et nous avançons dans la mobilité du vivant, créant des alliances vulnérables et rieuses, qui savent qu’elles disparaîtront après l’action. Rien ne nous permet de dire qu’un jour nous trouverons la formule exacte de nos festivités, mais nous savons que nous aurons plus de difficultés à nous approcher de la répétition d’un modèle plutôt que nous charger d’ajustements, des nuances en acte voyant à chaque lieu, chaque organisation, chaque groupe, son œuvre adaptée.
22.09.17. — Nous nous reconnaissons
Nous croisons des personnes qui sont des miroirs discrets, nous nous trouvons en eux et ils se cherchent en nous, ils sont libraires, vendeurs de téléphones, photographes, souvent ils sont comme nous équilibristes du réel ou manchots incertains, et c’est un plaisir spécial que celui de ne pas se sentir seul face à sa propre vision, son envie, d’être dans un état d’esprit où l’on aimerait subitement tout partager et ouvrir ses bras.
29.09.17. Seizième quartier
Après ce défilé, l’impression de marcher dans certains quartiers comme dans un musée. Les magasins brillants et les marcheurs affairés nous offrent une telle vision de fixité qu’il faut nous trouver un café plus réel où l’on peut retrouver notre imaginaire mouvant, notre lutte contre les ensembles trop stables.
30.09.17.— Combat de pouce planétaire
L’âge atomique semble revenir sur le devant de la scène et à moins de nous donner à chacun des capsules d’iode, nous pourrions très bien laisser le futur où il est, c’est-à-dire dans un néant de potentiels obscurs. Une terre rasée avec des humains informes et coulants comme des montres espagnoles. Nous voyons cela gardant nos larmes pour les canicules à venir et mettant notre tenue de cosmonaute pour monter sur scène. Fascinés par le gris argenté du costume, cette couleur entre le noir-désespoir et la joie-lumière. Préparé à passer le prochain siècle en apesanteur ou en apnée de ce monde hanté par sa propre fin et la peur d’avoir commis toutes ces horreurs pour arriver au final à un grand feu d’artifice sanglant. Voyons.
Les voyages dans l’espace seront les vacances de demain et notre corps bientôt sera complété par des nano-particules microbiennes nous garantissant un suivi parfait de notre intérieur autrefois inconnu. Un jour le mystère sera mort, ou presque ? Et nous pensons à cet être spatial, incertain sur les contours de son corps, sa peau aura été remplacée par du Kevlar et ses yeux par une vitre dorée. C’est un messager plus qu’un soldat et c’est un pionner dans un monde glacé où le vide a pris la place de peur et des dangers de la terre, il jongle avec les planètes comme un architecte avec les immeubles et il nous offre un recul nécessaire sur nos futurs flous, toujours vécus comme des frontières plus que des tremplins, des murs plutôt que des fenêtres. Est-ce une fatalité ?
L’avenir vient très vite, il est déjà là, et comme devant des sauts de puces nous décidons d’embrasser toutes les possibilités et voir laquelle arrivera.
Pendant ce temps de grands pouces bleus passent dans le ciel.