« La littérature a besoin du secret, de la patience, des infimes stratégies de la table de travail » (Pierre Michon)
Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature de Pierre Michon vient de paraître aux éditions Albin Michel.
Lire sur le site de François Bon Pierre Michon, salon des hommages refusés et le dossier Pierre Michon sur remue.net, textes et liens.
« J’ai lu des livres. J’ai pris le vent. J’ai beaucoup regardé les ciels. J’ai inventé une femme blonde. J’ai vu mon sujet [1] . »
Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature rassemble trente entretiens donnés par Pierre Michon à des journaux et des revues entre 1989 et 2007. Ils constituent son histoire de la littérature et de l’art, son art poétique, sa défense et illustration de la langue française, son fabliau du don et de l’arrachement.
De quelques citations d’un dictionnaire thématique tel que nous le découvrons sur la table de travail de Pierre Michon au cours de ces entretiens :
Béquilles (sans) : « tout écrivain se tient seul face à la totalité de l’être, sans béquilles ».
Bibliothèque « neuronale » : Michelet, Suétone, Tacite, Sainte-Beuve, Racine, Mallarmé, Balzac, Flaubert, Faulkner, Rimbaud, Hugo, Borges, Proust, la Bible, Homère, Cingria…
Bibliothèque contemporaine, ceux dont les « présupposés sont les mêmes » : Bergounioux, Volodine, Jean Rolin, Quignard, Bon, Echenoz…
Bref (le) : « le récit bref permet de tenir en main le lecteur, de lui interdire la lecture plurielle, de lui ôter sa liberté et de le charmer au sens fort », « le bref est une sorte de tyrannie », « le bref ne se rattrape pas ».
Pierre Michon distingue le récit bref de la nouvelle : « Un récit bref, c’est la longue durée, une totalité qui va de la naissance à la mort. »
Carnet (de travail), vérité narrative : dans l’entretien avec Pierre-Marc de Biasi paru dans la revue Genesis en 2002, intitulé « Les carnets inédits de La Grande Beune », Pierre Michon détaille et décrypte presque mot à mot quelques pages du troisième carnet, 187 pages, qui lui a servi pour l’élaboration de La Grande Beune. Il raconte comment l’incipit de ce livre a d’abord été caractérisé par l’été, la chaleur, les ombrages épais, les vélums dans les cafés et comment, au cours des cinq refontes successives du texte, il a découvert, dans la logique du récit, dans sa « vérité narrative », que c’était l’hiver qui faisait sens.
Dans un récit de Pierre Michon, l’hiver fait sens au même titre qu’une carte archéologique de la Gaule romaine ou une ballade de François Villon. Ni plus, ni moins.
Casseur : « nous sommes tous des pions dans la lignée directe de ce petit casseur » - à propos de Rimbaud.
Circonstance (œuvre de) : « Une œuvre de circonstance n’est pas forcément opportuniste : c’est une commande sur un grand sujet. »
Dents : dents ébréchées entre quoi passe une parole donnée dans un tableau de Ribeiro ou de Zurbaran.
Des mensonges d’arracheur de dents de la littérature : « Mais celui à qui on arrache la dent, le lecteur, doit croire aveuglément les paroles du charlatan, car son soulagement, sa paix, sa jouissance sont à ce prix. On se croit très fort en sachant que la littérature ment, mais on est plus fort encore quand on a la faiblesse d’y croire. Qui sait jouir de la belle falsification trouve parfois un peu de vérité. Ou encore : mes fictions sur les peintres sont des mensonges, mais il faut les croire. »
Dispositif vertical de la littérature, dette (reconnaissance), chute, ou des figures et absences fondatrices de tout héritage : « la littérature est maintenant [depuis la fin du romantisme] le champ de bataille des fils sans pères, des fils éternels », « la Modernité c’est ce qui fait son deuil du père ou de la filiation heureuse en art », « chaque livre, à chaque fois, est un salut aux pères et une insulte aux pères, une reconnaissance et un déni », « ce qui est important, on le sait, ce n’est pas de ne pas tomber, c’est de pouvoir se relever ».
Quel serait le dispositif horizontal ?
Le texte : « mon ennemi, mon ami, ce n’est pas le père, c’est le texte ».
Éclat (de la littérature) : découvert à l’école primaire avec la première phrase de Salammbô de Gustave Flaubert et quelques strophes de « Booz endormi » de Victor Hugo. « C’était quelque chose à aimer […] il faut continuer à apprendre des choses que l’on ne comprend pas », dit-il à Michel Jourde et Christophe Musitelli [2]. « On est peut-être les derniers rejetons pauvres de l’école laïque : ceux qui apprenaient en classe Racine et Hugo comme une langue étrangère. Cette littérature, cette belle chose qui n’était pas à nous, nous avons voulu violemment nous l’approprier », dit-il à Marianne Alphant [3].
Faux (la) : « La littérature est un acte de non-savoir mais qui doit savoir », « autour de quoi la phrase littéraire s’est-elle formée ? De quelle forme absente est-elle le témoin ? », « la littérature a plus à voir avec l’émoi qu’avec l’interprétation ».
Et ceci à propos de Flaubert : « Quand on écrit ainsi […] on tient la faux. »
Fusil, musette : « L’idéal serait peut-être de partir la fleur au fusil mais avec le moulin à prières dans sa musette. »
Inerrants (textes) : ceux « qui ne sauraient errer », ceux qui sont « une profération du vide – s’il est concevable que le vide ait de bouleversantes harmoniques », qui semblent avoir évacué « ces contingences que sont l’auteur, son temps, la voix propre d’untel ou de tel groupe » - à propos d’Absalon ! Absalon ! de William Faulkner.
Nigredo, part noire : ce à quoi un texte s’arrache dans la solitude des nuits, l’alcool, la folie, la mort. Les terreurs, les cauchemars. Part d’autant plus noire que le texte est chargé de lumière. Paix à la nuit.
Et cette question « vertigineuse » de Guido Ceronetti rapportée par Pierre Michon : « quelle était la nigredo de Mozart ? Sur quel immense foutoir l’œuvre jette-t-elle son masque ravissant ? De quelle noirceur fondatrice l’œuvre doit-elle payer le prix ? »
Peinture : Watteau, Goya, Van Gogh, Vélasquez, Manet, Rembrandt, Titien, Picasso, Courbet ou de la peinture comme « fabrique généralisée de noblesse ».
« Je suis un homme pour qui le monde visible existe. »
Pharmacie, roman : « Dans la notice des médicaments, on lit par exemple : pénicilline : 0,5% ; excipient : 99,5%. Eh bien, le roman tel qu’il se pratique aujourd’hui de plus en plus me paraît être un gigantesque excipient dans lequel la pénicilline est perdue », « je travaille à autre chose : pas des romans, des blocs de prose ».
Récit : « un récit n’est pas la résolution d’une question mais sa mise en circulation ».
Tremplin, guet : « Une fois réellement commencé, ça va très bien et très vite. Il y a eu une telle rétention, une telle attente, un tel guet pétrifié, une telle peur que le don d’écrire ne revienne plus, que quand c’est parti, ça se règle en un mois ou deux – en matinées de deux mois. Enfin… Ça n’est pas aussi simple que ça : il y a des pannes, beaucoup de pannes. Mais le mouvement général est là : attente ou panne, et délivrance. Surgissement », « Et quand la première phrase est là, il n’y a plus qu’à tirer le fil, tout continue, tout marche. »
« Je sais comment on construit le tremplin, l’énorme tremplin pour un texte minuscule. »
Vie, biographie, portrait, autoportrait, invention de soi et de l’autre : « Écrire des vies, c’est inventer l’existence de gens qui ont existé pourtant », « le meilleur moyen de se mettre soi-même en lumière, en souffrance, en épreuve, c’est encore de passer par l’autre, d’être l’autre dans un fort mouvement de sympathie, de compassion, d’équivalence. Des autoportraits pour traquer l’autre en soi-même ».
Pierre Michon fait remarquer que la Vie comme genre littéraire peut aussi bien être une Mort : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant.
Vie ou Mort, il évoque un positionnement oblique ou penché, contemporain, vis-à-vis de toute existence, de l’Existence en général, celle qui nous constitue, qui nous met dans le monde et nous en retire.
Volonté de dire, énonciation : « Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée : rien que la volonté de dire. Qui fait avec rien une forme dans laquelle s’installe du sens. »