Le mouvement qui déplace les tables (2)


Deuxième partie : table manifeste


Moi Je dis Je Moi Je dis Je
Le roi des moules Moi tu dis Tu
Je tautologue. Je conserve. Je sociologue.
Je Manifeste Manifestement. Au niveau de
mer des moules, j’ai perdu le temps perdu.
Je dis, Je, le Roi des Moules, la parole
des Moules.

Marcel Broodthaers, Ma rhétorique , Catalogue de l’exposition « Moules œufs frites pots charbon » Anvers, Wide White Space Gallery, 26 mai – 26 juin 1966


Je suppose qu’il s’agit de sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers. Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que « les autres » ont trop de part en eux-mêmes.
On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe.
C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire, l’art de les violenter et de les soumettre. Somme toute fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une oeuvre de salut public.
Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes.
Celles qui peuvent faire avancer l’esprit, et à proprement parler changer la face des choses.

Francis Ponge, Rhétorique, Proêmes, 1929-1930


“Je suis un suscitateur” [1]
écrit Francis Ponge le 1er mars 1942 à 2 heures du matin, je suis un déménageur chuchote Marcel Broodthaers entre 1968 et 1969 en chargeant une caisse vide de son Musée d’Art Moderne Département des Aigles dans un camion de transport d’œuvres d’art.

Marcel Broodthaers et Francis Ponge déplacent chacun à leurs manières la table des matières de la création et mettent à la place une table abécédaire de jeux de langage et d’exercices rhétoriques. Le premier déplace de l’air dans une caisse vide, le deuxième des choses [ i.e res, rei : rien ] dans l’usage commun de la langue et en prend Le parti : « En somme voici le point important : PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS. » [2]

Quelque chose plutôt que rien de l’histoire de la production des œuvres d’art de la seconde moitié du XIXeme siècle à la fin des années 1960 apparaît dans l’exposition
« L’Action Restreinte » conçue par Jean-François Chevrier qui « joue cartes sur table » la réappropriation par Marcel Broodthaers de la poétique selon Stéphane Mallarmé.
La réduction du poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard à une disposition de lignes et bandes typographiques représentant l’espace des mots dans la page pousse encore l’expérience de “spatialisation”.

Entre poésie et art « l’artiste-homme de lettre rattache sa compétence artistique aux possibilités combinatoires de l’alphabet » et « là où la mobilité typographique du poème avait trouvé une expansion à l’image des constellations, la lettre du poème devient un pur jeu de traits » écrit Jean-François Chevrier. [3]
Broodthaers et Ponge ont placé Mallarmé au centre d’une table rase. Ils font passer les traits de la chose au-delà de l’objet. Leur rhétorique n’est pas moulée sur “le langage courant”, elle besogne les mots et les choses avec une langue et des matériaux désaffublés des oripeaux de la poésie et de l’art convenus. L’artiste et le poète fabriquent des langages propres qui s’opposent aux paroles toutes faites (doxa) et toujours déjà là : l’art de résister aux paroles, fonder sa propre rhétorique. [4]

Émanant de la crypte du trente-sixième dessous des réminiscences poétiques de Marcel Broodthaers, outre les spectres mallarméen et ducassien et les ombres nervaliennes portées par le fantôme d’Henri Heine révélées par le livre de
Jean-Philippe Antoine, de nombreux noms de poètes, d’écrivains, de philosophes de langue française, allemande et anglaise, s’inscrivent dans des “Peintures littéraires” .

Aucune peinture ne consigne le nom de Francis Ponge.
Oui, 1968 est une année de déplacements de tables !
« Oui », ce mot constitue un manifeste à lui tout seul [5]
« Table, tu me deviens urgente
Oui, c’est à t’ébaucher que je veux à présent m’ébaudir. » [6]

L’artiste qui s’est autoproclamé oui, artiste prend l’empreinte du musée, Museum, en même temps que celle du Drapeau noir et les expose près d’une table-vitrine remplie d’impressions photographiques de moulures de moules tandis que le poète qui-récuse-le-terme-poète inscrit sa propre empreinte sur la table :
« La façon dont je m’y appuie est significative. »
« La table est une amie fidèle mais il faut y aller
Elle ne se déplace pas toute seule. » [7]

Table à jeux ou table à ouvrage, dans tous les cas table de multiplications, surface de ressassement,
la table, suffixe able [8], est un meuble pour poser des objets et chaque objet est une façon d’être “multipl(i)é inimitable illimité”.
La table est manifestement comme le drapeau un “conceptacle”, un dépositaire des questionnements, des apories, des ambitions de la création poétique et ici aussi artistique. C’est d’ailleurs grâce au Drapeau Noir , Tirage illimité, vu à Berlin en 1969-70 sur le mur de l’étude de son avocat que Benjamin H.D. Buchloh est venu à Broodthaers
 [9]

La table manifeste par la médiation des pratiques et des productions artistiques et poétiques [10], la table est manifeste quand feignant le rôle d’un intitulé elle ne renvoie pas davantage à une réalité ou à une représentation qu’une exposition intitulée Drapeaux Gris qui n’expose pas de drapeaux. Le catalogue d’exposition nommé
Grey Flags tient alors lieu d’enseigne : « à s’occuper d’art on ne passe jamais que d’un catalogue à l’autre » note Broodthaers.
Une compilation de “photocopies” de textes et de documents présentés comme tels, fac-simile, pages scannées, post-it..., sur des feuilles de papier journal (25,5 x 34,5 broché) vert bon marché renfermant jusqu’à 100% de fibres recyclées fait un livre d’art/iste désaffublé de ses codes légitimateurs.

Dans un autre domaine de savoirs, Jean-Pierre Vernant l’a montré : « les dieux qui ne peuvent être vus doivent faire l’objet de nombreuses figurations. » Ici, l’enjeu, “l’Objeu” disent Ponge et Prigent [11] « n’est pas de figurer le monde mais de répondre à sa présence réelle par une égale présence verbale ».
Francis Ponge a tapé longtemps sur les mots pour les restituer aplatis sur une table ; Marcel Broodthaers saute à l’élastique du lisible au visible, de la table d’écrivain à la table muséale : Ceci n’est pas une œuvre d’art.

En 1972, Musée d’Art Moderne Département des Aigles, Section des figures est présenté à la Documenta de Kassel, commissaire
Harald Szeemann. C’est un “musée” thématique défini par une imagerie, un ensemble de quelques 300 objets où figure/nt le mot et/ou l’image d’un aigle. L’exposition n’établit aucune différence de statut entre, par exemple, une peinture du XIXeme siècle représentant « Zeus et Ganymède » et une affiche publicitaire ; entre un objet d’art produit par la civilisation occidentale et des objets produits par d’autres civilisations.

Le musée ne refuse aucun aigle : des rapaces de sculptures précolombiennes voisinent avec un encrier art déco, une boîte de Bêtises de Cambrai, un emballage de beurre allemand… Méthode : trois sortes de cartels identiques semblent présenter chaque objet, chaque “aigle”, avec l’inscription en français, anglais et allemand Ceci n’est pas une œuvre d’art, This is not a work of art, Dies ist kein Kunstwerk.
La formule obtenue par la concentration d’un concept de Duchamp et d’un concept antithétique de Magritte, renvoie à : « ceci est une représentation de l’art reconnu comme tel », elle est accompagnée de l’abréviation “fig.” suivie d’un numéro plus ou moins arbitrairement affecté à chaque pièce.

« C’est une mise en question de l’art au travers de l’objet d’art qui est aigle. Aigle et art sont ici confondus. Mon système d’inscription et l’atmosphère générale dus à la répétition de l’objet et à la confrontation avec des projections publicitaires, invitent à regarder un objet d’art, c’est-à-dire un aigle, à regarder un aigle, c’est-à-dire un objet d’art, selon une vue vraiment analytique : c’est-à-dire séparer dans un objet ce qui est “art” et ce qui est “idéologique” …Je veux montrer l’idéologie telle qu’elle est et empêcher justement que l’art ne serve à rendre cette idéologie inapparente, c’est-à-dire efficace.
Je crois que dans un objet d’art quand on montre l’idéologie, en même temps on la démasque et en même temps on respecte sa valeur artistique, son jeu des formes et des couleurs. Je n’attaque pas la musique, j’attaque les musiciens et le public. »
(Marcel Broodtahaers, entretien avec Georges Adé, bande sonore du film réalisé durant l’exposition, 1er octobre 1972)

L’objet d’art est aigle, aigle est objet d’art, la chose est déjà le mot, le mot est déjà la chose, c’est-à-dire qu’avec « les mots et les choses » on refait le monde, « changer les mots, c’est contribuer à changer les choses en changeant la représentation des choses » en l’occurrence ici les choses de l’art, position tout à fait pongienne liée à l’acte de “nécessiter les choses” : « Regarder longtemps et de près jusqu’à redécouvrir la formule, le principe générateur, la nécessité informatrice, la raison d’être des choses » [12], LE-REGARD-DE-TELLE-SORTE-QU’ON-LE-PARLE.

Ceci n’est pas une œuvre d’art
ceci n’est pas un drapeau
ceci n’est pas une pipe
ceci n’est pas une table
ceci n’est pas un manifeste,
ceci est une anaphore,
une figure de rhétorique,
un mouvement qui déplace les œuvres,
les manifestes,
les drapeaux,
les pipes,
les tables …


et oscille entre moulage et modulation .

“Le moulage” appartient au vocabulaire de la fonderie et se caractérise par la stabilité des formes produites, l’exactitude de la reproduction, l’empreinte, la ressemblance de la figure ; “la modulation” appartient au vocabulaire musical et se caractérise par un changement d’un ton à un autre et/ou d’un mode à un autre à l’intérieur d’une même composition, conformément aux règles de l’harmonie et à la transition qui opère les passages ; le mot “manifeste” possède étymologiquement le double sens d’inventaire au sens commercial d’une marchandise et de texte rendu public pour annoncer des prises de position et des orientations politiques.

« La différence (dans la proximité) entre stable et table,
leur distance doit être considérée.
J’ai déjà dit que l’étymologie de ces deux vocables n’est
pas la même. Stable est de stabilis (de stare), comme (par
exemple) établi ; Table est de tabula. »
Francis Ponge, La Table, Gallimard, 2002, p. 33

La table ne prend pas la parole à son tour. Elle parle contre les paroles qui ont le pouvoir de le faire ; c’est une table Tête d’œuf : lorsque Humpty Dumpty emploie un mot il signifie exactement [etc., etc.], ni plus, ni moins. Alice s’inquiète de savoir si on a le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire, Tête d’œuf répond : « La question est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout. »

Il y a beaucoup d’autres points d’affinité entre les poètes et les artistes qui se sont toujours intéressés à leurs manières de faire mutuelles et singulières. Ils consomment (au sens matrimonial), la table au-delà de “sa réalité” de meuble dans la profondeur ligneuse de ses inépuisables modulations, [13] Ils adaptent son plateau aux conditions du moment, aux circonstances, au cas particulier du lieu où elle est posée, disposée, composée et exposée.

La table de moules n’est pas moulée. L’accumulation des coquilles est variable. La combinatoire des mollusques une fois posée impose son appareil telle une composition “rhétorique”.
Les marques éparses d’un « discours du manifeste » apparaissent à la surface des textes pongiens et des objets broodthaersiens : « Le manifeste réside dans la mise au jour, plus ou moins explicite, de ce que dit l’objet sur la poésie en général ou sur les problèmes typographiques, historiques auxquels elle se heurte. » [14]

Les mollusques exposent Les Plaisirs de la table
Le nouveau coquillage [15].
« Le mollusque est un être –presque une –qualité. Il n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart comme la couleur dans le tube. » [16]
L’huître
« c’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir » [17]
La moule :
« Cette roublarde a évité le moule de la société.
Elle s’est coulée dans le sien propre.
D’autres, ressemblantes, partagent avec elle
L’anti-mer.

Elle est parfaite. » [18]

17 janvier 2007
T T+

[1Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles (m’intéresse pourtant : Compliment à l’industriel et Tire tire tue tire sur les autos).
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas.
On ne fait pas plus chrétien (et moins catholique).
Le Christ glorifiait les humbles.
L’Église glorifie l’humilité. Attention ! Ce n’est pas la même chose. C’est tout le contraire.
Le Christ rabaissait les puissants.
L’ Église encense les puissants.
« Debout ! les damnés de la terre.
Je suis un suscitateur. »

Francis Ponge, Cahier de l’Herne, Je suis un suscitateur, Francis Ponge, 1986, Le Livre de Poche, p. 17-18

[2My creative method, Methodes, Folio essais, p. 18

[3Catalogue « L’Action Restreinte », Hazan / Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005, p.275

[4« L’appel des choses à nommer face à la rage d’expression multiplie à l’infini les solutions provisoires de nomination. »
Christian Prigent, Artaud : le toucher de l’Être, revue « Artaud en revues », sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne, Mélusine, 2005, p.133.

[5Relire la page 205 de Tous les mots sont adultes

[6Francis Ponge, La Table, Gallimard, 2002, p.77

[7Francis Ponge, La Table, Gallimard, 2002, p. 49 et p. 25

[8Francis Ponge, La Table, Gallimard, 2002, p.66

[9Lire en particulier autour de Marcel Broodthaers l’entretien de novembre 2000 avec Michael Oppitz dans le livre qui rassemble les conférences qui ont eu lieu entre le 17 mars et le 16 juin 2005, dans le cadre de l’exposition « L’Action restreinte. L’art moderne selon Mallarmé », organisée par le Musée des Beaux-Arts de Nantes.

[10Une prochaine chronique développera ce propos à partir des tables du peintre [Maya Andersson “en dialogue” avec celles de Balthus.

[11Christian Prigent, Besogne des mots, Ceux qui merdRent, P.O.L.,1991, p.77 à p. 110

[12Pierre Bourdieu, Nécessiter, Cahier de L’Herne, Ponge, Livre de Poche, p. 346 et p.347.

[13varia par anticipation de cette table.
(Note rajoutée en janvier 2015, avant la mise en ligne de "Larmoire a la rage Prigent (3)", au moment d’une relecture de cette chronique publiée en janvier 2007.)

[14Bernard Beugnot, Une poésie du manifeste ? Cahier de l’Herne, Francis Ponge, 1986, Le Livre de Poche, p. 122-142.

[15Francis Ponge, La Table, Gallimard, 2002, p.18-19

[16Le Parti pris des choses, Poésie/Gallimard, p.50

[17Le Parti pris des choses, Poésie/Gallimard, p. 43

[18Catalogue exposition Marcel Broodthaers, Jeu de Paume, RMN, 1991, p. 73