Le mouvement qui déplace les tables (5)
Cinquième partie : Zeugma Table
D’ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu’il fait modifie n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j’avais jadis tant rêvé que je ne m’y étais senti à [1] :
Zeugma Table part de sa propre présence blanche (je me croyais) qui allie à la sensation matérielle d’immaculée table de fête [ou d’autel] un souvenir lié à un autre espace. La nappe est à l’intérieur d’une autre histoire, elle le sait, et représente une force intraitable. "Ce qui est vu dépend de ce que l’on sait". Sous la table, on passe à la route de campagne : on venait de la plage, père, mère et enfant(s), on avait à côté de soi sur le siège le maillot et la serviette de bain mouillés. De sorte que, appuyé sur la succession des tirets couper-selon-les-pointillés, l’équilibre itératif commence une généralisation de la vision qui s’élève jusqu’en haut du tableau et du motif descriptif qui le constitue (on passait sur la petite route de vacances, on remarquait une auto-stoppeuse).
« Pour moi, dit-il, hélas, j’écris avec des ciseaux. » [2] Le peintre aussi, à sa manière évidement, « confessions et circonfession », c’est toujours l’autre qu’on découpe car le sujet est divisé et la Nachträglichkeit est « une temporalité qui ne procède pas d’un seul passé présent ou présent passé mais aussi d’un présentable qui reste à venir après coup » [3] Si tu veux voir écoute le crissement des ciseaux sur le papier qui présente Ellipse comme art de la découpe sans date et sans nom d’auteur. Le tableau est un abrégé du regard fait au profit du regardeur. Sous l’effet d’une triple vue verticale, un dessin figuratif, un trompe l’œil de nappe à peine dépliée, un azur à travers une vitre semi-opaque et rayée, on est ramené au réalisme le plus trivial.
Pourtant interrompant les sortilèges d’une peinture descriptive entre le bleu du ciel et le blanc du tissu, les éléments moteurs de l’imagination échappent à celui d’une petite voiture familiale. Tout en servant de liaison ou de transition aux deux surfaces colorées, petit peu d’espace perdu au milieu de l’espace, le haut d’un monticule brun détourne l’attention et se joue d’une rêverie hors chemin balisé. Les formes se défont les unes, les autres. Le cadre réaliste d’une vue ordinaire que le temps qu’il faisait le temps d’avant bouger, fait un tableau composite. Les axes horizontaux de l’œuvre d’Alain Lestié, les énonciations de mystérieuses figures
déprises au noir, voyagent à la verticale. Le récit s’élève, le dessin est autant à lire qu’à regarder, la nappe est mise, la couleur bleue brouille sa propre lumière. Un cheminement initiatique guide la sensibilité et le désir. La table a un mouvement lent et
notre petit univers poursuit
sa route.
Quant aux modes visuels, le souvenir initial passe aux représentations. Le lieu des vacances est décrit comme éparpillé dans les interstices d’une vision devenue introuvable dans sa réalité. La composition peu à peu trace une géographie affective, peut-être même affectée : émotion, sensation, sentiment, sensualité, exploration d’un mouvement de bas en haut qui s’élève en s’éloignant de la petite femme inaccessible et qui pourtant fait signe. Le temps qu’il fait est Le Temps Retrouvé. Toute œuvre d’art est une métaphore du réel, il en est parfois de plus elliptiques que d’autres. Le peintre a omis une ou plusieurs figures, pourtant la table blanche reste zeugme, liaison, transfiguration analogique, désirs d’Orient mythique :
la femme qu’en levant les yeux bien haut, on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. [4]
[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Folio N°2203, 1990, p.42-43
[2] « Pour moi dit-il, hélas j’écris avec des ciseaux » Via di levare, entretiens de Michaël Sebban avec Jean-Paul Michel, Éditions William Blake & CO., 2005 ( à propos de trois livres Du dépeçage comme l’un des Beaux-Arts, 1976, Le Fils apprête, à la mort, son chant, 1981, Beau Front pour une vilaine âme, 1988.)
4ème de couverture :
“La poésie pour Jean-Paul Michel, est un vigoureux geste intérieur, bataillant au plus fort de l’inquiétude et trouvant “l’or” d’une existence crue dans la turbulence même. “l’ordre et le désordre” de l’énergie créatrice, au-dedans et au-dehors. La poésie, loin d’un affaissement en quelque impuissance assumée, des modes résiduels de la crainte et de la mélancolie, affirme de cette manière son audace, reconnaît sa puissance, donne pouvoir à sa capacité de saluer, n’hésite pas devant la libre, l’honnête, la réjouissante folie de renommer. Affirmation, amour peuvent permettre un élèvement, une accession au “tout de l’être en sa fraîche présence”, un embrassement lyrique, de la consciemment et viscéralement choisie profusion des manières “contraires” de ce qui est : “nous naviguons sur un vaisseau superbe et / nous pleurons”. Voici notre erreur : un refus intellectualisé de reconnaître et d’admettre dans nos équations ontologiques les splendeurs de l’existence, mêlées comme elles peuvent l’être aux énergies violentes de la beauté de ce qui est. “Manquer à la joie”, écrit Michel, “c’est manquer à l’être”. Notre première fin demeure donc de restaurer en nous-même notre capacité de défi et de confiance dans la célébration, rendant de cette manière aux choses simples leur rayonnement intrinsèque. L’oeuvre de poésie suffirait à cela si elle parvenait à “ca/dencer tant/de splendeur hors tout sens.”
[…] La célébration (poétique et quotidienne, gestuelle) de ce qui est — tout, chaque chose, avec toutes ses paradoxes manières “contraires” — n’est pas tant un “calcul” strictement rationnel ou rationnalisant qu’une brûlure selon les termes même de Michel : une passion, les flammes d’un désir, une intensité, une aveuglante, instinctive consomption d’être — laquelle, pensée au-delà de toute “signification”, produit un profond sens émotionnel et ontologique. Aimer est, ainsi, le seul geste “nécessaire”, donnant valeur, faisant face à tout “mal” que nous pouvons sentir “mordre” en nous. […]
Il faut lire Michel. On exulte.”
Michael Bishop,
World Literature Today, 77:2, July-September 2003.
[3] René Major, « Confessions et circonfession », La Quinzaine Littéraire, N° 940, du 16 au 28 février, p. 18-19, Des Confessions Jacques Derrida, Saint Augustin, Stock, 2007.
[4] Marcel Proust, ibid. note 1