Les Mystères de mon pays, roman
Le tome I des Mystères de mon pays, roman de Réza Barahéni traduit du persan par Clément Marzieh avec la collaboration de Claude Durand, vient de paraître aux éditions Fayard.
La version originale avait paru clandestinement en Iran en 1987, après l’arrestation de son auteur. La traduction française était attendue depuis plusieurs années et on salue le travail de Clément Marzieh qui a précédemment traduit Lilith pour le metteur en scène Thierry Bedard.
Lire le compte rendu ici.
L’œuvre de Réza Barahéni n’est pas composée d’ouvrages qui se succèdent au gré hasardeux des rentrées éditoriales. Comme toutes les grandes œuvres, c’est un monde avec son histoire aux figures mythiques et politiques, les territoires de sa géographie, les nuits de son imaginaire, sa bibliothèque qui est un lieu de rencontres entre la culture persane et la culture occidentale. Lire un roman de Réza Barahéni c’est entrer dans ce monde.
Voici le début de Les Mystères de mon pays.
DD
Une couche uniforme de neige recouvrait la vaste plaine. Les deux hommes pressentaient qu’il leur faudrait passer la nuit sur le bord de la route. Le temps était dégagé et le crépuscule proche. Sur la gauche, le sommet du Sabalân était une forteresse inscrite sur le front du ciel comme une tablette enneigée. En face, vers le nord, la nuit était déjà tombée. Mais de longs kilomètres séparaient encore le camion de l’obscurité vers laquelle il avançait péniblement. L’horizon laissait présager qu’on ne pourrait bientôt plus distinguer ni la route, ni les champs, ni le ciel, ni même l’imposant fronton du Sabalân. La terre s’apprêtait à disparaître dans l’épais brouillard nocturne, comme un poing serré au fond d’une poche.
L’été, la plaine est harassante. L’œil ne rencontre rien d’autre que quelques cahutes de paysans. On aperçoit parfois au loin perdus sous la poussière, cinq ou six arbres esseulés, maigres et tordus, qui semblent s’être rapprochés pour fomenter un complot. Si une voiture vous précède sur la route, la poussière échappée de ses roues joint la terre au ciel. Pour découvrir la nature généreuse, éclose dans sa pleine maturité, il faut parcourir au moins cent cinquante kilomètres en direction du nord. Là, sous le ciel pur et sans tache du Moghân, les hauts épis de blé s’étendent à perte de vue et courbent leurs jeunes têtes au gré des brises légères. Le long des pentes douces ils grimpent vers les hauteurs, mais, avant d’avoir atteint les robustes arbres des forêts enivrantes et chamarrées, battent en retraite avec humilité. Les forêts commencent par petites touches : les collines sont comme des têtes galeuses où subsisteraient çà et là quelques touffes. Puis, soudain, de vertigineuses hauteurs apparaissent, impressionnantes, recouvertes d’une épaisse tignasse de broussailles : un entrelacs de feuillages et de baies, dardé de milliers d’yeux dissimulés de bêtes et de volatiles. Les plantes, leurs racines et les arbres aux cimes élancées sont si bien enchevêtrés qu’à travers feuilles et branches on ne peut apercevoir ni parcelle de terre, ni pan de ciel, pas même une bulle d’air. C’est là que les abeilles tètent le parfum des fleurs et, durant leur long trajet vers le sud, le transforment dans leur tréfonds en étoiles scintillantes et sucrées. Au bout du voyage, elles disséminent leurs sucs dans le riche tamis frémissant du Sabalân. Dans sa douce et majestueuse solitude, le Sabalân cuit le miel, le fait épaissir et l’offre en don béni à ceux qui bravent ses éboulis de caillasses, pèlerins de ses pentes rocailleuses baignées d’une fraîcheur sacrée.
Mais là, c’était l’hiver…