Chassés-croisés entre le roman et l’Histoire
Le numéro 82, juin 2015, de L’Atelier du roman consacre au romancier allemand Alfred Döblin (1878-1957) un dossier intitulé « Döblin notre contemporain ». Au sommaire :
Jean Levi : La violence et l’histoire
Bernard Banoun : De l’Himalaya à Berlin
Eryck de Rubercy : La vision épique de Wang Lun
Dennis Wetterwald : L’art de s’abandonner à ses enchantements intérieurs — Hamlet ou La longue nuit prend fin
Éric Naulleau : Place Centrale — Döblin et Fassbinder
Marie-Laure Wagner : Un grand seigneur du roman
Frédéric Weinmann : Fuir une mort inévitable — À la recherche du pays-où-l’on-ne-meurt-pas
David Collin : Le roman comme moyen d’émancipation
Dominique Dussidour : Chassés-croisés entre le roman et l’Histoire
Lakis Proguidis : Guerre et psyché — Hamlet ou La longue nuit prend fin
Sur Peuple trahi, le deuxième tome de Novembre 1918. Une révolution allemande, la tétralogie d’Alfred Döblin, lire Auteur à l’œuvre, héritier de la culture.
Alfred Döblin sur remue.
Alfred Döblin, « Le poète épique, son sujet et la critique » [1].
Hanna écrit une lettre d’amour à Hans : « Mon amour. Ma vie. Peut-être cette lettre te parviendra-t-elle. Peut-être te parviendra-t-elle aussi peu que les autres, auxquelles tu aurais répondu si tu les avais reçues. Je commence chaque lettre par …˜…˜Mon amour. Ma vie’’, ainsi comprendras-tu que je ne vis plus et que j’attends une lettre de toi, que j’en ai besoin pour me retrouver moi-même. Mon amour, déjà je n’y tiens plus et je me consume… » Le narrateur de Bourgeois & soldats [2], touché par la détresse de Hanna, s’adresse à elle. Prenant sa voix la plus douce, il lui suggère de s’habiller, se maquiller, sortir de l’appartement de ses parents chez qui elle vit et rejoindre le monde qui, dehors, saura accueillir son délaissement. Boire une tasse de chocolat dans un lieu public, écouter la conversation en français de deux dames à propos de Paris et de Nancy la détourneront de ses idées moroses. Il fait plus que cela : afin qu’elle se sente moins seule, il lui explique ce qu’ont en commun leurs états d’âme : « Oh comme il fait bon être assise calmement dans ce café, sur le banc de peluche rouge, parmi d’autres gens, avec vue sur la Paradenplatz et un peu plus loin en biais sur le poste de police, une pharmacie, etc. ; et n’êtes-vous pas vous-même très loin de vos soucis ? Le poète sait tout cela. Ce n’est rien de nouveau pour lui, il passe presque tout son temps à rôder ainsi, et en son âme des formes encore indistinctes se dessinent, elles se meuvent en lui comme en un jardin agréablement humide, comme en une serre, mais au bout d’un moment il ouvre la porte — il le faut bien, pour laisser la place à d’autres — et les voici qui sortent, il les suit, les embrasse d’un regard plein d’amour, elles s’échappent. […] » Cette confidence du narrateur à Hanna sur la façon dont des formes « indistinctes » naissent en lui, vont et viennent puis disparaissent dès qu’il ouvre la porte, explicite la succession de coups de projecteur qui éclairent tour à tour, sans les hiérarchiser, personnages et lieux, scènes individuelles et scènes collectives, séquences militaires et séquences révolutionnaires, composant un ensemble de tumultueux clairs-obscurs aussi contrastés que cohérents.
Nous sommes le mercredi 13 novembre 1918, au quatrième jour de Bourgeois & soldats. La scène se situe à Haguenau, « une petite ville » allemande que Döblin connaissait puisqu’il y avait été affecté comme médecin militaire entre août 1917 et novembre 1918. Il avait trente-neuf ans, il écrivait Wallenstein, roman qui se déroule pendant la guerre de Trente Ans. Il en a soixante lorsqu’il console Hanna, il a quitté l’Allemagne en février 1933 et s’est exilé en France. Veut-il comprendre ce qui s’est passé en ce début de XXe siècle ? Probablement, comme tout un chacun. Mais son travail d’écrivain a une exigence spécifique : le comprendre grâce à la forme narrative qu’il pratique depuis plus de vingt ans, le roman, qui lui semble le plus à même de proposer une lecture à la fois plus fine et plus globale, plus pénétrante, de cette période. Hans, l’officier dont Hanna est amoureuse, a dû fuir précipitamment Haguenau pour avoir tué deux soldats révolutionnaires qui avaient assommé le colonel de sa caserne à coups de crosse. Le narrateur dit alors à Hanna que le geste de Hans a fait de lui un meurtrier : « Lorsqu’il était à vos côtés dans la petite chambre de bonne et qu’il en parlait, ses paroles ne touchaient que votre oreille. Il était là, tremblant, sale, affamé, traqué, et puis le déchirement redouté des adieux. Cela ne parvenait pas jusqu’à vous, maintenant si, cela fait irruption dans votre hall de gare, vous vous débattez, tentez de lui barrer l’entrée, de l’écarter. Je ne sais s’il connaît les Érynies, mais vous, à sa place peut-être, sentez leur présence, vous lui êtes attachée, vous l’aimez, mais l’horreur grandit encore. En vain travaillez-vous nuit et jour à l’écarter de lui. » En expliquant à Hanna les raisons de son tourment, il met au jour l’articulation entre son existence personnelle et une société bouleversée par les circonstances historiques : fin de la guerre, début d’une révolution.
Si pour nous, lecteurs du début du XXIe siècle, la période de novembre 1918 n’est pas une page blanche — nous avons mémorisé des dates, des lieux, des images, des noms de généraux, de révolutionnaires, d’intellectuels —, nous ignorions tout de Hanna et de son amour pour Hans avant de lire le roman de Döblin. En évoquant les Érynies de la tragédie antique, Döblin commence une méditation sur les tensions entre la fatalité historique et la volonté humaine.
Hanna ne connaît pas Hilde, infirmière à Haguenau. Hilde quitte la petite ville avec le convoi sanitaire qui évacue les soldats blessés vers Strasbourg où vit son père. Le narrateur la suit au cours du trajet en train puis de ses déambulations dans la cathédrale de sa ville natale. L’intimité entre eux a grandi, il la suit maintenant dans la salle de bains. Elle se déshabille, tâte du bout du pied la température de l’eau dans la baignoire. Hilde prend un bain le lundi 18 novembre 1918, nous sommes au huitième jour du roman : « Et comme elle rêvassait et respirait, immobile — être infime, allongé dans une baignoire en zinc, dans la chambrette d’une de ces maisons à deux étages comme il y en a tant à Strasbourg —, elle s’ouvrit tout entière aux battements, aux palpitations de son cœur, au tourbillon du sang. Dans son corps les intestins se contractaient, ondulaient, de petites valvules conniventes s’y plongeaient pour en extraire le suc, comme des racines se nourrissant du sol. […] elle était devenue plante, et n’avait rien à craindre, elle n’avait qu’à pousser, à fructifier et à faner. »
Le narrateur a parlé à Hanna du « jardin agréablement humide » comme lieu de surgissement des personnages, avec Hilde nous entrons à l’intérieur de la « serre », là où croissent des images de vie et de mort. Il la laisse prendre conscience de son corps jusqu’au moment où, détendue, surgissent des visions de pansements purulents et « tout lui revint d’un coup ». Nous avions croisé l’aviateur Richard dans la serre aux premières pages du roman : « Les champignons avaient émigré dans les veines de l’homme, se laissant joyeusement emporter par le flux de ce sang chaud ; ils se sentaient aux anges dans ce suc délectable, c’était bien autre chose que de vivre dehors dans l’air froid ou sur l’étoffe. Tels des musiciens au signal de l’orchestre, ils attaquèrent leur partition. L’homme était devenu une immense salle voûtée où résonnait leur musique. Il gisait là, inerte, en sueur. » Et c’est encore « comme feuilles mortes » que les hommes, bourgeois et soldats, convergent, dans la première partie, vers Strasbourg devenue ville-frontière avant qu’ils se dispersent. Mais l’univers végétal se noircit maintenant et évolue vers un registre animal : les feuilles mortes deviennent un essaim de « mouches à viande et détrousseurs de cadavres » — profiteurs de la guerre qui envisagent déjà les profits qu’ils tireront des désordres de l’après-guerre —, titre d’un chapitre de la deuxième partie. Car si l’armistice a été signé, si les soldats survivants se réjouissent de rentrer chez eux et les familles de revoir leurs époux, pères et frères, les quatre années de guerre laissent derrière elles des millions de cadavres — qu’ils soient morts au combat, de la grippe espagnole ou de l’infection d’un orteil dans une botte neuve — qui ne s’effaceront ni de la surface de la terre ni de l’esprit des hommes.
Le convoi sanitaire qui a déposé Hilde à Strasbourg a poursuivi sa route vers Berlin. Il transporte le lieutenant Friedrich Becker, gravement blessé aux jambes lors d’une offensive. Pendant le trajet, Becker a discuté en rêve avec Johannes Tauler, un dominicain disciple de Maître Eckhart, qui l’a enjoint d’accepter l’amertume de sa situation et de la reconnaître comme « une sœur bien-aimée », il a raconté à Maus, son ami sous-lieutenant, sa « seconde naissance » lorsqu’il reprit conscience à l’hôpital après une période de coma, il lui a fredonné le chant d’amour et de mort d’Isolde à Tristan, il lui a récité le chœur d’Antigone pour qui il n’est pas de plus grande merveille que l’homme.
Nous sommes le mercredi 20 novembre et Becker est de retour chez sa mère à Berlin. Cette fois la guerre a véritablement pris fin mais quel est le sens de ces années à l’origine de tant de massacres, de corps amputés, de morts si les choses doivent reprendre leur cours ordinaire ? Et comment les responsables politiques et militaires qui ont déclaré cette guerre et envoyé se battre tant de jeunes hommes ont-ils pu disparaître comme si rien ne s’était passé !
« Friedrich, qu’auraient-ils dû faire après la défaite ? »
Il croisa les bras et après un long silence caressa la main de sa mère.
« De quelle défaite parles-tu ?
— De maintenant, de 1918.
— La défaite remonte à plus loin. Je n’ai pas encore découvert ses racines. On peut être vaincu, mais succomber et succomber ainsi ! C’est une démystification. Ils n’ont pas pu mourir, ils avaient peur de la mort comme des bourgeois. Leur rapport à la vie et à la mort n’était pas celui qui s’imposait. »
Et il ajouta après un instant : « Ils étaient en toc. »
Sa mère écouta en silence ses considérations. Elle était profondément heureuse de le voir, de l’entendre, de l’avoir là. Elle ne le comprenait pas. Il se torturait. Ah, il était malade, paralysé. Mais avec le temps ça s’arrangerait.
Amertume, toi la plus amère des amertumes, quand seras-tu enfin ma sœur bien-aimée [3] ?
Empruntant les traces laissées par les Érynies, de nouveaux éléments du tragique de l’Histoire se mettent peu à peu en place.
2. Continuité chronologique, discontinuité romanesque
À la fin du premier volume, une chronologie générale établie par Michel Vanoosthuyse mêle la chronologie romanesque de la tétralogie d’Alfred Döblin et la chronologie historique. Les deux chronologies se croisent mais elles ne coïncident pas. La chronologie historique commence le 12 janvier 1912 quand le SPD, parti social-démocrate qui a obtenu 34, 8% des suffrages et 110 sièges au Parlement, devient le premier groupe parlementaire. Elle s’achève le 8 septembre 1926 avec l’adhésion de l’Allemagne à la Société des Nations. Pendant ces quatorze années, une guerre mondiale a eu lieu, une révolution a commencé en Russie, une révolution a été écrasée en Allemagne. C’est en février 1915 que commence Karl et Rosa, le tome IV de la tétralogie, qui s’achève à la fin des années 1920. Le tome I, Bourgeois & soldats, se déroule entre le 10 et le 24 novembre 1918. Peuple trahi, le tome II, commence le 22 novembre, Retour du front, le tome III, le 10 décembre 1918 pour s’achever en 1926, après Karl et Rosa. Autrement dit, les trois premiers volumes se succèdent chronologiquement de 1918 à 1926. Mais le quatrième, qui remonte en deçà et raconte donc, chronologiquement toujours, le début du roman, s’achève avant la fin du troisième.
En dissociant le déroulement réel et le déroulement romanesque, que peut raconter le romancier que ne raconte pas l’historien ? Tous deux disposent en commun de l’ordre du temps et de la documentation – mais de quels outils spécifiques dispose le romancier ? L’historien ne saurait ignorer la chronologie : son travail va de la cause aux effets ou aux conséquences selon la flèche orientée du temps. Il en va de la crédibilité de ses travaux et de la constitution de l’histoire comme science des archives pouvant être vérifiée par d’autres historiens. Le romancier, lui, plonge à la verticale dans un segment du temps, s’abandonnant ensuite au courant ou le remontant au gré de ses intuitions.
Une œuvre imposante, comme l’est en règle générale l’œuvre épique, donne à l’auteur l’impression d’être un nageur qui plonge en se disant : nager ou couler. Qui planifie généreusement, se donne des buts ou des buts trop rapprochés les uns des autres, aura plus l’occasion de couler que celui qui y va calmement, en faisant confiance à la sûreté de ses bras et de ses jambes et à la solidité de son cœur. Nager et voir où l’on va : c’est cela que réclame la production vivante, pas seulement la production littéraire ou artistique en général [4].
Dans Bourgeois & soldats, la dissociation entre les événements historiques et la narration romanesque est à l’œuvre dès le premier chapitre. Pour l’historien, si le dimanche 10 novembre 1918 est le jour où l’empereur d’Allemagne a abdiqué, pour le romancier c’est le jour où le mari infirme de Mme Hegen lit un journal daté du 8, celui que son voisin le pasteur lui passe quand il a fini de le lire. L’actualité importe peu au mari de Mme Hegen. Ce qui l’intéresse ce sont les avis de mariage, de décès et de naissance, les ventes de mobilier, le cours des fruits et légumes — « Petites pommes reinettes, 2, 50. Oh, c’est cher », commente-t-il.
Mme Hegen travaille à l’hôpital militaire de Haguenau, nous quittons avec elle l’appartement conjugal et nous y rendons. Dans les couloirs, les chambres, nous croisons le lieutenant Becker et le sous-lieutenant Maus ainsi que l’infirmière Hilde déjà nommés, tous sont concernés par la guerre : les deux soldats parce qu’ils ont été blessés, l’infirmière parce qu’elle les soigne. Mais ce n’est pas seulement à la fin de la guerre que nous assistons, c’est également au début d’une révolution. Et là, l’exposé des événements vécus par les uns et les autres se brouille. À hauteur de présent, comment séparer la fin d’une période et le début de celle qui lui succède : comment distinguer ce qui relève de la défaite et ce qui présage la révolution ?
D’ailleurs qu’est-ce qu’une révolution ?
Elle apparaît d’abord sous la forme d’un ensemble d’indices : les rumeurs confuses d’une agitation urbaine imprécise, un drapeau rouge, des soldats qui se présentent « comme appartenant au conseil de soldats de la garnison » et qui exigent qu’on leur remette les clés de l’hôpital. Mais personne, militaire ou civil, ne comprend clairement ce que veulent ces soldats vaincus qui se présentent en vainqueurs révolutionnaires. On mesure déjà mal comment va se manifester la fin de la guerre, alors la révolution… Une chose est certaine : après avoir rejeté l’ancien ordre militaire les soldats parlent désormais de rejeter l’ancien ordre politique.
Et d’un point de vue romanesque ?
Ce jour-là, Mme Hegen se préoccupe surtout du collet qu’elle a placé dans un champ proche avec l’espoir d’attraper le lièvre qui améliorera l’ordinaire des repas. Seul le pillage des réserves — vaisselle et linge — de l’hôpital va éveiller en elle le désir d’une action commune.
Et notre petite vieille, la concierge du pasteur, cette femme si discrète, où la retrouvons-nous ? Elle, qui s’était occupée du capitaine aveugle, ponctuellement, pendant dix ans, qui ramassait soigneusement le crottin dans la rue, elle, si sensible à ce qui pouvait troubler l’ordonnance de ses jours, que lui était-il arrivé ? Quelle métamorphose à cet âge si avancé, une révolution en miniature ! [5] Elle était entrée dans la danse et avait dansé jusqu’au bout. Pour la première fois infirmières et malades la virent glousser, caqueter. De ses propres mains, elle délivra un garde-malade des griffes d’un de ses camarades qui refusait que l’on emportât dans des voitures d’enfant les plaques de marbre du service chirurgical. La vieille fut prise d’une telle fureur qu’il fallut la maîtriser [6].
Mais la balle qui a blessé l’aviateur Richard et dont nous avons suivi le parcours destructeur dans le corps du jeune homme relève-t-elle de son histoire à lui ou de l’histoire de tous ? Les papiers jetés aux ordures par le pasteur et dont nous suivons le processus de décomposition et de pourrissement derrière la maison des Hegen appartiennent-ils à la défaite ou à la révolution ?
Le tourbillon dans lequel nous entraîne le roman naît d’une narration emportée par l’entremêlement des existences individuelles et des événements historiques. Une partie de la documentation historique est incorporée à la narration — dont un long flash-back qui reprend, au début de la deuxième partie, les principaux épisodes de la guerre depuis 1914 —, une autre est incluse telle quelle : manifeste du Conseil des travailleurs intellectuels, discours de Karl Liebknecht et de Maurice Barrès, décret de 1915 concernant la réquisition des objets métalliques, affiches annonçant l’abdication de l’empereur ou appelant à la révolution, articles parus dans la presse française et allemande. Les proximités que Döblin conduit, dans le même élan, jusqu’aux personnages quels que soient leurs points de vue, leurs fonctions, leurs positions, qu’il ne juge jamais, sont entrecoupées de scènes qui décrivent les circonstances sociales, politiques, militaires dans lesquelles chacun d’eux se débat.
3. Une nouvelle frontière nommée Strasbourg
Si, à Haguenau, la fièvre révolutionnaire retombe par incompréhension ou indifférence de la population, il n’en va pas de même à Strasbourg. Strasbourg est le lieu de convergence des convois sanitaires partis de la « petite ville », le point de rassemblement de tous ceux, civils ou soldats, qui vont quitter les territoires à la veille de redevenir français. Une ville change de maître : on déboulonne les statues des anciens héros, on rebaptise les rues. Une population change de nationalité : chacun aura besoin de nouveaux papiers, apprendra à employer — ou s’en souviendra, pour les plus âgés — un nouveau vocabulaire, s’efforcera de justifier plus ou moins adroitement, s’il choisit de rester, son retournement nationaliste. Que ce soit dans les trains, dans les rues, dans les cafés, le ton des discussions ne cesse de monter et les antagonismes éclatent : armées versus populations civiles ; soldats révolutionnaires versus bourgeois d’une part, hiérarchie politique et militaire d’autre part ; responsables socialistes versus conseils de soldats.
La ville est la plaque tournante des armées — soldats français qui approchent, soldats allemands en déroute, ou déserteurs, ou qui ont pris fait et cause pour la révolution — et de la population civile : « bourgeois » prêts à s’accommoder d’une administration française comme ils se sont accommodés de l’administration allemande, ou bien expulsés, ou bien fuyant ce qu’ils considèrent comme une nouvelle occupation ; et qui devront franchir le pont de Kehl : « La révolution, héritière de la guerre, avait pris la forme de simples soldats ou de civils assis derrière une table en bois, brassard rouge au bras : elle examinait des papiers, en délivrait ou orientait les expulsés. » Mais quelle est la nature de cet héritage entre la guerre et la révolution : est-il naturel comme le fruit naît de la fleur ? résulte-t-il d’un faisceau de volontés individuelles plus ou moins organisées en vue d’un dessein défini ? s’inspire-t-il de la révolution russe de 1917 ?
Le romancier décrit les situations non pas avec le recul que donneraient les vingt années écoulées entre les événements réels, qu’il a vécus, mais au moment même où il écrit, à hauteur des personnages tels qu’ils se révèlent dans le chaos de leurs existences. De Becker comme possible porte-parole à la vieille Mme Hegen en passant par le pasteur timoré, l’officier Hans ou la jeune et joyeuse veuve d’un officier décidée à profiter des salles de bal de Strasbourg, tous sont traversés d’appartenances sociales et historiques autant que d’aspirations, de rêves, de projets particuliers. C’est près d’eux que le romancier se tient, avec leurs désarrois et leurs contradictions nés moins de l’indécision ou du manque de conviction que de la complexité des situations où ils se retrouvent. Sa compréhension bienveillante à leur égard est à l’opposé du ton sarcastique qu’il adopte volontiers quand il commente les réunions publiques, comme si les intérêts particuliers, qui transpirent pourtant de chaque prise de parole, auraient dû céder devant l’intérêt commun. Et quand recul il y a, il porte en lui cette question : quel récit donner qui ne trahirait ni les personnages pris un à un ni la réalité historique ? La fin de la guerre et la révolution produisent des effets qui se répercutent dans les existences individuelles ; mais chacun, vivant cette période, produit par ses actes des effets qui s’inscrivent dans l’Histoire et l’infléchissent.
4. Cependant un certain Walter Ziweck…
En contraste avec Hanna, Hilde, Becker, dont le romancier s’est approché avec empathie, dans le personnage de Walter Ziweck se nouent, à leur paroxysme, la fin de la guerre et le début de la révolution. Découvert par les soldats du comité révolutionnaire dans une chambre d’isolement de l’hôpital militaire de Haguenau, Ziweck est happé de plein fouet par les événements. « Eh bien tu vois, c’est la révolution. La guerre est finie », lui expliquent-ils en ouvrant la porte de sa cellule. Mais il se méfie et menace violemment ceux qui veulent le délivrer comme il a menacé précédemment ceux qui l’avaient enfermé pour désertion. Abandonné à nouveau dans sa cellule, il s’échappe de l’hôpital, vole des armes et réquisitionne l’appartement de son ancien patron y compris la naïve servante Barbara pour qui la révolution c’est ça : dormir dans le grand lit de ses patrons en compagnie d’un homme et y faire la grasse matinée en robe de chambre. Car si l’ancien ordre a été renversé, si une révolution a bel et bien eu lieu, Ziweck va pouvoir mettre en œuvre son idée fixe : se venger de ceux qui l’ont exploité, humilié. La révolution encore tâtonnante n’a pourtant pas supprimé le droit à la propriété et les soldats, qui ne veulent pas effaroucher les bourgeois qu’ils espèrent gagner à leur cause, interviennent.
Dans la rue les gens se groupèrent autour d’eux, à cause des cris du quincaillier, mais ils prirent parti contre lui. En haut, une fenêtre s’ouvrit. Ziweck lança des cris menaçants, soudain un coup de feu, la rue se vida sur-le-champ, personne n’avait été touché. Dix minutes plus tard une voiture surgit avec une dizaine d’hommes armés. L’un des soldats portant le brassard rouge du conseil de soldats, courageusement caché derrière la voiture : « Camarade ! »
Puis à nouveau : « Camarade ! »
Ziweck apparut à la fenêtre, le fusil en joue : « Qu’est-ce que vous voulez ?
— Le conseil nous envoie. Il ne t’arrivera rien. Descends ! »
Un mot ordurier lui répondit. Celui d’en bas essaya encore de parlementer, comme tous les autres il le croyait ivre. « Camarade, ça ne peut pas continuer comme ça, viens donc, mais qu’est-ce qu’ils vont penser tous ces bourgeois ? »
Nouvelle grossièreté venue d’en haut. Celui d’en bas se mit alors à hurler et le mit sérieusement en garde. Ziweck lui cracha dessus en se frappant le front : « Vous n’êtes que des corniauds ! Et ça veut être des révolutionnaires, ça ! Bande de salauds. »
Et il tira. La voiture fut touchée. Tous se mirent à couvert derrière elle et ouvrirent un véritable feu roulant. Les vitres tremblèrent, cris de femmes dans les immeubles voisins [7].
L’histoire de Walter Ziweck est celle d’un individu qui passe à l’acte seul, non par idéalisme ou individualisme mais par ignorance de la vie sociale autant qu’en raison de l’indifférence dont la société a fait preuve à son égard jusqu’ici. Qu’il soit vu par les officiers qui l’ont enfermé, les soldats qui le délivrent, le quincaillier qui l’employait avant guerre, c’est toujours un regard social qui est posé sur lui, et ce regard le juge toujours de façon défavorable. Finalement tous les autres — qu’ils soient contre ou pour la révolution — lui apparaissent comme des adversaires dont il doit se défendre s’il veut survivre. Avec Walter Ziweck, les tourments intérieurs de Hanna, de Hilde, de Becker sont extériorisés et projetés dans un conflit radical, sans issue dans ce roman, entre l’individu et la société.
5. À la croisée de la minute et du temps
Bourgeois & soldats est un impressionnant montage entre des scènes consacrées à des personnages nés de l’imagination de Döblin et d’autres qui relatent des événements historiques. De ce point de vue, la narration opère sur un axe horizontal qu’en musique on désignerait par la ligne mélodique. Les séquences qui se succèdent conservent dans leur juxtaposition, leurs reprises, leurs variations, jusque dans leurs contrastes, une intensité égale, que soient décrits le trajet d’une locomotive dans un paysage de brouillards, une réunion dans un grand café de Strasbourg ou les tourments intimes d’un lieutenant.
Mais pas seulement. La façon dont les séquences individuelles et les scènes historiques se tissent et s’entrecroisent sur l’axe horizontal de la narration produit, s’élevant à la verticale, des harmonies simultanées, accords aussi bien que dissonances : dans la situation de chaque personnage se perçoivent les échos passagers ou accentués de la défaite et de la révolution qui, en retour, impriment leurs marques dans les existences. Les va-et-vient entre les deux plans sont incessants au point que la lecture participe de deux mouvements : cavalant à l’horizontale de la narration à la poursuite d’une résolution qui ne vient jamais, elle est sommée, chaque fois qu’Alfred Döblin en interrompt le courant, de se tenir face à l’instant présent mis en œuvre par le travail romanesque.
[1] L’art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-1948), traduit de l’allemand et préfacé par Michel Vanoosthuyse (Agone, collection Banc d’essais, 2013). Le traducteur a reçu le prix Gérard de Nerval 2015 attribué par la SGDL et l’Institut Goethe.
[2] Bourgeois & soldats, premier tome de Novembre 1918. Une révolution allemande, tétralogie romanesque d’Alfred Döblin, traduit de l’allemand par Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffmann, préfaces de Michel Vanoosthuyse, Agone, 2009. Première parution en allemand : Amsterdam, 1939. Première traduction en français : Pandora, 1982 (reprise par Quai Voltaire en 1990).
[3] Bourgeois & soldats, op. cit., p. 264.
[4] L’art n’est pas libre, il agit, op. cit., « Le poète épique, son sujet et la critique », avril 1921, p. 68.
[5] C’est moi qui souligne.
[6] Bourgeois & soldats, op. cit., p. 152.
[7] Bourgeois & soldats, op. cit., p. 82.