Les mots aussi livrent bataille
morte sur son lit dans un hôpital de campagne,
les mains croisées sur un triste bouquet de fleurs,
ses cheveux blonds bien coiffés,
ayant tout simplement l’air de dormir. »
Martha Gellhorn, février 1944.
Entre ces deux beaux portraits, j’ai collé dans mon journal une photo en noir et blanc de la journaliste américaine Martha Gellhorn prise en Espagne en 1937. Derrière elle on aperçoit des arbres, des buissons. Cheveux blonds coiffés d’un foulard noué sous le menton, elle écoute avec attention un interlocuteur qu’on ne voit pas.
En 1937, en Espagne, c’est la guerre. C’est pendant la guerre d’Espagne que Martha Gellhorn est devenue correspondante de guerre. Des années plus tard, en 1959, à Londres, elle raconte ainsi ses débuts :
[Arrivée en Espagne] j’ai couru derrière les correspondants de guerre, des hommes expérimentés qui avaient un travail sérieux à faire. Comme les autorités leur donnaient des moyens de transport et des laissez-passer militaires (les transports étaient bien plus difficiles à obtenir que la permission de tout voir ; c’était une guerre ouverte, intime), je les ai suivis sur tous les fronts dans Madrid et autour. Mais je n’ai rien fait d’autre qu’apprendre un peu d’espagnol et un peu sur la guerre, rendre visite aux blessés pour essayer de les amuser ou de les distraire. C’était un misérable effort et, un jour, des semaines après mon arrivée à Madrid, un ami journaliste a suggéré que je devrais écrire ; c’était la seule façon dont je pourrais soutenir la Causa, comme les Espagnols et nous-mêmes appelions, avec beaucoup d’amour, la guerre dans la République espagnole. Après tout, j’étais écrivain, n’est-ce pas ? Mais comment aurais-je pu écrire sur la guerre, qu’est-ce que j’en savais et pour qui aurais-je pu écrire ? Qu’est-ce qui, pour commencer, constituait une histoire digne d’être racontée ? Quelque chose de gigantesque et de définitif ne devait-il pas se produire avant qu’on puisse écrire un article ? Mon ami journaliste a suggéré que j’écrive sur Madrid. Pourquoi cela intéresserait-il qui que ce soit, ai-je demandé. C’était la vie quotidienne. Il a souligné que ce n’était pas la vie quotidienne de tout le monde.
J’ai posté mon premier article sur Madrid à Collier’s, ne m’attendant pas du tout à ce qu’ils le publient. Mais j’avais cette lettre de recommandation et donc l’adresse du magazine. Collier’s a accepté l’article en question et après l’article suivant, ils ont inscrit mon nom dans l’ours. Je l’ai appris par hasard. Une fois dans l’ours, j’étais devenue évidemment correspondant de guerre. Ça a commencé comme ça.
La Guerre de face (éditions Les Belles Lettres, collection Mémoires de Guerre, 2015) de Martha Gellhorn a été traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Pierre Guglielmina d’un texte passionnant intitulé « L’infirmerie générale ».
Ce livre rassemble trente-trois reportages parus entre 1937 et 1990 : guerre en Espagne (1937-38), en Finlande (1939), en Chine (Canton, 1941), Seconde Guerre mondiale (1943-45), guerre à Java (1946), au Vietnam (1966, ses articles, jugés « inappropriés » par le Département d’État américain, paraîtront dans le Guardian londonien), guerre des Six-Jours (1967), guerres en Amérique centrale : Salvador, Nicaragua, Panama (1983, 1985, 1990).
À chaque guerre, un chapitre, préfacé par Martha Gellhorn.
Une traversée du XXe siècle par ses guerres.
Et ces mots, écrits en 1992, au Pays de Galles : « Peut-être qu’au XXIe siècle, les gens considéreront ce siècle avec sidération et dégoût. Peut-être qu’ils seront sains d’esprit. Peut-être qu’ils penseront qu’il est plus important de préserver la planète que de détruire la vie. Peut-être qu’ils sauront quelles sont les véritables priorités. Peut-être. »
Hélas non, pense le lecteur vers qui affluent alors les images de pays ravagés par la guerre ces dernières années : Irak, Syrie, Afghanistan, Tchétchénie, Ukraine, Érythrée, Yémen, et les files de réfugiés fuyant des zones de combat comme au siècle précédent.
Suivent les Introduction et Conclusion qui ont rythmé les rééditions successives de La Guerre de face en 1959, 1967, 1986 et 1988 puisqu’une nouvelle guerre éclatait toujours, que Martha Gellhorn couvrait toujours. Elle s’est suicidée à Londres en 1998. Cet ouvrage aurait été sans fin. Elle était née dans le Missouri en 1908. Deux photos précèdent la Table des matières : on la voit en compagnie d’Ernest Hemingway qui fut, après Bertrand de Jouvenel, son deuxième mari, de 1940 à 1945. C’est lui dont on aperçoit le bras sur la photo en noir et blanc.
Dans l’article « Le troisième hiver (novembre 1938) », écrit pendant le siège de Barcelone, elle raconte sa visite à la famille Hernandez. Vivent au foyer de M. et Mme Hernandez : leur fille qui travaille dans une usine de munitions ; leur belle-fille Lola et leur petit-fils Miguel qui ne va plus à l’école à cause des bombardements. M. Hernandez est charpentier mais le travail manque, le bois disponible servant désormais à étayer les maisons bombardées, tailler des traverses de voies ferrées, fabriquer des prothèses de bras, de jambes, des cercueils. L’article est un long dialogue avec chaque membre de la famille.
« Mes deux fils sont soldats, a dit Mme Hernandez. Le père de Miguel est l’aîné, Tomas, il est à Tortosa ; et Federico est quelque part du côté de Lérida. Tomas était ici la semaine dernière.
— Qu’a-t-il raconté de la guerre ? ai-je demandé.
— Nous n’en avons pas parlé. »
La question suivante de Martha Gellhorn aurait pu être : De quoi avez-vous parlé ? Mais Mme Hernandez continue :
« Parfois il parle des morts.
— Ah oui ?
— Il dit : …˜…˜J’ai vu tant de morts.’’ Il dit que je peux comprendre comme ça, mais nous ne parlons pas de la guerre. »
De même que Tomas, afin de reprendre souffle et d’épargner sa mère, n’a pas évoqué directement la violence des combats auxquels il participe, celle-ci a dû taire les dangers qui menacent une ville en état de siège. Tous deux le devinent, n’est-ce pas ? Alors : se serrer dans les bras l’un de l’autre plutôt que sangloter sur les malheurs de la guerre. Et c’est dans de longues parenthèses intercalées dans les dialogues que Martha Gellhorn raconte comment survivent les habitants de Barcelone : heures passées à se procurer de la nourriture ; hôpital accueillant les enfants blessés qui souffrent de la tuberculose et du rachitisme ; séances de cinéma et spectacles d’opéra qui aident à oublier la guerre et rire, pleurer, s’émouvoir, s’enthousiasmer pour d’autres histoires que la sienne ; ouvriers, ouvrières travaillant à l’usine de munitions à qui l’on remet chaque jour, à titre de bonus, deux miches de pain ; défilés des Brigades internationales.
La composition de l’article — une alternance de dialogues à l’émotion contenue et de parenthèses documentant ces dialogues — fait écho à la scène entre Tomas et sa mère : un tressage de paroles et de non-dits, d’empathie et de souci de l’autre. Elle est exemplaire de la manière de travailler de Martha Gellhorn : préciser les contours de la situation, comprendre ce qu’elle a sous les yeux et le décrire avec exactitude, rapporter ce que dit, ce que ne dit pas chaque individu, civil ou soldat, qu’elle rencontre, et en faire le récit au plus près sans masquer sa présence.
Au cours d’une nuit particulièrement claire, en revenant du front du Sègre épuisés, nous nous sommes arrêtés au quartier général d’une division pour regarder des cartes et, avec un peu de chance, pour manger quelque chose. Nous avons été reçus par le lieutenant-colonel qui commandait dix mille hommes. Il avait vingt-six ans et avait été électricien à Lérida. Il était blond, il ressemblait à un Américain et il avait mûri avec la guerre. Le chef des opérations avait vingt-trois ans et c’était un ancien étudiant en médecine venu de Galice. Le chef d’état-major avait vingt-sept ans, il était avocat et c’était un aristocrate madrilène qui parlait bien le français et l’anglais. Modesto, qui commandait l’armée de l’Èbre et était un grand soldat, avait trente-cinq ans. Tous les nouveaux commandants des corps d’armée avaient entre vingt-cinq et trente ans. Tous les gens que vous croisiez savaient ce qu’ils faisaient et pourquoi. C’était une armée très joyeuse. L’hiver est le pire temps qui soit dans la guerre, et ce troisième hiver est long, froid et désespéré ; mais il est impossible de s’apitoyer sur le sort de cette armée.
Ce livre qui s’intitule La Guerre de face parle donc de la guerre…
En effet. Mais pas seulement.
Douze articles, écrits de novembre 1943 à mai 1945, couvrent la Seconde Guerre mondiale. Martha Gellhorn a parcouru en Jeep le front allié en Italie, participé au débarquement en Normandie à bord d’un navire-hôpital, assisté à la bataille des Ardennes, pris part à une mission de nuit à bord d’un C-47, parcouru le camp de Dachau à sa libération. Plus personne, est-elle persuadée, ne voudra jamais que se répètent tant de souffrances, tant de destructions. Plus jamais ça ! Mais sous chaque mot elle découvre que résonne, tel un sourd grondement, son sens contraire. « Lorsque la guerre est finie, tout n’est pas terminé », écrit-elle. Un mois après avoir assisté au procès de Nuremberg, et en avoir rendu compte, la Conférence de la paix qui se déroule en décembre 1946 à Paris, dans les salles dorées du palais du Luxembourg, marque le moment de dessillement de Martha Gellhorn — et du lecteur. Dans l’article « Ils ont parlé de la paix », elle prend conscience que la conférence a moins établi les bases d’une paix retrouvée à maintenir à tout prix que les prémisses des prochaines hostilités que, derrière leurs discours pacifiques, les gouvernements préparent déjà. S’ils viennent d’entériner officiellement la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils n’ont pas épuisé le sens et les prolongements possibles du mot « guerre » : occupation de territoires, conflits frontaliers, annexion de régions limitrophes, maintien de l’ordre colonial, coups d’État politiques ou militaires, répression antidémocratique.
Dans chaque article Martha Gellhorn veille que le sens des mots qu’elle emploie ne soit ni dévié ni trahi :
À l’heure présente, les Allemands étaient « contenus », disait le communiqué. Pour l’exactitude des archives, voici quelques éléments qui permettent d’apprécier ce à quoi ressemble le fait de contenir une situation fluide dans un coin où on casse du Schleu. […] Nous ne savions pas où était notre infanterie (c’est ce que signifie « situation fluide »).
« Arrières » est un mot tout à fait imprécis et il faudrait dire plutôt : « depuis l’endroit où les Allemands n’étaient plus jusqu’à l’endroit où les Américains étaient disséminés dans la campagne enneigée ».
Vous pouvez prononcer les mots « mort et destruction » et ils n’ont aucun sens pour vous. Mais ce sont des mots effroyables lorsque vous avez sous les yeux ce qu’ils signifient (« La bataille des Ardennes [janvier 1945] »).
Martha Gellhorn part au Vietnam en septembre 1966. « En fin de compte, écrit-elle, je suis allée au Sud-Vietnam parce que je voulais m’informer moi-même, puisqu’il était impossible d’obtenir une information de quiconque, sur ce qui était en train d’arriver à ce peuple vietnamien sans voix. »
Dans l’article « Guerre réelle et guerre des mots » — qui est aussi un hommage à George Orwell, « le seul homme qui pourrait couvrir cette guerre grâce à son intelligence exceptionnelle » —, elle démonte le système de la propagande américaine et explicite ses deux modalités : syndrome de la peur, syndrome de l’enthousiasme. Le syndrome de la peur, explique-t-elle, « déplace la véritable douleur de la véritable guerre […] Ce qui hante et affecte douloureusement la population de Saigon, la vaste majorité, ce n’est pas le terrorisme vietcong, mais la pauvreté ». À l’opposé, le syndrome de l’enthousiasme « ou de la falsification optimiste des conditions de la vie civile au Vietnam, n’affecte pas la sécurité du monde. Il n’affecte pas non plus véritablement la vie des gens au Vietnam, il ne fait que dissimuler cette vie ». C’est l’unique fois dans son travail, dit-elle, où elle s’est trouvée « du mauvais côté », du côté de ceux qui considèrent la population d’un pays comme une simple variable de la politique, la quadrillant et la contrôlant sous couvert de la protéger.
Ses reportages adoptent toujours le point de vue des individus en chair et en os plutôt que des opérations militaires. Une offensive menée à terme, la signature d’une trêve ou d’un traité de paix, c’est d’abord l’arrêt des bombardements, le silence des armes, la fin des massacres, des trajets non dangereux, des jours et des nuits paisibles. Elle est pourtant assez lucide pour ne pas opposer de façon dogmatique les individus et les structures du pouvoir, ceux qui subissent et ceux qui imposent : il existe des espaces de justice dans les pouvoirs constitués comme il y a, dans les individus, des nœuds serrés d’égoïsme et de haine. Mais sa confiance dans le libre arbitre individuel lui fait attendre de chacun qu’il ait le courage de dire non, de se révolter. Et malgré sa réserve habituelle elle éclate parfois d’une amère ironie. Dans « Das deutsche Volk (avril 1945) », elle note que, depuis la défaite de l’Allemagne, tous les Allemands qu’elle rencontre déclarent avoir été opposés au régime nazi et n’avoir jamais voulu aucun mal aux juifs.
Observant les situations à hauteur de regard, elle rend compte de ce qu’elle a sous les yeux : des territoires dévastés, des villes et des villages transformés en champs de bataille, des relations internationales devenues des « fabriques de réfugiés », des hommes et des femmes qui combattent pour leur survie. Des enfants terrifiés et des vieillards épuisés. Des orphelins et des veuves. Des blessés, des estropiés. Des morts. Que ce soit en Finlande, à Canton, à Nimègue ou à Panama, partout elle entend les mêmes plaintes, partout elle voit les mêmes peurs. Partout aussi elle constate le même courage, la même détermination, la persistance de l’espoir. Sa capacité à se tenir fermement dans l’instant précaire de la rencontre avec telle ou telle personne ne lui fait pas ignorer la confrontation de longue durée où elle s’inscrit. Savoir prendre en compte à la fois l’axe vertical (la situation particulière) et l’axe horizontal (le déroulement d’une guerre), ainsi que les circonstances de sa propre présence, donne à ses reportages leur simplicité, leur intelligence et la sensation de proximité qu’éprouve le lecteur. En nous faisant les récits de la guerre, elle accomplit ce paradoxe de nous rendre le monde plus humain.
La Guerre de face suit le fil chronologique du travail de Martha Gellhorn, témoin engagé, journaliste courageuse. C’est aussi le tableau pessimiste d’un siècle qui n’a pas su, plus que les précédents, léguer la paix aux sociétés à venir. Il se conclut par ces mots :
Nous devons toujours nous souvenir du fait que nous ne sommes pas les serviteurs de l’État. Comme l’a déclaré le procureur général britannique dans son dernier discours au procès de Nuremberg : « L’État et la loi sont faits pour l’homme, afin que grâce à eux il puisse atteindre une vie plus pleine, un but plus élevé et une dignité plus grande. » L’État a échoué dans sa tâche : au lieu d’une vie plus pleine, l’État a conduit l’homme vers une vie hantée.
Il doit y avoir une meilleure manière de gouverner le monde et nous devrons veiller à nous en emparer.
Lectures complémentaires, prolongements :
Marina Tsvetaeva, Indices terrestres, pour lire un autre récit de la Révolution russe
les Slogans de Maria Soudaïeva à la reconquête du langage
Svetlana Alexievitch, en particulier Écrire la catastrophe.