Lionel Tran | No present

Le livre se compose de fragments dont la longueur varie d’une phrase à cinq pages. On suit un personnage solitaire qui va se fondre dans un groupe de jeunes du même âge qui se réunit (s’exile) dans un atelier. Lieu qui sert également de logement, de galerie d’exposition et d’abri à d’autres solitaires. Un groupe qui espère quelque chose de la création, quelque chose d’absolu. Ils s’obstinent, se perdent, poursuivent, créent et se consolent régulièrement dans l’alcool ou le shit.

Des faits sont donnés. La porte s’entrouvre sur la vie de l’atelier mais pas de béance. Tout est pesé, cadré, aucun débordement visuel. Maîtrise émotionnelle. L’écriture veut contenir pourtant un coup nous est donné.

Avec une écriture à ce point resserrée, il n’est pas simple d’interroger l’auteur. Ne pas l’obliger à dire au-delà du projet d’écriture. Quand le matériau est en partie autobiographique, comment questionner le vrai, le vraisemblable. Mais qu’est-ce qui permet de parler d’autobiographie ?
Pourtant, les questions sont là.
Elles ne se veulent pas intrusives. Juste mieux comprendre ce qui se joue au cœur d’un texte, comprendre comment ça se fabrique l’écriture et où se loge la nécessité d’un texte.

Je connais Lionel Tran, nous avons été compagnons de route des ateliers d’écriture. Nos chemins se sont éloignés géographiquement, j’ai plaisir à le retrouver dans cet entretien.

Cette suite de textes très courts à des passages plus longs, est-ce ton format d’écriture habituel ou s’est-il imposé pour ce livre ?

LT : La structure de No Présent est celle d’un miroir brisé : il y a des éclats de tailles différentes, parfois on retrouve une image qui se poursuit sur plusieurs fragments, d’autres bribes sont autonomes, tous ces morceaux acérés forment une image d’ensemble, le portrait d’une génération qui ne se reconnait pas en tant que génération.

Je crois qu’il y a plusieurs formats d’écriture dans cette composition : il y a des morceaux très très courts — une phrase de quelques mots sur une seule page et des monologues intérieurs qui courent sur plusieurs (j’ai lu hier pour la première fois au Cabaret Poétique organisé par Frédérick Houdaer les premières pages du livre : une phrase dont la lecture m’a pris 7 minutes) et des portants plus classiques et plus narratifs.

C’est vrai que la plupart de mes livres sont composés de fragments. Le premier livre que j’ai écrit était un recueil d’aphorismes. À la base il y avait 2000 fragments, j’en ai conservé 500 que j’ai agencés de manière à former un tout qui puisse se lire à la fois de la première à la dernière page ou en piochant au hasard. Je crois que ma manière de travailler vient de là. Ensuite, pour chacun des bouquins suivants j’ai essayé d’écrire autrement mais au final, j’en suis toujours revenu à ce type de pratique (dans un livre, j’ai enlevé les trois quarts du texte une semaine avant l’impression).

Avec No Présent je désirais un livre plus étoffé, moins écrit par petites touches (quand je feuillète mes livres et que je vois toutes ces bribes, je m’imagine être dans une librairie et reposer le livre en me disant que je ne vais pas m’y retrouver question quantité/prix).

Dès le départ, il y a eu ce monologue qui ouvre le livre, ce flot de paroles, de références, cette véritable régurgitation. J’ai donc écrit beaucoup plus long et j’ai réécrit en gardant des textes longs.

Au moment de la composition du livre, j’ai créé un fichier dans un logiciel de PAO où j’ai importé les textes écrits sous Word. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à scinder les textes, à les réduire (parce que la mise bout à bout des différentes séquences, créait un rythme trop lourd à la lecture). J’avais besoin d’avoir une vue d’ensemble des 250 pages, je ne pouvais pas le faire avec un traitement de texte où le texte défile page à page.

Ça a réellement été un travail de montage ( d’ailleurs je me suis formé au montage vidéo il y a trois ans et c’est exactement le même processus.)

No Présent est le livre le plus complexe, en terme de structure, sur lequel j’ai travaillé. La construction de la structure a été un véritable casse-tête, une mécanique d’une grande précision.

Mon écriture, très simple en terme de vocabulaire, peut induire l’idée qu’il s’agit d’une écriture retenue, sensible qui marche sur le fil du rasoir. Tu parles « d’écriture pour contenir », je crois qu’il s’agit pour moi de créer une écriture qui soit en tension maximale. Je cherche à créer quelque chose de réel, de concret (un peu comme les plans séquences extrêmement rudes des premiers films de Michaël Haneke, où l’on voit quelqu’un sangloter pendant plusieurs minutes. On se sent pris en otage, le langage cinématographique est tendu à l’extrême, il n’y a pas de mouvements de caméra qui viendraient faire retomber la tension de la scène).

Je veux que le livre ne permette pas au lecteur de s’échapper. Je veux créer une absence de recul, un effet de sidération presque pornographique. Chaque fois que j’essaie d’écrire plus ample, je finis toujours par gommer ce qui rend le style trop apparent, tout ce qui donne à ressentir de la subjectivité, tout ce qui rend la langue trop littéraire, trop artificielle.

On parle souvent de l’effet « objectif » de mon écriture, de son côté « hyper-réaliste », de « l’absence de jugement » qui s’en dégage, peut-être parce que je ne fais pas de psychologie et parce que je m’efforce au maximum de rendre la subjectivité indécelable. Or, mon écriture est tout sauf objective. Je cherche à provoquer un effet de réel, brut, une esthétique qui ait l’air le moins travaillé possible, pour couper les ponts derrière le lecteur, pour le prendre en otage, pour que le texte l’englobe complètement, sans lui laisser de recul. Je me reconnais beaucoup dans les auteurs autrichiens, dans leur façon de rendre le malaise sociétal et intime de façon concrète.

Pour ce livre as-tu réuni des notes anciennes, relu tes carnets ou travaillé de mémoire ? Je pose ainsi la question, car ton atelier d’écrivain traverse certains passages du livre. Il semble que tu creuses depuis longtemps les mêmes questionnements. Tu mets de l’ordre comment ?

Je ne relis pas de notes. Le travail sur un livre me prend des années. Souvent quand je me lance dans un projet de livre, j’ai une idée très précise de ce que je veux faire. Pour No Présent, J’avais écrit dans une note d’intention en 2001 : il s’agira de dresser un portrait de génération qui se passe dans l’underground, mais qui serve de révélateur à quelque chose qui traverse toute la société.

Ensuite, c’est très très long d’écrire quelque chose qui soit à la hauteur du projet. Avant de me lancer dans l’écriture, je mène beaucoup de recherches documentaires (pour No Présent j’ai beaucoup lu sur les années 50-60-70-80, j’ai aussi lu de la socio.), il faut digérer ces recherches, ne pas les recracher à chaud et sans recul, tenter de les faire remonter par l’écriture. De nombreux livres écrits et fabriqués collectivement dans la structure de micro édition dont je m’occupe depuis 2004 sont nés de ces recherches. Ils m’ont permis d’apprivoiser ces thèmes, de les digérer, justement.

J’ai une idée précise de ce que je veux que le lecteur éprouve en se promenant à l’intérieur du livre. Je dresse des plans, assez clairs et assez simples, puis je vais chercher des matériaux et je les trie. Ensuite, avec ces matériaux, je commence à produire du texte, le texte qui va me servir à édifier le livre. Pour un livre comme No Présent, il me fallait beaucoup de pièces différentes, chaque morceau pouvait reposer longtemps, être relu, réécrit plusieurs fois avant d’être mis en place dans l’ensemble.

Puis, quand j’ai suffisamment de matière travaillée, je commence la construction, en transférant les fichiers texte écrit sous Word dans un logiciel de PAO et je commence le travail de montage.

Tu utilises souvent l’article nous. Si l’article on offre un flottement entre le je et le nous justement, j’ai du mal à cerner le territoire de ce nous. Il est dérangeant. Il semble vouloir désigner et exclure. Nous est-ce un groupe en conflit avec un autre ? Peux-tu m’expliquer comment il s’est imposé dans ton texte ?

LT : L’alternance des pronoms personnels dans No Présent est la traduction stylistique du projet politique du livre : il s’agit de recréer du collectif, en suivant l’effondrement du "je".
Le texte commence au "je", il s’ouvre avec le narrateur qui régurgite les années 80, avant de se jeter dans le vide social au début des années 90. Ce saut dans le vide se fait à plusieurs, avec d’autres membres de sa génération, issus pour la plupart de la classe moyenne inférieure. Le "je" disparais progressivement, remplacé par un pseudonyme (d’ailleurs, tous les personnages ont un pseudonyme qui recouvre leur identité), le narrateur s’efface, perd son identité, dans un "nous" qui désigne le groupe fermé et dans lequel on n’entre pas. La bande de copains qui fonctionne par cooptation, la famille qui exclut ceux dont elle ne veut pas, la secte qui crée son propre langage hermétique. Il s’agit pour moi de la collectivité comme un blockhaus, des énergies qui se rassemblent parce qu’elles sont, à la base, similaires et isolées et qui, en se rassemblant, forment comme un poing fermé.

C’est un "nous" qui se revendique en tant qu’entité close. C’est, effectivement, un "nous" contre le monde. Le collectif dont je me suis inspiré, s’appelait "eux fécal je" (ce n’est pas une blague), ce que quelqu’un avait un jour traduit par "ils m’emmerdent" ou "le monde me fait chier". Tout est dit...

Et puis il y a le "on" qui reflète un état de flottement intérieur et collectif. Ce "on" est en quelque sorte tout ce qui est intériorisé et que cette génération n’arrive pas à dire, à s’avouer. Les passages au "on" c’est la honte, le sentiment de déclassement social, d’échec personnel, c’est l’impensable, l’indicible...

Il y a enfin des passages au "tu" dans la dernière partie du livre. Ce "tu", c’est le narrateur qui progressivement se réapprivoise, se reconstitue. C’est le narrateur qui se parle à lui-même, au moment où il frôle la folie. C’est une des rares voix bienveillantes du livre.
Et le livre se termine sur une question au "vous".

Inventaire, liste des choses vues, je ne peux m’empêcher de penser à Georges Perec, est-ce une référence possible pour toi ?
Et, au fait, quels sont tes rapports avec la littérature actuelle ?

LT : Je n’ai jamais réussi à lire Perec, à part "Tentative d’épuisement d’un lieu parisien" (et aujourd’hui je pense que j’arrêterais au bout de la deuxième ligne), je n’ai pas terminé le premier chapitre du livre "Les choses". Je trouve qu’avec le temps Perec devient de plus en plus illisible. Son travail est trop froid, trop cérébral pour moi.

Je comprends que tu fasses le parallèle. C’est vrai que je fonctionne par système, avec une organisation à laquelle je me tiens pendant des années. J’aime concevoir les choses sous l’angle de la mécanique. J’aime analyser, décrypter, échafauder des systèmes à partir de signes. Je pense que cela vient des cours de linguistique que j’ai suivis à la fac.

En ce qui concerne mes rapports avec la littérature actuelle… Il faudrait savoir de quelle littérature on parle. Je lis beaucoup de choses actuelles, la plupart du temps des traductions de fiction, des choses populaires : Stephen King, Haruki Murakami, Philip Pulman, Natsuo Kirino - je suis en train de lire Le Trône de Fer de G.R.R. Martin par exemple. Ce sont des auteurs qui ont une écriture simple en apparence, abordable par tout le monde, mais ils sont de très grands narrateurs. Il s’agit de grands techniciens qui ont une écriture d’une grande subtilité derrière l’apparente simplicité. Ces auteurs laisse une grande place au lecteur et pour moi c’est une question fondamentale.

Je me reconnais plus particulièrement dans le travail des auteurs d’anticipation sociale, les Bret Easton Ellis, Chuck Palahniuk ou Michel Houellebecq. Ce sont des gens dont le travail m’a marqué par l’adéquation entre la forme de leur écriture et le rôle de révélateur social qu’ils lui assignent. Et il s’agit également d’auteurs qui racontent, qui maitrisent la construction de personnages et les techniques narratives.

Pour le style, je suis peut-être plus imprégné par la rage d’un auteur comme Hubert Selby Jr, qui est avec Céline, l’auteur qui m’a peut-être le plus marqué (ainsi que Knut Hamsun avec son livre "La faim") Ce sont des auteurs qui ont une langue qui attrape le lecteur et qui ne le lâche plus jusqu’à la dernière ligne, une langue qui l’empoigne et qui le secoue dans tous les sens.

En général j’évite les textes qui manquent de vigueur, d’ampleur, les "romans" qui ne savent pas raconter, qui ne cherchent pas à raconter, où alors de façon tellement creuse (comme si l’auteur se parlait surtout à lui-même, sans se poser la question de ce qu’il propose au lecteur.) J’évite aussi les textes qui reposent sur le plaisir de la langue - les jeux de langage ne me parlent pas, ils me paraissent affectés, artificiels. J’aime une langue bâtarde, mutante.

L’écriture t’obsède, c’est ce que tu écris. Pourtant, il y a du dégoût, de l’impossibilité. Tu notes : je ne sais pas écrire. Est-ce l’écriture même qui te fait peur où le fait qu’elle est encore associée à une classe dominante ? As-tu l’impression, en écrivant de transgresser un interdit ?

LT : Je n’écris pas que l’écriture m’obsède. Le narrateur écrit que l’écriture l’obsède et le dégoûte, ce n’est pas la même chose. Et s’il écrit ça, dans le contexte du livre, c’est parce que pour lui l’écriture représente quelque chose d’impossible. Face à la multiplicité apparente des choix de vie qui s’offrent à lui (nous sommes en 1989, à la charnière des années 80 et du boom de la culture et de la pub des années 90 - décennie où on va prendre conscience du basculement dans la précarité), il choisit un mode de vie pour lequel il est le moins préparé, le moins armé. L’écriture est pour lui un non-choix, c’est un suicide social. Il n’est pas formé, pas outillé, il se retrouve avec des artistes plasticiens dont certains sortent des beaux arts, d’autres d’écoles de graphisme réputées, qui eux sont armés techniquement.

Tout ce qui touche à l’écriture dans No Présent est venu très tardivement, je ne voulais pas écrire là dessus. Et j’ai résisté le plus longtemps possible. Écrire que le narrateur se chie dessus ne me pose pas de problème, écrire qu’il essaie d’écrire, par contre, ce n’était pas possible.

Je parlais de mon "système de travail" en expliquant comment je m’organise et je construis pendant des années. Mais à la base d’un livre, il faut avant tout que je sente une véritable mise en danger. J’ai fait quelques performances en public à un moment de ma vie, en me mettant à poil, en vomissant, en me couvrant de sang, en me frappant, en jouant sur la corde de la maladie mentale. Et, lorsque je me lance dans un projet, je dois ressentir la même trouille que pour une performance. Il faut que j’ose à peine penser ce que j’écris, il faut que ça me coûte. Et écrire sur l’écriture, c’est ce qui m’a le plus coûté, mais il fallait le faire, pour que le narrateur soit confronté à lui-même.

Mais je botte en touche par rapport à la question. Disons, oui, que ça touche à un interdit ET à une impossibilité faute d’outils. Mais il ne s’agit pas pour moi seulement d’oser, de m’autoriser à écrire, de libérer la parole. Il s’agit aussi de savoir écrire un livre qui soit lisible par autrui, qui lui fasse une place, qui le touche (mais pas seulement - parce que cela ne fait pas un livre à mes yeux. Interpréter mon travail comme "émouvant" ou l’aborder uniquement sous l’angle psychologique serait passer à côté de ce que je fais) et lui fasse vivre une expérience. Quand j’ai commencé à écrire, je ne voulais pas faire de la littérature, trouver ma langue ou quoi que ce soit, je voulais raconter des histoires, comme celles que je lisais. Or se lancer dans de la fiction sans de solides outils est voué à l’échec. Ou au ridicule.


Édition, collages, écriture, scénario de bandes dessinées... un besoin vital chez toi de transformer, de créer, de produire, d’exprimer et surtout de travailler...
Un besoin de laisser une trace ou une manière de s’occuper pour ne pas perdre pied ?

LT : J’ai tenu un jardin ouvrier assez grand pendant 10 ans et j’ai appris à organiser mon travail d’écriture de la même façon : il y a toujours quelque chose à faire, des notes à défricher, un texte à creuser, un livre à réécrire intégralement, un autre à élaborer. Il faut travailler régulièrement, c’est comme ça que ça avance. Je n’en ai pas toujours été capable. À une période où je jouais un peu l’artiste, où je disais "être épuisé" après avoir écrit pendant une heure ou deux et ne faisant rien du reste de la semaine, période où la publication d’un texte était "un évènement", un ami à moi qui construit des charpentes en Ardèche m’avait répliqué : ben si tu veux faire ça, t’as plutôt intérêt a le faire quotidiennement, c’est le minimum, non ?

À côté de mes projets, j’investis aussi beaucoup d’énergie dans des livres collectifs. Par "livres collectifs" je n’entends pas recueils de textes individuels, mais des livres conçus, écrits, montés, réécrits, maquettés, corrigés, façonnés et distribués à plusieurs. Entre mon précédent livre Sida Mental et No Présent, j’ai coécrit et travaillé sur 23 livres aux éditions TerreNoire.

Pendant cette période la structure a accueilli pas loin de 70 personnes qui ont été formées et avec qui nous avons appris à fabriquer des livres. Certains de ces livres étaient à la base des projets personnels que j’ai ouverts à d’autres. Les bouquins qui en résultent sont plus riches, plus forts que si je les avais écrits tout seul. Étant donné qu’il s’agit de livres de résistance, socialement engagés, cela n’aurait pas de sens qu’ils émanent d’un seul auteur. Certains de ces livres, comme Être Pauvre, Manuel de prostitution sociale, Chroniques de la guerre économique et plus particulièrement Lettre ouverte à cette génération qui refuse de vieillirou La fin du collectif recoupent de très près la forme et le contenu de No Présent. D’ailleurs, ces livres ont tous été écrits dans une collection crée en 2004 et intitulé No Présent. Des livres qui circulent dans un petit réseau de librairies, tirés à quelques centaines d’exemplaires et qui sont régulièrement réédités. Ces livres circulent beaucoup et sont largement lus. Ce sont des livres écrits de façon très simple (simple ne veut pas dire pauvre), très directe, que l’on peut lire de la première à la dernière page ou bien en piochant dedans au hasard (là aussi le travail de montage est fondamental). Il s’agit de livres mutants.

Donc, pour répondre à ta question, je crois qu’il s’agit surtout d’essayer de créer quelque chose qui ne soit pas vain. Collectivement, je veux dire. Qui puisse servir à autrui. Avec ces livres, j’essaie de fabriquer des armes.


Penses-tu toujours, comme c’est écrit dans le livre qu’il y a une possibilité de créer une œuvre absolue ?

LT : Dans le livre, les personnages sont obsédés par l’idée d’une œuvre d’art absolue. Ils citent Du spirituel dans l’art de Kandinsky. Le problème c’est que ça les conduit à se prendre pour une élite et à devenir hermétiques.

Alors non, l’absolu artistique, je n’y crois pas. Je ne pense pas qu’il faille être obsédé par ça, parce que la recherche d’absolu conduit à des actes tragiques ou haïssables. En tant que lecteur ou spectateur je ne cherche plus des œuvres absolues, je me nourris de pleins de choses bancales. Et puis parfois, il y a des œuvres qui marchent mieux et certaines marchent même très bien. Et parfois, certaines rejoignent le patrimoine commun. Mais il faut du recul pour s’en rendre compte, il faut les relire, les revoir après des années de distance. Et c’est souvent la conjonction de facteurs réunis à un moment donné qui en font une œuvre importante, ce n’est pas un acte conscient de la part de ceux qui les ont créés.

Par contre, je pense qu’une œuvre peut toucher collectivement de façon massive et profonde, oui ça j’y crois. Il s’agit souvent d’œuvres populaires qui racontent un périple initiatique.

Je crois qu’un auteur, qu’un artiste a une responsabilité. Il doit travailler à partir de lui, de son expérience, de sa sensibilité mais il ne doit pas s’adresser pas qu’à lui même. Pour ça je pense que dans la littérature, le langage universel est celui du récit.
Au niveau où j’en suis, j’essaie surtout de faire quelque chose qui soit le moins raté possible.

À la fin du livre, tu remercies les participants de tes ateliers d’écriture. Que représente pour toi cette pratique ? Est-ce une manière de faire circuler la littérature ?

LT : Les ateliers d’écriture m’ont sauvé la vie. Lorsque j’ai poussé la porte d’un atelier d’écriture pour la première fois il y a 14 ans, ça faisait dix ans que j’écrivais dans mon coin. J’avais arrêté mes études en me disant que "j’allais écrire", sans avoir le moindre indice de ce que ça impliquait. Je m’étais dit : "soit tu écris et tu y arrives, soit tu es une merde". Et j’ai fait ce qu’il ne faut pas faire : je me suis enfermé devant une pile de feuilles, plus tard un traitement de texte, en me répétant "écris !". Et j’ai perdu beaucoup de temps, je me suis rendu misérable et j’ai failli finir à l’hôpital psychiatrique.
Les quelques personnes qui écrivaient dans mon entourage ne pouvaient pas m’aider parce qu’elles étaient aussi perdues que moi. Nous lisions, nous parlions de nos lectures, mais nous étions incapables d’avoir du recul sur ce que nous écrivions, et encore plus de nous fournir des pistes de retravail. C’était comme si l’écriture était magique et que nous n’avions pas les clés pour comprendre comment pratiquer de la magie à notre tour. Nous étions à vif, l’écriture était une souffrance.

Après m’être acharné comme ça pendant 10 ans, j’ai fini par me tourner vers les ateliers d’écriture, avec énormément d’à priori. Je craignais qu’il ne s’agisse pas vraiment d’écriture, j’avais peur de m’ennuyer, de ne pas me retrouver dans l’écriture des autres, je ne pensais pas pouvoir écrire à côté d’autres personnes, en même temps qu’elles, sur des "sujets donnés". Et puis ces craintes se sont évaporées dès la première séance.

Ce que m’ont apporté les ateliers, c’est de dédramatiser mon rapport à l’écriture, de l’assainir. Ça m’a sorti d’un rapport violent à l’acte d’écrire. Et puis je suis très vite devenu animateur, puisque tu m’as donné ma chance et recruté à l’époque.

Pourquoi je suis passé de participant d’atelier à animateur ? J’aime bien raconter une anecdote à ce sujet. Un copain qui tient un salon de Piercing m’a raconté un jour : après le premier piercing que je me suis fait faire, j’ai eu immédiatement envie d’y retourner, et je me suis dit qu’il allait falloir faire quelque chose sinon j’allais finir par être couvert de ferraille des pieds à la tête.

J’anime énormément d’ateliers d’écriture (ce n’est pas rare que j’en fasse 18 heures par semaine), c’est mon gagne-pain et j’adore ça. J’adore rencontrer des gens qui mettent le pied pour la première fois dans un atelier d’écriture, le ventre noué. J’adore les accompagner dans leur écriture pendant des mois, les rassurer, puis amener ceux qui s’investissent pendant des années à être de plus en plus exigeant avec leur travail, à se fixer des objectifs et à s’y tenir.

Pour moi, la dimension collective est fondamentale dans le travail de l’écriture. On n’écrit pas seul – bien sûr qu’on est seul quand on écrit, mais on n’écrit pas pour soi. On a besoin d’un regard extérieur sur ce qu’on écrit, on a besoin d’être accompagné par des personnes qui vont à la fois respecter, comprendre (sans complaisance) ce que l’on tente d’écrire.

L’écriture pour moi est un artisanat, c’est quelque chose que l’on apprend à travailler, c’est quelque chose que l’on remet un nombre de fois incalculable sur l’établi. Or comment entreprendre ça tout seul, sans apprentissage, sans accompagnement ?

La dimension collective des ateliers a métamorphosé mon rapport à l’écriture, elle imprègne mon travail d’auteur, d’éditeur, de directeur de collection. Je ne travaille plus de la même manière depuis que j’ai rencontré les ateliers d’écriture, les livres écrits à plusieurs des éditions Terrenoire n’existeraient pas sans cette pratique.

Si je n’animais pas d’atelier, si je n’avais pas l’habitude d’analyser régulièrement les forces et les faiblesses de textes de participants, de dédramatiser le rapport à l’écriture, de donner à réécrire et de réécrire moi-même des textes, je ne pense pas que j’aurais pu écrire No Présent.

No Présent est un livre qui a été énormément travaillé, c’était un chantier extrêmement complexe, j’ai eu besoin d’avis extérieurs très critiques. Quand j’ai rencontré Brigitte Giraud, qui dirige la collection La forêt aux éditions Stock, cela faisait des années que le texte était en cours de travail et il venait d’être accepté par un autre éditeur. Mais elle, elle m’a dit : c’est très fort, mais impubliable en l’état. Nous nous sommes vus et elle m’a expliqué ce qu’elle trouvait intéressant et ce qui pour elle n’allait pas. Il y avait énormément de boulot. J’étais sur le manuscrit depuis des années… Très honnêtement, si je n’étais pas autant imprégné par les ateliers d’écriture et convaincu de la nécessité de travailler un texte le plus possible avant de le livrer aux lecteurs, je crois que je n’aurais pas eu la force de faire face à ce qu’elle me proposait.

Le texte a été réécrit intégralement 7 fois, et analysé page à page avec Brigitte. 80 % du manuscrit original a disparu et a été réécrit. Le livre, tel quel, n’est plus le même livre qu’elle a lu en premier. Il est moins mauvais, moins trash, moins adolescent, il raconte mieux, il va plus loin socialement, son écriture est plus forte, plus radicale.

Donc imbrication entre les ateliers et mon travail d’auteur est totale. E Animer des ateliers est pour moi un besoin vital de transmettre, un devoir. Si j’avais pu accéder plus tôt à ce que je transmets en atelier, à l’époque où je me suis lancé et que je cherchais de l’aide, ma vie n’aurait pas été la même. Je milite pour la nécessité de formations professionnalisantes dans l’écriture, pour une véritable école d’écriture qui permette de former une nouvelle génération d’auteurs français.

Les ateliers m’ont beaucoup apporté, comme je le disais, mais, au bout de 12 ans de pratique, je vois aussi de plus en plus les limites des ateliers à la française, qui sont très forts pour assainir le rapport à l’écriture, mettre en place une dynamique de travail ou creuser son style, mais qui ne ne sont jamais intéressés à la fiction ou de façon superficielle, et qui, par conséquent, ne parviennent pas à transmettre des outils pour structurer un projet de livre.

Pour être très dur, j’irais même jusqu’à dire que ceux qui passent par les ateliers d’écriture et qui finissent par être publiés ne le sont qu’accidentellement grâce aux ateliers. Je n’ai pas l’impression que c’est nous en tant qu’animateurs que nous les aidons à accoucher de leur livre, alors que ça devrait être notre rôle.

J’ai d’ailleurs de plus en plus de mal à supporter d’entendre ironiser dans le milieu des ateliers d’écriture sur la demande d’outils de la part des participants : des outils, ils veulent des outils ! Ils feraient mieux de travailler sur eux… .

Quand je suis venu en atelier, j’étais en recherche de tels outils. Je me demandais : comment construire un roman ? Qu’est-ce qu’une histoire ? Comment ça marche ? Comment donner à ressentir au lecteur ?
Mais je n’ai pas trouvé de réponses à ces questions. Je n’en ai même jamais entendu parler dans les ateliers d’écriture alors que ces outils existent, qu’on trouve des centaines de livres de technique narrative dans les pays anglo-saxons, nordiques, ou asiatiques. Les librairies proposent des rayonnages entiers de livres de techniques narratives, des ouvrages didactiques, remarquables sur le plan pédagogique.

Le pire, c’est que ces outils ne sont pas totalement inconnus en France, mais qu’ils sont méprisés, car considéré comme "des recettes’-", "pas assez littéraires". Pour vérifier ce que je dis, il suffit de se pencher sur les livres expliquant la naissance des ateliers d’écriture en France, la condescendance vis-à-vis de la fiction, l’ancrage dans la psychologie et la psycho-sociologie, le recyclage d’un savoir théorique, la fascination pour les auteurs, tout est là…

Pour clore sur les ateliers d’écriture, j’ai souvent entendu les animateurs répéter comme un mantra : soit on anime, soit on écrit , et je suis en total désaccord avec ces propos. J’ai vu de nombreux animateurs devenir écrivain, parce qu’ils animaient et que cela leur donnait une meilleure maitrise de leur écriture, plus de recul, plus de métier.

Donc, pour moi, plus que de "faire circuler de la littérature", il s’agit de s’accoucher en tant qu’auteur et de parvenir à d’accoucher d’autres auteurs. En tout cas à terme, c’est l’objectif que je me fixe.


Tes autres projets ?

LT : Comme je le disais, j’ai toujours plusieurs projets en cours.

Je suis actuellement en train de réécrire complètement un troisième recueil d’aphorismes, qui va être très violent sur le plan social (beaucoup plus que No Présent.). J’ai travaillé dessus une partie de l’an dernier avec deux personnes qui m’ont aidé au montage des textes (le gros des aphorismes a été écrit de 2004 à 2009.) Le livre se cherche encore, il reste beaucoup à faire dessus.

J’écris également depuis 2 ans et demi un roman de fiction avec Fréderick Houdaer. Tu avais lu un premier jet, ça a beaucoup changé depuis, nous avons tout réécrit 4 fois et là aussi il reste encore beaucoup de travail. C’est un travail très différent de tout ce que j’ai fait jusqu’ici. Il s’agit d’entraîner le lecteur à partager le point de vue de pas mal de personnages.

Le retravail sur ce livre et sur No Présent a mis entre parenthèses un projet de bande dessinée humoristique. Un livre qui se s’étendra peut-être sur plusieurs volumes. C’est un projet de tragicomédie sociale et c’est très très compliqué sur le plan narratif (je suis encore loin de maitriser les règles de la comédie, je commence tout juste à les découvrir).

Depuis quelques jours je suis à nouveau en contact avec les personnes qui ont écrit Lettre ouverte à cette génération qui refuse de vieillir et deux ou trois ou quatre pamphlets sont en train de se dessiner. Si tout va bien, nous nous mettrons autour de la table au printemps prochain et nous commencerons à les écrire (et il y en aura pour 1 à 4 ans, en fonction des livres.)

Et puis, j’ai commencé à réfléchir à un nouveau livre suite à No Présent. Il s’agira d’un projet à la fois intime et collectif, d’un livre très rude. J’ai réuni de la documentation, je sais que ça va être long. C’est quelque chose qui me fait peur, donc il y a une vraie nécessité, je ne sais pas si je serais capable de le mener à terme et je sais que j’en prends pour 6 à 10 ans.

No Present - Lionel Tran, ed Stock, collection La forêt.

photo@patrickarpino

25 octobre 2012
T T+