Lucie Taïeb | montre-moi
« montre-moi » est le dernier texte de la série soustraire dont la revue a publié un extrait cet été.
Lire aussi Le fil court.
l’obscur est à la tâche
il guide ma main
je le laisse faire
ceux qui s’éveillent et parlent des langues inconnues
c’est la seule manière de parvenir à te parler
d’ailleurs lorsque coupable je n’ai jamais l’air
innocente
et innocente non plus je n’ai jamais l’air
innocente
cette bouche qui sourit malgré moi
ce n’est pas le mal qui œuvre
mais
de savoir.
d’une façon ou d’une autre
cela passera
je n’ai pas demandé à parler
je ne demande pas à me taire
ce sont elles qui se taisent pour moi
je ne traduirai jamais rien d’autre
que cela
ce qui se dit
ce qui se dit au creux
je ne le dirai pas
ce sont elles qui se taisent pour moi
« ne lis plus / regarde / ne regarde plus / marche »
alors je comprends où cela se situe
ce ne sont pas les mots qui sortent de mon corps
c’est mon corps entier qui sort de ma bouche
et vient se coucher là
se couche là
avance
à ce qui me lit, me piétine ou me parcourt
tu n’auras jamais sous les yeux qu’une parcelle de l’étendue immense
ce n’est pas mon corps c’est mon âme
ce n’est pas mon âme c’est mon corps
mon corps c’est mon âme
mon âme c’est mon corps
tu vois ?
je finis par comprendre.
je ne dis plus rien
je suis là.
c’est l’obscur qui me précède
tout entière comme autrement
tu ne m’aurais jamais eue.
ce fragment c’est moi tout entière
et cette déchirure aussi
par là où
par là où
laisser entrer ou aller vers
de vous à moi tu as vu ce qu’elles taisent
tu n’avais nul besoin de le voir à nouveau
moi, de le montrer.
cette fureur inoffensive,
au pire,
déchirer la feuille sur laquelle je me suis écrite
la rompre menu
au pire,
froisser, et serrer du poing
mais certaines substances sont si robustes,
si robustes
qu’elles ont raison de tout.
en rire et le trouver rendu,
livré,
l’ « absolu »
une hanche déjà une steppe
qu’on ne lui parle pas d’illimité !
ne vois-tu pas :
que tout se donne et tout est là
dans ce morceau de rien qui s’écrit à présent
c’est une chimère qui te dévore
croire qu’il y aurait eu ailleurs
autre chose
entier
non rogné
tout est là plein et bon
il faut tendre la main
il suffit de tendre la main
non pour saisir mais pour flatter
comme l’encolure d’une bonne bête
prendre en sachant qu’on laissera
que si perdu ici de toute façon,
l’instant d’après,
de nouveau tout est là et
rien
à craindre
nous savions déjà
que nous n’étions pas immortels
cette conscience ne nous faisait pas souffrir
mais notre insuffisance
montre-moi.
nous avons choisi la petitesse des recroquevillés
la solitude des imbéciles, nous avons ignoré notre splendeur
pour ne pas la décevoir
montre-moi.
nous avons appris que « ravir »
dit le délice et la mort
et par fidélité au tragique,
oublié le délice et retenu
la mort.
montre-moi.
nous n’avions plus rien à dire et en terre enfoui notre voix creusé cette terre de nos mains pour nous y enfouir encore, dans la jouissance narcissique de notre disparition, comme si l’on pouvait se soustraire à quoi que ce soit.
c’est sans mot et sans pudeur
qu’il faut entrer dans le temps
une dernière fois : montre-moi.
cela dure et ne termine pas. une réconciliation sans fin avec ce qui ne peut pas être. ne pas finir de raviver la dispute, ne pas finir de taire la lutte au fond, et se nourrir d’un miel autoproduit, à la lumière de l’autre.
si tu n’as pas de nom
si tu es sans force
si tu as perdu tout courage
et souffres de ton corps
si ta main impuissante est vide en bout de course
n’attends rien d’un regard ou d’une voix amie
invente-toi un autre corps, crache ou vomis-le de ta bouche
es-tu assez aveugle pour ne pas voir
assez sourd pour ne pas entendre ?
trouve l’issue et montre-moi
par où extirper un cœur.
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