Le risque de l’histoire | Dominique Dussidour
COMMENT LA GUERRE S’INCORPORE-T-ELLE À L’ACTE DE LIRE ET D’ÉCRIRE ?
« Comment la guerre s’incorpore-t-elle à l’acte de lire et d’écrire ? »
C’est Emil qui parle à l’écrivain venue dans le village de son amie Zita, « près d’Osijek en Slavonie et sur la Drava ». Emil, l’instituteur, organise la reconstruction de l’école qu’un obus a détruite ; il apprend à écrire de la main droite parce que sa main gauche était celle de l’écriture : les soldats la lui ont coupée.
« Et avec quels textes recommencer les apprentissages ? Les vers de nos poètes ou les mandats d’amener lancés par le Tribunal pénal international ? »
Emil marche sur le chemin de l’école avec l’écrivain, il décrit la bibliothèque, les nouvelles salles modernes que le maire a promises.
Dans ce dernier chapitre du livre de Dominique Dussidour, les questions immenses, effroyables sont posées, mais seulement à la fin parce que
« ce qu’on essaie de comprendre trop vite, on le comprend mal ».
Elle nous emmène ainsi peu à peu sur les pas de l’écrivain, les méandres de la pensée, de l’observation, de l’empathie, de son histoire qui s’organise avec l’histoire de tous ceux, de Croatie à la Charente, qui croisent sa réflexion :
« Une bonne histoire, leur disais-je, doit être claire, ordonnée, logique. Elle ne doit pas s’appuyer sur une idée mais sur un mot, sur une image. Elle doit rendre les choses visibles, palpables, joyeuses mais ce n’est pas obligatoire, les histoires tristes peuvent être de bonnes histoires. La guerre peut-elle faire l’objet d’un tel travail ? »
C’est Emil à nouveau qui parle de ce qu’il disait à ses élèves avant la guerre. Mais après la guerre, quand elle dure dans les corps et les cauchemars, quand les survivants aux massacres dans le village ont désappris à « sourire, tendre la main, répondre à une question sans trembler, rester assis devant une fenêtre ouverte », comment dit-on aux élèves rescapés, témoins et victimes d’atrocités, les modalités d’une bonne histoire ?
« On aimerait que les faits se soient succédé comme on le raconte après. On aimerait avoir vécu un jour et une nuit d’affilée sans qu’ils se confondent dans un brouillard d’appréhension et de malaise, sans que s’entrechoquent les perceptions qu’on en a gardées. On aimerait être passé d’une heure à la suivante selon le déroulement habituel : avant, après ; d’abord, ensuite.
Et pas tout le donné en même temps comme nous l’avons connu. Pas en même temps la peur et l’insomnie. […] pas en même temps la peur et la mort. »
Mais avant la guerre, il y eut la paix. Et après, l’écriture d’un récit.
Le livre de Dominique Dussidour est structuré en trois parties, plus un épilogue : I. Construire. – Le travail ; II. La cabane aux outils romanesques ; III. Détruire. – Les soldats. Et cette structure est nécessaire à la réflexion sur la position de l’écrivain dans son propre travail d’écrire, de recevoir témoignage, amitié, amour, histoires, sa position d’observer et de vivre, de vivre et d’observer, tout cela enchevêtré de façon complexe et visible ; l’écheveau est bien là mais démêlé subtilement. Chaque partie est constituée de huit à dix chapitres dont les titres, si on les assemble, font poème dans leur apparente froideur observatrice et néanmoins voluptueuse. Il s’agit que la littérature organise le récit pour que la folie ne gagne pas, il s’agit d’écrire un mandat d’amener comme l’écrivain doit le faire, un poème qui dit à l’Histoire : voilà ce qu’il en a été pour les habitants du village près d’Osijek en Slavonie et sur la Drava, voilà ce que la langue construit après la destruction furieuse des soldats, voilà ce que le roman nous apprend.
Dans la première partie, l’écrivain rencontre Zita dans une brasserie à Munich. Zita raconte son village d’Europe centrale, sa famille, les leçons d’Histoire mensongères à l’école, son mariage, la naissance de son enfant et l’effroi de son mari, sa décision de partir, l’exil, et ce rêve d’une maison et ses rideaux dans le village.
« À quel moment Zita a-t-elle eu l’expérience de sa propre histoire : lors de la construction de sa maison, lors de la guerre, ou avant : avec l’image ?
Et moi, c’est dans la sienne que je suis tombée. »
Cette phrase résonne avec d’autres et en particulier celle de Jorge Semprun dans Quel beau dimanche : « A-t-on vraiment vécu quelque chose dont on n’arrive pas à faire le récit, à reconstruire significativement la vérité minime – en la rendant ainsi communicable ? »
L’image, c’est celle d’une fenêtre et de ses rideaux de dentelles, ce rêve qu’elle doit rendre réel. Mais l’image ne sera pas assez forte contre la guerre.
« Je lui assure qu’elle se trompe, son image est de taille. »
L’écrivain en a décidé ainsi puisque c’est cette image qui inaugure le roman, c’est elle qui conduira l’écrivain tout le long de son travail.
Zita se rebelle contre ce que lui impose la tradition, une vie de femme dans le mariage.
« Le mariage n’est pas l’amour, au moins l’as-tu compris ? »
Elle s’oppose, résiste à la fatalité, au mariage et à l’usine, décide avec l’approbation de sa grand-mère, part à Munich. Zita raconte à travers Neda sa fille qui traduit pour l’écrivain. Il reste désormais à écrire.
La vie de l’écrivain est aussi un roman dans le roman ; toutes les vies sont des romans dans le livre. La table de travail de la deuxième partie est celle des objets familiers et indispensables à l’écrivain, table reconstituée, table dans une maison en Charente dont l’histoire est prégnante et qui joue dans un écho improbable. C’est un village aussi, c’est une parenté, des générations qui construisent en s’aimant jusqu’à la folie et au drame. L’écrivain est amoureuse de l’homme de la maison dont la magnificence s’est étiolée, amoureuse parce que écrire ne suffit pas, parce que l’énergie et la concentration nécessaire à la construction élaborée des récits en roman demandent que quelqu’un veille avec amour, que la présence des corps et des désirs puisse clore les nuits d’écriture. Passent là aussi, dans l’hiver de l’ouest de la France, les écrivains comme Bukowski, Federico Garcia Lorca, et surtout William Faulkner, dit Will, qui se penche sur le travail de l’écrivain, et s’adresse à elle :
« quoi de neuf, petite ? »
et qui demande ce que deviennent ses personnages, les Bundren. La rencontre amicale et saugrenue nous dit combien l’écrivain écrit avec la littérature, avec les textes qui l’ont formée à son insu et qui viennent là jouer et nourrir le roman. Ce serait l’intertextualité racontée ici avec le sourire et la bienveillance de Will.
Enfin, retour en Croatie : l’écrivain a recueilli les témoignages de Hakima pour Selim et leurs trois filles, Carol pour Aria son épouse et Vinko parti en France, Liza pour son fiancé Rolando, Aleksandr pour son père Nikola, ceux de Orimita, Antun, Anielka, Slavko, Ivo, Emil. Elle les écrit.
« Parler de soi est difficile, surtout de soi en temps de guerre. Il arrive qu’on se surprenne, comment en parler plus tard ? »
Chaque récit fait tout à la fois œuvre littéraire et témoignage au plus près c’est-à-dire au plus complexe de ce qu’est raconter l’horreur et comment chacun la vit et la dit.
« Les mots ont fui à l’arrivée des soldats […] Ils n’ont rien à dire de ce que j’ai vu. […] Mais avec quels mots énoncer ce qui a eu pour dessein de nous priver de langage, de nous soustraire à tout récit ? »
On pense à d’autres livres et peut-être à celui de Svetlana Alexievich, La guerre n’a pas un visage de femme, quand l’horreur est enfin dite parce qu’un écrivain décide de proposer que l’on parle, d’entendre la vérité du roman.
Le livre de Dominique Dussidour est de ceux qui construisent un lecteur vivant, averti, romancier lui-même. Sa langue dense et rythmée, tissage vigoureux et précis, est au service du risque de l’histoire. L’épilogue, comme la fin d’un rêve de livre, met l’écrivain en observation dans un café parisien tandis qu’elle lit un document de la FAO. Des personnes, des personnages évoluent, parlent, comme une femme à l’accent slave. Peut-être a-t-il suffi d’une minute de rencontre pour que s’élabore tout un livre. Dominique Dussidour met dans la bouche de Slavko son projet d’écrire :
« Raconter le monde, c’est s’y tenir. Ce qu’il a au cœur, blessure ou baiser, mon récit ira y voir. »
Cathie Barreau
Le risque de l’histoire est publié aux éditions Laurence Teper ; on se le procure aux éditions de Corlevour.
Extrait sur Lignes de fuite, le site de Christine Genin.
Compte rendu de Sébastien Rongier.
Lire aussi Matériaux pour un roman sur publie.net.
On peut entendre Dominique Dussidour parler du risque de l’histoire sur France Culture dans l’émission Du jour au lendemain (émission du 28 août).
Dominique Dussidour est écrivain, membre du comité de rédaction de remue.net, et préside depuis septembre 2006 l’association remue.net
L’été 2007, Dominique Dussidour a accompagné l’une des dernières lecture-écriture du manuscrit du Risque de l’histoire par un Journal du compte à rebours, sur remue.net.
Cathie Barreau est écrivain, elle a publié cinq livres dont Visite aux vivants, tous les trois aux éditions Laurence Teper.