Marie Cosnay, Aquerò
Marie Cosnay, Aquerò, Éditions de l’Ogre, n°17.
Il y a des auteurs dont la langue et la construction des récits nous émerveillent, parce que parfois, sans fuir, le texte s’échappe, nous égare, mais en laissant derrière des signes pour qu’on les retrouve ou, au moins, que l’on se retrouve quelque part, à la fin, étourdi d’avoir vécu cela, d’être arrivé. Marie Cosnay est de ceux-là. Elle est aussi de ceux qui aiment frôler, jouer avec certains de ce que l’on pourrait appeler, largo sensu, des « mythes » fondateurs de la littérature : Shakespeare (Cordelia la guerre), Stendhal (Vie de HB) pour les derniers, Ovide (dont elle entreprend la traduction des Métamorphoses – un extrait ici sur remue) pour le futur. Dans Aquerò, c’est à un mythe d’une autre nature qu’elle s’attelle : Bernadette Soubirous et ses visions de cette « chose blanche en forme de demoiselle ». Une femme habillée. « Une robe blanche serrée d’un ruban bleu, un voile blanc sur la tête, une rose jaune sur chacun des pieds. » Une femme dont Bernadette répète au commissaire qui l’interroge sur ce qu’elle a vu qu’elle n’a « pas dit la vierge » et que « c’est quand même incroyable à la fin que je vous dise des choses vraies et que vous, vous en écriviez des fausses ».
S’il y a Bernadette et ce qu’elle voit, cette forme, cette fille, fée ou déesse, Aquèra, mot féminin dans sa langue, transformé par la voix des autres en Aquerò, mot masculin, « la lumière à l’état de lumière », il y a aussi mêlée, une autre histoire, celle de cette jeune fille qui en 1974 lit la vie de Bernadette, celle d’une chute dans une grotte, où l’obscurité devient verte. Mais « Dans l’histoire de cette histoire il n’y a pas de masculin ».
C’est un livre qui fait une place au vent. Il apparaît, s’installe. Il est très beau et accompagne les mouvements des uns et des autres. Est-ce celui qui nettoie le ciel ? Celui qui annonce autre chose, le mouvement déjà en marche, une colère, une révolte ou une apparition ? On le sent gonfler au fil des pages : il « se lève », « il souffle », « il n’est pas fini » ; il revient différent, multiple : « les vents frais viennent frissonner tout près, dans l’oreille ». Ce n’est pas le vent de Regain mais il n’est pas sans évoquer Giono comme d’autres moments du texte où l’on devine la nature comme la manifestation d’autre chose que ce qu’elle est simplement, animée d’une volonté propre : « le craquement est identifié : le tonnerre. Il est arrivé comme ça, pas gêné, dans le ciel qui faisait jusque-là des vagues et des dessins dorés ». Quand il y a du vent, on n’est jamais seul. Mais pour être plusieurs, mieux, le livre est peuplé d’animaux et surtout d’oiseaux (moineaux, mouettes, martinets, tourterelles). Ils n’ont pas l’œil placide de ceux qui hantent cyniquement les romans de Lobo Antunes. Ce sont surtout leurs ailes dont on devine les petits battements, les frôlements, la douceur, le désir d’envol, peut-être de ne pas être tout à fait là.
Avec discrétion et une très grande intelligence, le texte donne des indices pour imaginer comment un coup de folie, le récit d’une apparition devant une jeune fille d’une chose supposée être la vierge, se construit avec des artifices, des colmatages, des malentendus, pour devenir une inquiétude, une rumeur qu’il faut examiner sérieusement (à la fois du point de vue du pouvoir politique et du pouvoir religieux, les deux étant liés, on est sous le second Empire), un spectacle et enfin une croyance qu’il faut renforcer à l’aide du réel. C’est que le mythe n’a pu naître de ces quelques incompréhensions que dans un moment favorable : les récoltes sont mauvaises : « 1857 est l’année du père en prison. On l’accuse d’avoir volé deux sacs de farine, son ancien patron le dénonce qui ajoute : j’ai toujours eu la preuve de sa fidélité mais l’état de sa misère me fait croire qu’il peut être l’auteur de ce vol ». Il faut aussi pour que quelque chose s’enclenche, suffisamment d’ambiguïté et de folie (« La petite a-t-elle toute sa tête », « elle est folle on savait déjà » et ce sont les fous qui osent tout), alors même (ou pourtant, justement parce que) Bernadette est d’une immense modestie. Elle est petite et touchante Bernadette, émouvante d’être dépassée par son instrumentalisation par les autres, son asthme, ses douleurs, son honnêteté qui n’a rien de religieuse. Tout cela Marie Cosnay l’écrit avec une élégance folle qui ne négligent ni l’humour ni un goût que l’on devine pour les paradoxes.
En s’interrogeant sur ce que l’on voit ou pas, ce que l’on dit ou refuse de dire, ce que peut un individu face aux pressions contradictoires du groupe, le texte se double d’une portée politique. « Il y a du visible où vous voulez tous de l’invisible », écrit Marie Cosnay. Au final, doit-on ou même peut-on percevoir les mêmes choses ? Et le cas échéant, donne-t-on nécessairement la même signification à ce que l’on a vu ? ll y a toujours, à la fin, quelqu’un qui détermine « la bonne » interprétation, celle qui seule doit être valide et doit s’imposer, car ceux qui choisissent la « bonne » interprétation sont ceux qui dominent. Ici, c’est l’Église mais aussi le pouvoir légal (qui porte des chaussures pointues !). Ce dernier fait le départ « du juste et de l’injuste, du moins ou plus injuste, conséquences enchaînées pour ficher le bazar, c’est ça la pensée du monsieur aux chaussures pointues, ça le rend grand quand il est debout et comme tout le monde quand il est assis sur le canapé, non pire que tout le monde, ratatiné, ça le rend ratatiné, il déclenche des odeurs pourrissantes de tous les martinets morts contre les baies vitrées, la mort des oiseaux en vol, je m’en serais douté ».
C’est un livre sur la lumière, sur la chute, sur l’interprétation de ce qui est ou de ce qui pourrait être. On en termine la lecture ému par toutes ces fragilités, ces délicatesses, ces évocations de ce que peut être une vie dont on n’a eu droit qu’à une petite partie, le reste étant dérobé par les autres, en leur nom.
S’il y a Bernadette et ce qu’elle voit, cette forme, cette fille, fée ou déesse, Aquèra, mot féminin dans sa langue, transformé par la voix des autres en Aquerò, mot masculin, « la lumière à l’état de lumière », il y a aussi mêlée, une autre histoire, celle de cette jeune fille qui en 1974 lit la vie de Bernadette, celle d’une chute dans une grotte, où l’obscurité devient verte. Mais « Dans l’histoire de cette histoire il n’y a pas de masculin ».
C’est un livre qui fait une place au vent. Il apparaît, s’installe. Il est très beau et accompagne les mouvements des uns et des autres. Est-ce celui qui nettoie le ciel ? Celui qui annonce autre chose, le mouvement déjà en marche, une colère, une révolte ou une apparition ? On le sent gonfler au fil des pages : il « se lève », « il souffle », « il n’est pas fini » ; il revient différent, multiple : « les vents frais viennent frissonner tout près, dans l’oreille ». Ce n’est pas le vent de Regain mais il n’est pas sans évoquer Giono comme d’autres moments du texte où l’on devine la nature comme la manifestation d’autre chose que ce qu’elle est simplement, animée d’une volonté propre : « le craquement est identifié : le tonnerre. Il est arrivé comme ça, pas gêné, dans le ciel qui faisait jusque-là des vagues et des dessins dorés ». Quand il y a du vent, on n’est jamais seul. Mais pour être plusieurs, mieux, le livre est peuplé d’animaux et surtout d’oiseaux (moineaux, mouettes, martinets, tourterelles). Ils n’ont pas l’œil placide de ceux qui hantent cyniquement les romans de Lobo Antunes. Ce sont surtout leurs ailes dont on devine les petits battements, les frôlements, la douceur, le désir d’envol, peut-être de ne pas être tout à fait là.
Avec discrétion et une très grande intelligence, le texte donne des indices pour imaginer comment un coup de folie, le récit d’une apparition devant une jeune fille d’une chose supposée être la vierge, se construit avec des artifices, des colmatages, des malentendus, pour devenir une inquiétude, une rumeur qu’il faut examiner sérieusement (à la fois du point de vue du pouvoir politique et du pouvoir religieux, les deux étant liés, on est sous le second Empire), un spectacle et enfin une croyance qu’il faut renforcer à l’aide du réel. C’est que le mythe n’a pu naître de ces quelques incompréhensions que dans un moment favorable : les récoltes sont mauvaises : « 1857 est l’année du père en prison. On l’accuse d’avoir volé deux sacs de farine, son ancien patron le dénonce qui ajoute : j’ai toujours eu la preuve de sa fidélité mais l’état de sa misère me fait croire qu’il peut être l’auteur de ce vol ». Il faut aussi pour que quelque chose s’enclenche, suffisamment d’ambiguïté et de folie (« La petite a-t-elle toute sa tête », « elle est folle on savait déjà » et ce sont les fous qui osent tout), alors même (ou pourtant, justement parce que) Bernadette est d’une immense modestie. Elle est petite et touchante Bernadette, émouvante d’être dépassée par son instrumentalisation par les autres, son asthme, ses douleurs, son honnêteté qui n’a rien de religieuse. Tout cela Marie Cosnay l’écrit avec une élégance folle qui ne négligent ni l’humour ni un goût que l’on devine pour les paradoxes.
En s’interrogeant sur ce que l’on voit ou pas, ce que l’on dit ou refuse de dire, ce que peut un individu face aux pressions contradictoires du groupe, le texte se double d’une portée politique. « Il y a du visible où vous voulez tous de l’invisible », écrit Marie Cosnay. Au final, doit-on ou même peut-on percevoir les mêmes choses ? Et le cas échéant, donne-t-on nécessairement la même signification à ce que l’on a vu ? ll y a toujours, à la fin, quelqu’un qui détermine « la bonne » interprétation, celle qui seule doit être valide et doit s’imposer, car ceux qui choisissent la « bonne » interprétation sont ceux qui dominent. Ici, c’est l’Église mais aussi le pouvoir légal (qui porte des chaussures pointues !). Ce dernier fait le départ « du juste et de l’injuste, du moins ou plus injuste, conséquences enchaînées pour ficher le bazar, c’est ça la pensée du monsieur aux chaussures pointues, ça le rend grand quand il est debout et comme tout le monde quand il est assis sur le canapé, non pire que tout le monde, ratatiné, ça le rend ratatiné, il déclenche des odeurs pourrissantes de tous les martinets morts contre les baies vitrées, la mort des oiseaux en vol, je m’en serais douté ».
C’est un livre sur la lumière, sur la chute, sur l’interprétation de ce qui est ou de ce qui pourrait être. On en termine la lecture ému par toutes ces fragilités, ces délicatesses, ces évocations de ce que peut être une vie dont on n’a eu droit qu’à une petite partie, le reste étant dérobé par les autres, en leur nom.
Marie Cosnay, Aquerò, Éditions de l’Ogre, n°17.
Marie Cosnay sur remue
Thomas Giraud sur remue
Un entretien avec les éditions de l’Ogre (janvier 2015).
2 mars 2017