Marie Cosnay | En outre
En outre
Le 9 mars 2005, je les ai vus. L’enfant et le bras blanc de la femme qui le tenait. L’enfant a cinq ans. C’est le bras blanc que j’ai aperçu tout d’abord. La femme était jeune, avec un prénom du Nord, elle était norvégienne. L’enfant pleurait. Il se frappait le front contre ce qu’il trouvait, ici ou là. Le trottoir, le bois du lit, un dossier de chaise, l’abri bus, un jouet. Couvrant les cris de l’enfant, la femme m’indiqua une adresse. Je la notai sur un bout de papier plié en quatre que je trouvai dans la poche de mon jean.
Je t’ai donné ce que j’avais / ferme tes yeux dorés
Elle disparut au coin de la rue parallèle à celle qui longeait le fleuve, du côté nord de la ville. Je les regardai s’éloigner par la fenêtre. Si on continuait, on tombait par là sur la raffinerie de soufre. Le soufre faisait deux hautes montagnes jaunes et le petit train qui le transportait saignait des miettes éclatantes. Elle chantait doucement. De temps en temps elle portait dans ses bras l’enfant trop lourd qui refusait de marcher. Puis le déposait, accrochait au bout de son bras blanc la main de cinq ans, repartait.
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Je me suis rendue à l’adresse indiquée. Il fallait quitter la ville, suivre la route nationale, tourner tout de suite à droite, on était étonné de voir la route finir en sentier, puis c’était la forêt. J’ai frappé à la porte d’une maison récente, isolée, aux volets bleus. Quand il a ouvert, j’ai eu peur, mais à peine. Je me suis souvenue de choses anciennes qui me concernaient. J’avais été amoureuse de mon frère aîné. Du moins c’est ainsi que j’y pensais. Je me souviens de la scène précise où mon frère embrassait sur le lit son amie aux longs cheveux. Sous les cheveux je ne voyais rien, mais me concentrant je pouvais imaginer qu’ils cachaient mes propres yeux. Ces yeux sous les cheveux étaient miens. Ils étaient autres en même temps, jetés au dehors et pourtant familiers, ils étaient ce par quoi je voyais et je les voyais - du moins si je me concentrais.
Il a ouvert. Il avait le même regard qu’elle. J’ai hésité sur le sexe. Ils auraient pu être jumeaux, parfaitement copie l’un de l’autre. Il était pourtant plus jeune qu’elle. Il m’a montré la chambre de l’enfant. Dans la maison neuve, dont les abords étaient encore en chantier, la chambre de l’enfant, et cette pièce seulement, avait été ravagée par l’incendie.
Face à l’adolescent blond dont le visage avait quelque chose d’extrême, je visitai en quelques secondes le temps que j’avais habité. Je connus le chagrin parfait, je naquis du ventre d’une femme qui avait les yeux sombres. J’allais mourir aussi, et ce serait les viscères puants ou exposés, il faudrait y fouiller, puis on mettrait un terme à mes douleurs.
Il me montra la chambre. Voilà qu’ils prenaient un témoin. Un ours décapité, un train carbonisé, des amas de plastique qui furent des tours d’assaut, une chaussette et un foulard rouge accroché au bois de ce qui restait du lit. Je rentrai chez moi, passant par la forêt.
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Moi aussi il me mourut des proches. Je leur parlais doucement très près de l’oreille afin qu’ils m’entendissent. Une fois, j’oubliai de le faire. Je me souviens qu’alors du mourant je n’eus pas de souvenir qui ne fût agacé. Une autre fois, la mort me surprit dans la tiédeur d’un mois d’août. Le soleil l’écrasait. Puis je criai du soir jusqu’au matin, et à compter de ce jour, je criai toutes les nuits en regardant l’espace que le mort en mourant avait laissé durer.
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L’enfant se débat. Le bras blanc de la femme norvégienne le tient fermement. Elle a beau tomber, trébucher sur les petits tumulus qu’il ont dressés, trembler de froid et de fatigue, elle qui n’a pas dormi depuis l’incendie, debout depuis la naissance de l’enfant, elle qui depuis cinq ans moins deux mois n’a cessé de chanter, elle marche harassée, tenant l’enfant d’une poigne très solide, sourde aux cris et aux gémissements, aveugle aux tentatives de mutilation. Autour de la taille elle porte un petit foulard rouge et j’imagine que c’est le signe d’une violence du désir, soutenu.
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Je suis retournée à la maison de l’orée de la forêt. Je voulais trouver des traces. Au début le jeune homme n’était pas là. J’errais autour des lieux. Je trouvai des gisements ou des amas d’objets brisés, calcinés. Lorsqu’il arriva, sortant des bois, je crus que c’était elle. Je ne compris que lorsqu’il me le dit : s’il avait eu la vie sauve c’était en raison de cette ressemblance féminine. Il accrocha à ses cheveux un foulard du même rouge, ou presque, que celui qu’elle portait à la taille. Nous rîmes.
La mère, il y avait longtemps qu’elle avait passé son temps. Quand elle est morte, elle chassait les mouches de ses yeux d’un coup d’éventail géant. Elle était épuisée. Elle faisait de longues stations debout sous la neige ou dans le soleil pour obtenir des vivres supplémentaires, un drap, des pantalons, de l’eau quand l’eau manquait. Elle n’avait pas connu le désastre de la fin, les exactions.
Le père, c’est alors que je compris. Le jeune homme ne disait rien mais à sa façon de rire nerveusement quand il se grimait, je compris. Il portait le foulard comme une femme tsigane. Il dansait autour de moi. La grâce du garçon norvégien aux bras blancs était semblable à celle de la jeune femme qui portait, sur la route du soufre, l’enfant douloureux.
Nos visages s’approchèrent. Je frôlai la blancheur de son cou avec les cils, le front. Lorsque je le vis, c’était au fond des yeux très clairs. Je perdis pied. Je n’aurais pas su dire si j’étais née à l’âge des glaciations, si j’avais trois cents et quatre vingt ans, si j’habitais un espace quelconque. Je fus brûlée de honte.
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Je compris soudain. Les hommes avaient péri. S’il avait survécu, c’était en raison de l’énigmatique féminité dont il jouait. Il décrivit son père comme un homme vaillant, en proie de temps en temps à l’évanouissement, qui eut des malheurs et des moments quotidiens d’héroïsme. Il aurait soixante cinq ans, dit-il. On lui avait arraché les yeux, les ongles, on lui avait dépecé les chairs, au couteau. Il avait en dernier geste levé les bras au ciel. Il avait eu un regard qui comprenait les temps à venir, la douleur muette de chacun. Il était fait de soixante cinq années de chair et de soixante cinq années de quelque chose comme l’intelligence. Tous les hommes avaient péri. Celui-ci, le père, dit le fils rescapé, avait deviné en mourant les gestes qui bénissent. Tous, en mourant, n’avaient pas été si inventifs.
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Le garçon vivait dans les bois. La maison était déserte, elle était après un cataclysme. Je crois même que le garçon n’y venait plus maintenant que lorsque je l’y rejoignais. Il sentait, comme une bête, mon approche. Vivre dans les bois n’est pas un fait exceptionnel. Où vivaient donc la mère au bras blanc et son enfant de cinq ans. Quelques autres qui n’ont pas de demeure mais un désir (devenant peu à peu désir extérieur, comme le pied mourant, grouillant de vers, devient pied extérieur) vivent dans les bois.
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Comment va-t-on supporter jusqu’à la fin. Ce sera à la fin qu’il faudra supporter. Ils ont tué les hommes. Les corps se pressent raides et nus. Ils ont pourchassé les femmes. Ils ont surtout pressé les mères, ils l’ont fait jusqu’à ce qu’elles retournent à l’état sauvage, elles crient, chiennes dans la nuit, mordent, se lamentent et dans la ville quelques-uns disent : les voilà folles. Si puissantes encore, ne souffrant même plus de ce qui fait souffrir. Parfois elles regardent droit, sachant qu’au bout de leur bras blanc est attachée la petite main de cinq ans. Parfois encore elles regardent droit cependant que la petite main a été arrachée, brusquement, ou à force de câlineries et de malignité.
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Entre deux visites au garçon devenu peu à peu le garçon des bois, je regarde par la fenêtre, rêvant de revoir la femme et l’enfant tapageur.
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Comment fait-on pour tisser, ou plutôt, détisser, pour l’analyse, ceci : une famille ? Au dessus du corps encore chaud du père mort, une vieille mère et son fils de quarante cinq ans s’affrontent. Elle, l’épouse et mère, a posé sa joue sur la joue morte de l’homme, elle a dit : il est chaud encore. Elle a dit : on va me l’enlever, il est là, il n’est plus là. Elle a dit : on répète toujours la même chose mais quoi d’autre, qu’y a-t-il d’autre. Qu’y a-t-il d’autre à répéter.
Le fils dit :
Mon père ne m’a jamais aimé.
Comment peux tu.
Il avait du mépris pour moi, c’est depuis mon enfance et sans doute depuis la sienne.
Comment peux-tu. Mourant il t’a demandé de prendre soin de moi et toi tu.
Ça n’a rien à voir, mère je.
Si j’avais su, dit la mère en hurlant, si j’avais su répète-t-elle, sa voix s’aggrave en charriant avec elle les râles de tous les morts, si j’avais su, gronde-t-elle, je ne t’aurais pas surveillé petit quand tu jouais sur la falaise !
Alors l’enfant de quarante cinq ans tombe de la falaise. En bas il n’est pas très étonné. D’en bas il voit la jupe de sa mère.
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Celle qui tient par la main l’enfant de cinq ans marche le long d’un fleuve très large comparable à la Garonne, en cet endroit précis que l’on voit en passant, si l’on emprunte la ligne de chemin de fer Bayonne- Paris. Ils fuient. Devant eux, loin devant, des maisons aux toits pleins de cheminées qui fabriquent les nuages. Des fils de téléphone, et des fils où balance du linge. Il faut dire qu’il y a du vent et du soleil. L’enfant a un coup de soleil sur le nez et le foulard rouge sur les cheveux. Ils laissent derrière eux tout cela qu’on a dit, les ours calcinés. Ils laissent autre chose, la peur que ça n’en finisse jamais de prendre la fin. Ils fuient.
Très loin devant : des plaines que le soleil traverse, des plans et des étages de couleurs, des entrelacs de rosiers, des plantes sauvages et drues. Deux montagnes qui lorsqu’ils marchent se tiennent bosselées sur leur droite. Tout à coup le ciel est face à eux, les montagnes ont changé de côté. On quitte les bords du fleuve. On fuit. Celle qui tient par la main l’enfant de cinq ans chante toujours. Voici l’effort, le seul, chanter, parler toujours. L’enfant bientôt apprendra à chanter. Mais ce n’est pas obligé.
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Le garçon des bois ne mange pas à sa faim. Je lui porte ce qu’il faut, que j’enterre à quelques centaines de mètres de l’ancienne maison neuve, à l’orée de la forêt. Il n’y touche pas toujours. Ses gestes sont devenus plus brusques. Peut-être la peur lui est-elle venue. Il dit se souvenir d’une crête, d’une ligne de crête, il y a longtemps, où il apprenait à marcher. La crête dentelait le ciel immense. Je le prends dans mes bras et avec lui je prends ce que je suis, sur la ligne de crête et dans le fond des bois ombreux.
Un matin les travailleurs sociaux sont venus. Ils proposaient quelque chose au jeune homme souple aux bras moins blancs qu’avant. Ils avaient des sourires entendus mais nous savions qu’ils n’y entendaient rien.
Notice biobibliographique.
Marie Cosnay enseigne le latin et le français dans un petit collège du pays basque.
Elle collabore aux revues Arpa, Petite, La Polygraphe, Le Nouveau recueil.
Elle prépare une collection de traduction de textes antiques chez Verdier, en collaboration avec Myrto Gondicas, dont le premier titre sera un Parménide, par Jean Bollack.
Marie Cosnay se consacre depuis plusieurs années à la traduction de textes des tragédiens grecs, en particulier des textes fragmentaires d’Euripide, dont Phaéton et Hypsipyle.
Elle prépare aussi une traduction d’Antigone, de Sophocle, pour la collection de traductions de Verdier et, par ailleurs, travaille sur la traduction des livres X, XI, XII des Métamorphoses d’Ovide.
Publications :
Que s’est-il passé (2003) et Adèle, la scène perdue (2004) (Cheyne éditeur, Collection
Grands fonds)
A paraître :
La Villa chagrin, Verdier