Lucie Taïeb | La confiture de coings

Aux derniers jours de l’automne, alors que la grand-mère de mon plus proche ami était sur le point de mourir, j’ai eu envie de faire de la confiture de coings. La confiture de coings d’un rouge sombre, une confiture aux gros morceaux de fruits confits baignant dans un sirop sucré du même rouge-rose profond, parfumée au clou de girofle, celle que préparait ma propre grand-mère à l’occasion de la fête de Kippour. On rompait le jeûne au coucher du soleil en commençant par les douceurs, citronnade sucrée, biscuits secs, confiture.
Je n’ai pas retrouvé la consistance mais presque la couleur, il faut seulement patienter assez longtemps pour que le coing rougisse, puis que le rouge s’obscurcisse.
A une amie venue aux premiers jours de l’hiver, peu avant Noël, nous rendre visite, j’ai servi la confiture en lui disant que c’était une confiture d’automne, car Kippour se fête généralement au mois de septembre, un peu plus tard j’ai raconté d’où me venait la recette, que j’ai en réalité retrouvée sur le net.
Il y avait une saison d’écart, un décalage temporel un peu étrange, manger vers Noël une douceur de Kippour. J’ai réexpliqué à mon amie, à ses enfants, à ma propre fille, que c’était une fête de pénitence, un jour où demander pardon, un jour où pardonner soi-même. J’ai toujours entendu mes oncles affirmer que, ce jour-là, étaient inscrits sur le registre le nom de ceux qui allaient mourir l’année suivante.

Hier sur twitter, j’ai appris la mort de Delphine Bretesché, que je connaissais un peu, dont j’aimais les lectures, très vives, une femme chaleureuse pour qui j’éprouvais beaucoup de sympathie. J’ai pensé à toutes les personnes que je connaissais et qui sont mortes cette année, j’ai pensé aux vivants et à la phrase « Aimez ceux que vous aimez ». J’étais en train de lire le Conte d’Hiver, où le roi Léonte, parce qu’il est incapable d’aimer ceux qu’il aime, cause la destruction de sa famille, la mort de son fils, de son épouse. Sa fille toute bébé est abandonnée sur un rivage sauvage, visité l’instant d’après par l’ours tragicomique qui dévore, hors champ, le serviteur trop soumis qui a éloigné l’enfant de son père. Sommes-nous dans un monde si confus qu’on en soit réduit à de telles tautologies. Ou bien « aimer ceux qu’on aime » est-il seulement une forme de sagesse, à laquelle recourir quand on se sent perdu ?

Quoi qu’il en soit, soudain la rencontre de Kippour et de Noël, grande fête païenne et religieuse, faisait sens. La fin de l’année approche, on ne sait pas quels noms seront inscrits pour l’année prochaine, mais on peut, songeant à ceux qui sont morts et que l’on aimait, ressentir aussi toute la chaleur, le grand feu vif qui brûle en nous pour ceux qui vivent encore.
Le soir du réveillon, nous avons mangé la biche qui avait mariné 24 h dans un mélange d’épices et de vin. La sauce, épaissie à la farine, était rouge du sang de l’animal, du vin cuit et bruni, des baies acides et amères, adoucies par un peu de sucre roux. J’ignorais encore comment Perdita, l’enfant perdue, serait retrouvée, dans ce Conte où la Bohême est au bord de la mer. J’ignorais aussi que la reine défunte, seize ans après sa mort annoncée à la cour, reprendrait vie aux yeux de tous, sans que l’on puisse savoir s’il y avait là subterfuge, ou miracle.

26 décembre 2021
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