Mariette Navarro | Nous les vagues
Mariette Navarro, dont on pourra visiter ici le blog, a publié en mars de cette année chez Cheyne éditeur, dans la collection Grands fonds, son premier livre : Alors Carcasse.
Le 2 mai, Nous les vagues, dont nous publions ici un extrait, paraîtra chez Quartet.
Mariette Navarro est par ailleurs spécialisée en dramaturgie.
Nous les vagues
(Extrait)
(Extrait)
- Nous avons parfois le calme inquiétant des coupés en deux par le milieu, des assis pour l’éternité le cul entre deux chaises, des êtres éternellement sur le point d’accomplir des choses immenses mais regardant la pluie tomber, mais accomplissant d’autres choses pour les autres, vérifier le cartable de l’enfant, passer, rassurante, la main dans les cheveux, donner un rendez-vous, faire que concordent les horaires. Nous avons la foi discrète de ceux qui ont déjà renoncé, attendant devant un téléphone, ouvrant un livre et puis le refermant, un livre qui pourtant autrefois donnait des ailes, nous avons la sérénité des ailes flétries et des solitudes parfaites. Nous nous fondons dans le quotidien avec une grande précision, nous écoutons comme les fourchettes retombent dans les assiettes et surveillons que notre visage ne reflète jamais au moment inopportun la folie passagère, la vague du dedans. Nous avons la maîtrise totale des gestes à accomplir sans trembler, pour ne pas laisser entrevoir les failles immenses ou les petits déchirements. Nous avons le calme nécessaire de l’attente. Nous avons en partage le fracas de nos silences.
- Nous avons en commun la façon de tenir nos corps et de discipliner, quand de garder la tête droite et la respiration posée nous nous faisons les spécialistes. Aujourd’hui nous travaillons à domestiquer des silhouettes afin que rien ne déborde, afin que rien ne se lise de ce qui nous occupe dedans. Nous sommes de si blanches, nous sommes de si prudentes enveloppes. Nous gardons sous la peau, palpitant, notre monde. Nous nous tenons en ordre. Nous ravalons sans cesse et nous parlons si peu. Nous avons choisi le mode du secret, nous sommes les discrets, les silencieux, les petites présences. Et cela nous rassure de garder l’apparence avec tant de rigueur. Nous avons creusé de vrais gouffres entre la gorge et l’estomac, nous sommes devenus de ces grands précipices, de ces défis à la physique, à la logique, à l’amitié de nos proches. Nous nous sommes habitués à ne dire que la moitié des choses, à toujours garder pour nous l’autre, la folle, la part discordante du vrai. Notre portion d’intransigeance.
- Nous sommes les vite oubliés et nous y travaillons si fort. Nous endossons si bien les habits de la civilisation. Aujourd’hui nous tenons le sourire plus fermement que jamais, nous savons comme la fatigue, comme la tension de la nuit sont habiles à rompre les coutures. Nous ne voulons pas être de ces faciès froissés, nous ne voulons pas livrer l’image de nos champs de bataille. Et c’est miracle que ne s’inonde rien, que ne débordent pas nos yeux, que reste digne le nez au milieu de la figure. Et quand on nous demande ce qui nous habite et nous donne aujourd’hui cet air d’être si loin, nous prétextons d’autres choses. Nous voyageons dans la pensée. Nous refaisons chaque pas. Nous révisons la mécanique. Nous attendons le dénouement. Nous avons décidé d’un retour à la normale. Nous avons regagné notre vie quotidienne et dénoué nos mains. Nous nous sommes, ce matin, éparpillés dans la ville. ET TOI, AVEC QUI, AUJOURD’HUI, JOUES-TU A ETRE UNE AUTRE ?
- Nous aimons ces gens qui ne savent rien de nous, avec un peu de peine tout au plus nous les voyons mener leur vie, avec un peu de jalousie nous les voyons dépasser les obstacles et faire les choses les unes après les autres et mûrir paisiblement quand chaque journée nous écorche. Nous avons parfois des explosions au bord des lèvres, des envies de révélation. Nous avons, très souvent, de ces envies de délivrance. Des éclats de violence bien plantés dans la gorge. Mais en ce jour de vague à l’âme, rien ne se montre des plaies à vif. Nous consolidons les prisons pour éviter qu’on nous découvre, nous verrouillons la chair et l’émotion. C’est aujourd’hui que ça fait mal, de s’être tant heurtés à nos imprécisions. C’est aujourd’hui que retombe la grande effervescence. Nous l’avons agité à tous les vents notre air malin, notre air de rien. C’est aujourd’hui que se retournent les courants : nous avons parfois de ces afflictions. (…)
29 avril 2011