La compression, la souplesse selon Nicolas Bouyssi
Nicolas Bouyssi a publié
Le Gris (Paris, POL, 2007, 218 p.),
En plein vent (Paris, POL, 2008, 167 p.),
Compression (Paris, POL, 2009, 175 p.).
Jean Renaud vient de publier L’amour exaspéré, roman dont on lira la préface de Bernard Noël ici.
Nicolas Bouyssi, qui est né en 1972, a publié à ce jour, et en peu d’années, trois romans. Si le commentaire, tel que les médias le pratiquent, ne leur a accordé qu’une attention limitée, ils constituent, déjà, un ensemble important, et dont la suite est annoncée. De l’un à l’autre, à travers des personnages variés, des situations, des « histoires » différentes, une même pensée se déploie, se ramifie. Elle touche, au plus vif, la façon — concrète, à la fois mentale et physique — dont il est possible de se tenir (de vivre, de continuer à vivre) dans la France d’aujourd’hui (des années 2000).
Ces récits sont conduits, de façon systématique, selon le principe de la focalisation interne, laquelle donne, comme on sait, une perception étroite, singulière, à la fois cohérente et bizarre, du réel. On suit, à chaque fois, un homme, trentenaire, qui décrit au présent quelques jours ou quelques semaines de sa vie. Dans Le Gris, cet homme a rompu avec la vie sociale ordinaire, réglée, et vit seul, de façon discontinue, provisoire, dans des immeubles de banlieue promis à la démolition. Il vole, avec des complices d’occasion. Il est surtout, répète-t-il avec insistance, à la recherche d’une « idée ». Le narrateur d’En plein vent, pour des raisons qui, finalement, n’importent guère (vague intrigue sentimentale), accomplit, en voiture, un assez long trajet. La partie la plus importante (à tous égards) du livre raconte une marche épuisante et désordonnée, accomplie la nuit dans une forêt. Cette marche, dont on comprend mal la nécessité, s’achève par un retour inattendu à son point de départ. Le reste du voyage (en voiture) est marqué par une longue et douloureuse diarrhée. Dans Compression, le narrateur, aveugle, vit à Paris. Il parcourt un territoire étroit, entretenant avec les gens qui l’entourent des rapports compliqués, contradictoires. Sa sœur, à qui l’attachent des liens forts, disparaît. Demeurant sans nouvelles, il se rend dans son appartement, où il fouille, renverse, casse autant qu’il peut.
Tout commence, pour les trois personnages, par un malaise et un refus. La source de ce malaise réside — si on peut lire de cette façon le titre du troisième roman — dans ce qu’ils éprouvent, subissent comme une compression. Le monde où ils vivent, où ils sont, est, à tous égards, laid, délabré, étouffant. Non seulement la grande ville et sa périphérie (immeubles, autoroutes, parkings, centres commerciaux), mais la campagne elle-même (la forêt d’En plein vent). La compression est produite, avant tout, par l’ensemble des usages sociaux : travail, radio et télévision, vacances, amour conventionnel et vie familiale, relations diverses, mots, discours, postures… Si des gens acceptent cette vie « pour correspondre à ce que la société [prétend d’eux] » (LG, p. 94), consentant sans le savoir à être « remplaçables, équivalents, insignifiants » (LG, p. 24), les personnages sur lesquels se porte l’attention de N. Bouyssi ne la supportent pas. Ils veulent rester « [extérieurs] au terrain sur lequel de plus en plus de monde [veut les] faire entrer » (LG, p. 191). Etre, « pour un temps » au moins, « complètement inassimilable[s] » (LG, p. 214).
Il s’agit là d’un refus de principe, originel, primitif, lequel — parce que ces personnages ne sont pas des théoriciens, mais tâchent seulement de vivre — s’accommode d’explications désordonnées, confuses. Sa signification, comme il est souligné à plusieurs reprises, n’est pas de nature politique (au sens étroit du terme). D’autres personnages, que les narrateurs fréquentent, comme les voleurs du Gris, brandissent aisément des formules révolutionnaires : « changer de société » (LG, p. 126), « niquer le système » (EPV, p. 91), « tout faire péter » (LG, p. 128)… Mais tout cela apparaît, violemment, comme amas de stéréotypes, langage inutile et faux. Il faut, d’ailleurs, aller plus loin. Ce sont toutes les révoltes répertoriées, connues, soutenues par des phrases bavardes, qui sont écartées : « Me défendre contre les assauts du siècle sans sombrer dans le prosélytisme, le militantisme, l’égocentrisme, l’arrogance, le solipsisme » (LG, p. 88). Aucun romantisme de la solitude, aucune marginalité héroïque, aucune recherche d’une pureté perdue. Ni écologisme, ni voyage bobo, ni quête du désert. « Résister aux discours ambiants, politiques compris, protestataires ou bien-pensants compris, me désolidariser de tout ce qui a été fait ou est en train de se faire » (LG, p. 128).
De façon humble, de façon pauvre, il s’agit seulement de trouver une « idée ». Ou, selon un jeu insistant de synonymes, un « programme », un « dispositif », un « plan », un « projet », une « ambition », une « méthode ». C’est la tâche que se donnent, de façon plus ou moins nette, plus ou moins explicite, les trois personnages. Mais jamais on ne sait, dans aucun des trois récits, ce qu’est cette idée, ni même ce qu’elle s’efforce d’être — l’ordre, le domaine auquel elle pourrait, ou voudrait, s’appliquer. Certes, il peut arriver que le projet trouve une sorte de définition : « reconquérir la subjectivité » (LG, p. 128), « [justifier] suffisamment le bien-fondé de mon existence » (C, p. 40). Mais ces formules, outre qu’elles sont vagues, ne font, ici ou là, que passer. Elles sont, immanquablement, déplacées, contredites. Elles restent faibles, hésitantes, provisoires. « Je vois ma pensée comme un canal, […] un canal où tout se mélange » (EPV, p. 31). Et, plus loin, le même narrateur souhaite que le froid conserve ses pensées : « Je les voudrais pétrifiées comme un bout de viande au fond d’un congélateur » (EPV, p. 39). De l’« idée » qu’à la fin du Gris le narrateur prétend avoir trouvée et qu’il s’apprête, dit-il, à communiquer à l’un de ses amis, en vérité nous ne saurons rien de précis. Et, à la dernière page de Compression, l’aveugle déclare, comme si sa pensée ne cessait de se former, de se reprendre, comme si elle commençait, ou recommençait, à tout instant : « J’ai envie de réfléchir à ce qui m’arrive maintenant » (C, p. 175).
Donc, si ces romans, comme il est inévitable, ont une fin, les histoires qu’ils racontent n’ont pas de dénouement. On ne sait pas bien ce que les personnages cherchent ni ce qu’ils trouvent. On suit seulement leur étroit, difficile parcours, leur marche faible et obstinée. Ces parcours, ces déplacements — qui sont, à la fois, quoique inégalement, géographiques, physiques, mentaux — sont l’objet même de ces récits, de leur patience, de leur attention.
Le premier geste consiste à (tenter de) s’installer en des lieux soustraits aux usages, aux contraintes ordinaires. Non pas exactement hors de la réalité sociale, puisqu’il n’est pas possible d’y échapper tout à fait (il y a toujours des rues et des appartements, il faut parler, manger, côtoyer des gens…), mais, en quelque sorte, dans les espaces, les creux qu’on peut y ouvrir — c’est-à-dire, à la fois, en elle et hors d’elle. En ce qu’on pourrait appeler des lieux-non-lieux. Ou, pour prendre (et en proposer, par conséquent, une lecture) le titre du premier roman : des lieux gris. Le narrateur d’En plein vent déclare : « Je découvre des aspects du cadastre délaissés par le monde » (EPV, p. 20). L’aveugle lui-même cherche des territoires, fussent-ils étroits, qui lui permettent d’échapper aux parcours que les institutions aménagent pour les gens comme lui, ainsi qu’aux propositions constantes, et sans doute généreuses, de ceux qui veulent lui venir en aide. Et, dans ces lieux gris, les personnages cherchent (tâchent d’accéder à) une sorte de temps pareillement gris. Un temps-non-temps, lié inévitablement au temps des autres (marqué par la nécessité de connaître la date et l’heure, sur quoi se fondent des rendez-vous divers), mais, autant que possible, détaché de lui. Dans Le Gris, des déménagements conduisent d’un immeuble désaffecté à un autre. Dans En plein vent, la marche nocturne dans la forêt s’achève, comme on l’a dit, par un retour involontaire au point de départ. Quant au temps de l’aveugle, il est à la fois rempli et vacant : « J’étais à la recherche d’une forme d’attente sans fin et qui n’ait pas de cause » (C, p. 64). Dans ces lieux-non-lieux, dans ce temps-non-temps, les personnages espèrent confusément, non pas que se produise un événement par quoi tout serait changé, mais que se forme, pour eux, une autre façon d’être, de vivre.
Toutefois, si s’affirme ainsi un désir de solitude — ou, comme il est dit souvent, d’autonomie —, ce désir trébuche sans cesse sur l’existence des autres. Non seulement sur leur présence concrète, inévitable et importune, qui suscite colère et gestes violents, mais sur le besoin qu’on peut, en dépit de soi, avoir d’eux. C’est évidemment le cas de l’aveugle, qui ne peut tout à fait se passer de l’aide qu’on lui apporte. Mais cela vaut pour chacun. Il faut insister, ici, sur l’embarras particulier que provoque le besoin sexuel. Le désir d’autonomie achoppe sur le désir des femmes et même, au-delà de lui, à la fois comme son accomplissement possible et comme sa négation, sur l’idée de couple, telle que la société la propose avec insistance et telle que les personnages, en dépit d’eux-mêmes, en éprouvent l’envie. Difficulté jamais résolue, sur laquelle le texte, soigneusement, s’attarde. « Je refusais que notre vie de couple soit une contrainte sociale de plus » (EPV, p. 80). « Espèce de vieux puceau », dit de lui-même l’aveugle (C, p. 156).
On suit donc, au long de chaque récit, l’histoire d’une pensée (son effort, ses hésitations, ses difficultés). Mais l’aventure mentale est, en même temps, aventure verbale. C’est-à-dire débat avec les mots, qui sont toujours les mots des autres, avec lesquels, pourtant, il faut penser de façon neuve. De là un travail, que le texte raconte. Travail incessant, difficile, jamais achevé, mené par des hommes ordinaires. Une femme, sûre d’elle-même, dit au narrateur du Gris : « Je ne comprends pas, depuis tout à l’heure tu as l’air d’essayer de me dire quelque chose, si c’est le cas parle, sois plus simple et moins pompeux, arrête de tourner autour du pot » (LG, p. 51). Mais comment parler, justement ? Comment répondre ? Les phrases qui viennent sont celles que la société enseigne et répand. Les mots « s’éparpillent » (EPV, p. 33), ils ne permettent pas « d’exprimer la simultanéité de ce que la vie réserve » (EPV, p. 38). Il faudrait les laver (y compris, ou avant tout, des stéréotypes de la révolte) : « laver mon expression de tout ce qui est construit dans la société pour la rendre merdique, contestataire et réactive ; de ce qui la contamine sans que je le veuille » (LG, p. 82). Et le même narrateur, plus loin, a cette formule, quand il constate que son interlocuteur ne le comprend pas, parce qu’il emploie les mots dans un autre sens : « Il faudrait préserver ma langue contre ses codes » (LG, p. 106).
Mais, évidemment, il n’est pas de lavage possible, pas de langage neuf et satisfaisant. La pensée se formule lentement, sans ordre. En témoignent ces hésitations, ces remaniements de sens qui affectent certains mots importants. « Attente », par exemple. On trouve, dans Compression, cette étrange série de phrases (le narrateur se trouve dans un parking souterrain) : « Tout est paisible : je n’attends rien. Je suis au diapason de l’odeur d’essence et du béton. Je fais le tas. C’est moi l’attente » (C, p. 55). Ou cette suite de mots, dans laquelle « végéter » prend, étrangement, une valeur positive : « profiter du temps, être immobile, végéter » (C, p. 45). Plus brutalement encore, il arrive que la pensée semble se contredire. D’une page à l’autre, on trouve : « L’inaction est en train de me tenter » (LG, p. 97), et : « La prochaine fois, je tenterai un acte » (LG, p. 100). Ou bien : « Je vais peut-être bientôt trouver ma place dans ce lieu » (EPV, p. 31), et : « Je me moque de plus en plus de qui je suis » (EPV, p. 42). Une dernière marque de la difficulté de la pensée — ou, plus exactement, de son absence totale de hauteur, d’arrogance — se trouve dans l’irruption éparse de mots vuLGaires. On lit, par exemple, ici ou là : « Je n’ai jamais rien pensé d’aussi con » (LG, p. 57), « L’envie me prenait de le foutre par terre » (EPV, p. 81), « Je me sens dans un état merdeux » (C, p. 102). Le tout (ambition, hésitation, humilité, vuLGarité) rassemblé, si on veut, dans deux phrases comme celles-ci, où le narrateur d’En plein vent considère son entreprise : « Peut-être que je suis comme un chien qui marque son territoire. Je conquiers le monde à ma façon » (EPV, p. 126).
Ces aventures mentales et verbales sont aussi des aventures du corps. Du corps inscrit dans le réel, et aux prises avec lui. Chaque personnage, et non pas seulement l’aveugle, touche, palpe le monde. Il s’agit sans cesse, dans les trois récits, de marcher, tomber, dormir, manger, se laver, désirer (bander), d’éprouver le froid, la pluie, ou la douleur des sphincters et la diarrhée. Des phrases nombreuses décrivent des sensations à la fois infimes et bizarres. Par exemple : « Je prends conscience de mon cou » (EPV, p. 16). Ou (le narrateur imagine une femme) : « Ses pensées se mettent à filer à toute vitesse, à l’intérieur de sa tête, en partant de la nuque » (EPV, p. 104). Ou encore : « J’entretiens mes premiers tics. Je suce mon index et je me gratte les cheveux. Je mets mon doigt dans mon nez. Je frotte mes lèvres impunément » (C, p. 143). La solitude, précisément, est affaire de corps, comme le désir qui la met en péril. L’attente également. Le narrateur du Gris déclare : « Je cherche à trouver ce que seul mon corps me permet de dire » (LG, p. 82).
Puisque c’est le corps qui pense, il est normal que viennent à la pensée — et au discours, fût-il embarrassé, obscur — toutes sortes d’objets : ce que le corps, précisément, perçoit. C’est-à-dire le réel lui-même, dans sa présence brute et sa profusion. On trouve, à plusieurs reprises, l’étonnement — celui-là même que Sartre décrit dans La Nausée — devant ce qui existe. Dans Le Gris : « La première chose que je remarque est à ma droite, c’est quelqu’un de mon âge. Il existe, il a le crâne rasé, il mastique et il respire » (LG, p. 93). Dans En plein vent : « Des groupes de conifères ont poussé sur ma gauche. Ça existe, me dis-je. Ou plutôt c’est là : c’est devant moi quand je n’y suis pas, et c’est figé, et puis tout vert »(EPV, p. 98). Mais l’étrangeté du réel se donne, davantage encore, dans des formules qui rappellent Gombrowicz. Quand il « [se concentre] pour distinguer [ses] sensations les plus futiles », qu’il cède à son « obsession des petites choses », ajoutant qu’« elles [lui crèvent] la tête » (EPV, p. 90), le narrateur est conduit à détacher les mots de leur usage ordinaire, à dérégler subtilement leur sens. Par exemple : « J’ai planté ma fourchette et mon couteau : une partie de la viande a disparu de mon assiette, pour s’étaler sur ma langue » (EPV, p. 161). Ou : « Il fait très chaud et l’air est toujours aussi compact. On pourrait presque en arracher des bouts avec les doigts et les brouter » (C, p. 20). Ou : « Grâce à ma concentration, j’imagine les baguettes de mes os s’irriguer en nervures » (EPV, p. 42). On est au bord de l’insignifiant, devant le réel même, en tant qu’il échappe aux phrases, aux significations reçues, immédiatement partageables.
Mais, au bout du compte, puisque ce monde-ci, la vie qu’il propose ne sont pas acceptables, puisque, néanmoins, on ne peut en sortir, y échapper tout à fait, que reste-t-il ? Hors de toute plénitude (réussite définitive, pureté, grandeur), à quoi les « héros » de ces trois romans accèdent-ils finalement ?
Si leur pensée, comme on l’a vu, est tâtonnante, confuse, elle possède deux qualités précieuses : son insistance, et, partant, son mouvement. Là est le point important. Ce que les personnages acquièrent — découverte inattendue, intermittente, à peine reconnue —, c’est ce qu’on pourrait appeler la souplesse. Plusieurs mots, plusieurs formules, d’un livre à l’autre, le disent : « [rester] capable d’instabilité et de contrastes » (LG, p. 54), « m’ébrouer et me déprendre » (LG, p. 214), « me détacher » (EPV, p. 166), « m’aérer » (C, p. 51), « respirer avec vigueur dans les confins de mon crâne » (C, p. 109). Ou encore : « Désormais, il s’agissait d’assouplir mes gestes » (LG, p. 171). Rien d’autre, rien de plus, mais cette souplesse permet de vivre — de vivre, autant qu’il est possible, hors des contraintes qui sont partout. Il existe un « bonheur d’être dans un état provisoire » (EPV, p. 99), un bonheur de « la déviance douce » (C, p. 53). Affaire de corps, notons-le encore, autant que de pensée.
Mais on trouve, dans Le Gris, à deux reprises, un autre mot qu’il faut retenir : le mot « nuance ». Le narrateur déclare que « la meilleure façon d’être généreux, jusqu’à nouvel ordre, [reste] l’incohérence, l’absence de didactisme, la contradiction et ce que *** [appelle] la nuance » (LG, p. 142). Et, plus loin, il ajoute que « les choses n’[ont] pas besoin d’être exprimées de manière excessive ; devenues excessives, elles [perdent] de leur force, elles [deviennent] arrogantes, elles [perdent] de leur saveur, elles [sont] sans nuances » (LG, p. 144). Nuance et souplesse sont, ensemble, l’unique recours contre la raideur des choses, le poids infini de la vie ordinaire. Par des déplacements d’une délicatesse quelquefois étonnante, elles donnent au réel une présence nouvelle et à la pensée sa respiration.
Toutefois, ces mots eux-mêmes (souplesse, nuance) et les formules dans lesquelles ils sont pris ne doivent pas être tenus pour le « message » ultime, plus ou moins dissimulé, de ces romans. Si telles phrases revêtent des allures d’aphorismes, il faut se rappeler qu’elles restent prises parmi d’autres, qui peuvent les contredire, dans un discours au tâtonnement incessant. L’important est, justement, dans cet effort — ce mouvement, plus ou moins souple — de la parole de chaque narrateur, aux prises avec son refus (du monde tel qu’il est), son désir d’une autre pensée, et le réel lui-même. Obstination, piétinement (physique, mental), trajets en boucle, marche qui semble inutile mais dans laquelle s’accomplit une sorte de connaissance, c’est précisément là ce que ces livres racontent (au sens le plus rigoureux qu’on peut donner à ce mot). L’« idée » qu’il croit avoir finalement trouvée, le narrateur du Gris juge préférable de se « contenter de la vivre » plutôt que de la « formuler » (LG, p. 213). En d’autres termes, ces livres ne sont pas des apologues. Ils racontent, avec la patience qui est le propre des romans, ces histoires de corps et de pensées. Ils donnent à ressentir le long malaise des narrateurs, leur découverte inattendue d’objets, leurs impressions, leur fatigue, leur colère, leur joie intermittente, les moments successifs dont se composent quelques jours de leur vie. Rien de tout cela ne peut se résumer, se réduire à quelques énoncés définitifs. Contre la netteté, la souveraineté, l’arrogance du concept, du message, ces romans, comme tous les romans, offrent la pensée qui est la leur, pensée du récit, qui fait éprouver, connaître le temps. Temps où se forment, sans s’achever, le vivre, le penser lui-même. Temps du corps qui pense, qui pense comme corps et non comme pensée souveraine.
Les phrases de Nicolas Bouyssi sont austères, dures, rugueuses — d’un livre à l’autre, de plus en plus simples, de plus en plus étroites. (Il aime citer le mot d’Emmanuel Hocquard, réclamant une poésie « aussi sèche qu’une biscotte sans beurre ».) Mais elles sont, en même temps, et comme au second degré, mouvement. Mouvement dans la langue, élan, invention, force. De la sorte, à travers ses personnages et au-delà d’eux, Nicolas Bouyssi prend son parti de ce qu’est ce monde. Autant qu’il peut. Il est d’un temps — comme on sait — où il n’est plus guère question de le transformer et où les modèles communs de la réussite peuvent paraître répugnants. Reste, dès lors, à exercer une pensée libre, souple, sensible à la nuance, qui permette de respirer. Cette pensée, c’est la littérature.