Michaël Glück | Cabaret Rio
Voici les premières pages de Cabaret Rio, roman en cours, texte inédit sur l’exil et l’exode, sur l’emplacement des visages et des noms en chacun et la façon dont la parole les inscrit dans la mémoire.
La mémoire se tient au 53, place de Chambre, là où vivait au deuxième étage, au-dessus de chez la Marquise, une grande famille venue autrefois de Ruthénie. Perle, seule survivante des onze personnes, revient sur les lieux soixante ans plus tard.
L’histoire se précipite le 16 juillet 1942.
De Michaël Glück, Jean-Marie Barnaud a récemment lu et aimé L’Échelle.
Obstination des heures, avec deux peintures de Jörg Langhans, a paru en février 2006 aux éditions Le Temps volé, dans la collection « pour un jour sans pain ». C’est un long poème sur la parole qui s’absente peu à peu de la bouche et des lèvres à la fin d’une vie, sur « l’oubli des livres lus », sur l’éloignement qui se creuse entre le monde et soi.
Oranges, théâtre, a paru aux éditions Espaces 34, dans la collection Espace théâtre. Ce texte est en trois parties : Mouvements I et II et un passage entre les deux intitulé « Vingt et un million trente-huit mille quatre cents minutes de silence », soit les quarante années de silence écoulées depuis le 17 octobre 1961. Son tissu est composé de chœurs - mixte, de femmes, d’hommes - et de dialogues entre des amoureux, des amis, une mère et sa fille, une mère et Jean de l’Ombre. Il y est question de l’interdiction de penser, d’aimer, de vivre, de sortir dans la rue, faite à ceux qui ne se conforment pas aux lois de la violence et de la haine, il y est question d’une orange algérienne qui, ouverte en son cœur, peut offrir à lire le sens du monde et du partage mais aussi contenir une grenade.
La Mère ce n’est pas un nom.
Pas de nom
Je n’ai pas de nom
pour ma fille
pour mes fils
pour mon mari
le mort
qu’il repose.
Je n’ai pas de nom.
Maman ou Femme
ne sont pas des noms.
Pas ces noms.
Je n’ai pas de nom.
Je n’ai pas d’histoire.
J’ai été bagage au milieu des bagages.
Dans l’exil de mon nom
valise au ventre plein
au milieu des valises
valise jetée dans la boue des banlieues.
De Michaël Glück on lira sur remue.net :
L’Espèce, texte pour un théâtre de la parole fondatrice
Dans les marges d’un livre sans cesse me revenant, lecture en cours de Abahn Sabana David, contribution au dossier Dix années avec Duras
Dans la suite des jours, dossier coordonné par Laurent Grisel, avec textes et liens.
CABARET RIO
Cinquante-trois est un nombre premier. À l’école nous apprenions les nombres premiers. Le numéro cinquante-trois n’existe pas. La maison est là, mais au-dessus de la porte le numéro cinquante-trois n’existe pas. C’est la dernière maison de la place, à gauche, quand on tourne le dos aux Halles, c’était déjà les Halles avant la guerre, cette maison, celle-là, côté jardin, comme au théâtre. Après, commence la rue. Sur la gauche. Vous voyez. Voilà, c’est la dernière maison où nous avons vécu. Dans cette ville. Tous vécu. Vécu. Oui. Avant l’exode. Là, celle-là, oui. Au numéro cinquante-trois. Même si le numéro cinquante-trois n’existe pas, n’a même jamais existé. Je n’ai pas oublié. Soixante ans après. Je n’ai pas oublié. Rien oublié. Me souviens. Des lieux. De ce côté, jamais ; on n’entrait pas. Sur cette place, la maison est sans nom, sans chiffre. La maison est innommable. Elle est indéchiffrable. L’entrée, la vraie, celle que nous devions franchir pour monter à l’appartement, est de l’autre côté du bâtiment. Au fond, les coulisses en somme. Par derrière. Comme une entrée de service. Pour les petites gens, les humbles, les honteux. Là. Il faut descendre cette rue, continuer vers la rivière, puis tourner à gauche, avant de franchir le pont, s’arrêter face au Temple qui se dresse sur l’autre rive. Vous verrez le Temple et de l’autre côté du pont, à droite, le Théâtre. Sur l’autre rive. Au-dessus de cette porte d’entrée-là, face au Temple, le numéro cinquante-trois se lit dans la pierre. Vous verrez. Par la porte qui donne sur la place où nous sommes, n’entraient que les habitués du rez-de-chaussée. Ceux du premier étage également. Peut-être. Enfin, je crois. Peut-être pas. La mémoire. C’est si loin. Hier, avant-hier. Si loin. La maison est encore là. Je ne me suis pas trompée. Rien n’a changé. Je ne crois pas. Sans doute ont-ils ravalé la façade. Rien n’a changé. Pas beaucoup. À l’intérieur peut-être, mais comment savoir. L’enseigne lumineuse au-dessus des fenêtres du rez-de-chaussée. Oui. Cela n’existait pas. Ce néon rose et tapageur. Sinon, rien n’a changé. Rien. A peine. Je ne crois pas. Sur la place. Ou bien au commencement de la rue étroite qui s’en éloigne. Comment savoir. La frontière. Le commencement de la rue ou la fin de la place. Comment savoir. Ce qui commence, ce qui finit.
Nous avons d’abord vécu rue Saint-Charles et après rue Hardy, ou l’inverse, d’abord rue Hardy puis après rue Saint-Charles, et enfin dans cette maison-là, deuxième étage, au cinquante-trois place de Chambre. Le numéro cinquante-trois se lit dans la pierre au-dessus de la porte d’entrée, de l’autre côté, près de la rivière. Je me souviens. Dans les eaux de la rivière un enfant s’est noyé. Un enfant est mort dans le quartier. Un voisin. Pas un des nôtres. Pas un de la tribu. Ceux de la tribu, ceux de la famille, ce n’est pas la rivière qui les a emportés. Non. L’Histoire. Ceux de la tribu ce n’était pas un accident. Un voisin. Un enfant. Comment ça s’est passé, je ne sais pas ou je ne sais plus. Heureusement pas un des nôtres. Comme un des nôtres, pourtant. Parce qu’un enfant est un enfant. Nous avons vécu, dans cette maison, tous vécu. Avant, quand nous habitions rue Saint-Charles ou rue Hardy, nous n’étions pas encore. Pas tous. Tous. Pas au complet. Mais dans cette maison-là, tous enfin étaient nés. Après. Quand il a fallu quitter. Après. Vécu, après. Vécu. Ailleurs. Encore. Quelque temps vécu. Quelques années. Si peu. Trois ont survécu. Trois qui n’étaient pas nés dans cette ville, ni dans ce pays. Trois qui étaient venus d’ailleurs. Trois les plus âgés. Aujourd’hui je suis seule.
Pas tous, non, pas tous, après. Pas tous longtemps vécu. Pas vraiment. Pas longtemps. Et cela, même si nous n’en avons pas beaucoup parlé, vous et moi, même si je ne vous ai pas fait supporter le poids de l’Histoire, si je ne vous ai pas accablés, ni vos parents je crois, cela vous le saviez déjà, alors il n’était pas vraiment nécessaire que je vienne ici, avec vous, à mon âge, avec vous, pour vous l’apprendre. Vous avez tellement insisté, bon, j’ai fini par céder. Parce que je vous aime bien. Mais à quoi bon répéter ce que vous saviez déjà ? À quoi bon revenir sur les lieux ? Ce ne sont pas vos lieux. Je n’avais pas envie de revenir. Ici. Mais vous avez insisté. À quoi bon ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Les morts, les morts, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous ne les avez même pas connus. Ils n’ont jamais été, pour vous, jamais. N’ont rien été pour vous. Alors que voulez-vous savoir ? Je me demande. Je me le demande vraiment. Pourquoi voulez-vous savoir ? Et quoi. Rien ne changera de ce qui fut. Rien. Vous ne pouvez pas, vous, entendre le bruit des barres de fer, le martèlement des lourdes cannes à pommeau d’argent sur les pavés, les pierres qui font voler en éclats les carreaux de nos maisons, les vitrines de nos magasins, ni les insultes des Croix de Feu, quand nous allions sur le chemin de l’école. Vos oreilles ne peuvent pas avoir la mémoire de mes oreilles.
Cinquante-trois place de Chambre, l’aînée de tous avait sa chambre. Elle seule avait sa chambre. Elle seule avait de si belles mains. Et nous, nous faisions la vaisselle, nous allions étendre le linge sous les toits. Quand j’allais le chercher, moi, après qu’il avait séché, je m’attardais, je me mettais à la fenêtre et je rêvais. Quels ont été les rêves de Perle, vous aimeriez bien le savoir, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Et le domaine privé, le jardin secret, vous ne pensez tout de même pas que. La jeunesse ne respecte plus rien. À mon âge. Tout de même. Je ne suis pas certaine de vouloir savoir quels ont été mes rêves. Je n’ai plus envie de savoir. Moins encore de raconter. C’est si loin. A quoi bon reprendre maintenant le cours des rêves perdus. Perdus, enfin non. Ce n’est pas le mot. L’odeur de la confiture. Cette odeur-là reste. Pas vraiment ce mot-là, perdu. Il se fait si tard. Je n’y vois plus très bien. Vous n’avez pas froid, vous ? Nous sommes encore en hiver. C’est beau, la jeunesse. C’est beau. Aujourd’hui je n’y vois plus trop clair, mais c’est bien la maison. Je ne l’ai pas oubliée. Place de Chambre, au numéro cinquante-trois. Numéro manquant. Absent. La dernière maison où nous avons, dans cette ville, vécu. Tous. Encore. Encore. Aujourd’hui, je suis la dernière, devant la dernière maison de la place. Nous étions onze. Huit sont partis en fumée, deux reposent en terre de France. Je veux être incinérée.
Place de Chambre. Une fois il y a eu un esclandre, je me souviens. Je n’ai pas compris. Quand l’esclandre a eu lieu, je n’ai pas compris. Nous, les enfants du numéro cinquante-trois, nous ne pouvions pas comprendre. Les parents peut-être, encore que, mais nous. La nuit était déjà tombée, sans doute même étions-nous déjà couchés, endormis peut-être, quand il y a eu des coups violents à la porte du côté de la place et une voix de femme qui hurlait. Une voix qui venait du dehors. De la place. Après j’ai su, après que j’avais compris, un peu compris, après j’ai su. L’épouse d’un grand notable de la ville, quelqu’un de véritablement important, disait-on, celle qui avait hurlé, cette femme-là, donc, était venu réclamer son mari. Une femme qui vient réclamer son mari au cinquante-trois place de Chambre, chez nous, c’était incompréhensible. Ça n’avait pas de sens. Ça ne pouvait pas en avoir. Ignorants comme nous l’étions, c’était impossible à comprendre. Mais le cinquante-trois n’existe pas sur la place. Il n’y avait pas d’entrée pour nous, sur la place. Alors c’était comme si nous n’étions pas dans le même immeuble que le rez-de-chaussée. Comme si ce n’était pas la même maison. Comme s’il y avait deux maisons quillées l’une sur l’autre. Comme si l’une, le cinquante-trois place de Chambre dont l’entrée ne donne pas sur la place mais, plus bas, sur la rue qui longe la rivière, était juchée sur l’autre, dont l’entrée donne, elle, sur la place. Chez la Marquise. On disait : Chez la Marquise. Je n’ai jamais su s’il y avait réellement une marquise domiciliée au cinquante-trois place de Chambre. Ou bien il y avait une pancarte sur la porte. Je n’en suis pas certaine. Je ne me souviens pas. De la Marquise ou de celle qu’on appelait ainsi, je ne me souviens pas.
Un regard. Vous êtes sur la place, là où le numéro cinquante-trois n’a jamais figuré, vous écoutez des bribes d’histoire, vous avez dans les yeux des photographies jaunies, l’arrière-plan d’un navire sur une toile peinte, vous pensez : ne sont jamais arrivés à bon port, mais vous vous trompez. Non sur les faits, là où la plupart d’entre eux sont arrivés, là-bas, au bout du voyage ce n’est effectivement pas sur les quais d’un port qu’ils étaient attendus. On n’attend pas le bétail, on le compte. Mais il n’y a pas eu de rêve d’Amérique, non. Au commencement, ce n’est pas ce rêve-là qui les a jetés vers l’Ouest. Ceux-là, ceux-là que vous n’avez jamais connus et que vous vous obstinez à dire vôtres, je ne comprends pas comment ceux-là qui n’ont pas été pour vous, qui n’ont rien été sinon absence pour vous, je ne comprends pas comment vous pouvez les dire vôtres ; enfin, ceux-là n’ont, un jour, quitté les confins de ce qui fut la Ruthénie subcarpatique, que pour la France. Vous pouvez toujours penser qu’ils ont fait un choix malheureux, on a souvent l’illusion de penser quelque chose, après. Quand on arrive après. En réalité, on ne pense pas. On rumine, on ressasse. Ce qu’on a deviné, ce qu’on n’a pas vécu, on le ressasse. Le ressassement, aujourd’hui vous immobilise dans le froid humide, sur cette place, devant cette maison où tous ont vécu. Avant. Un regard, vous sentez un regard. Vous levez les yeux. Au deuxième étage une main a poussé un rideau, un visage est apparu, souriant. Un visage d’enfant. Une jeune fille presque. Noire. Vous pensez : autres confins, autre bordure où les continents de l’Histoire se sont fracassés. Visage d’Afrique. Vous avez senti son regard avant de lever la tête. Sinon pourquoi auriez-vous levé les yeux. Vous dites cela après.
Là où ils sont arrivés, non. Là où ils ont disparu, non. Ne dites pas cela, ne le dites plus. Cette manière de dire, non. Dites ce qui fut, même si vous n’en savez rien, même si vous ne pouvez comprendre, surtout si vous refusez de comprendre, parce qu’il n’y a rien à comprendre, parce qu’on ne pourra jamais comprendre. Arrêtez les images, le papier de verre dont on frotte la cendre. Arrêtez. Ne sont jamais arrivés. N’ont jamais disparus. Ont été assassinés.
Vous avez senti le regard de la jeune fille noire derrière la fenêtre, vous avez pensé : bois d’ébène, combustion lente. Vous avez entendu votre voix, dans votre ventre, votre voix qui prononçait ces mots-là, insupportables. La voix est descendue, plus grave encore, dans votre ventre, elle a foré. Les vibrations sont remontées jusqu’à la tête.
Le regard de la jeune fille noire derrière les rideaux du deuxième étage, le regard est descendu dans la voix, vous avez entendu la voix en vous qui disait, ce regard, oui celui-là, sans ressemblance, ce regard pourtant est celui de ma mère. Vous avez entendu la voix qui disait : c’est ma mère.
Il fait froid. La nuit tombe. La nuit humide tombe. Chacun est seul. Ici ont vécu. Au numéro cinquante-trois place de Chambre ont vécu. Passé décomposé. L’Histoire. Le numéro cinquante-trois ne se lit pas au-dessus de la porte qui donne sur la place. Les noms ne se lisent pas. Voilà, dit Perle. Nous habitions au deuxième étage. Avant. Aujourd’hui, plus de soixante ans après, je suis la dernière, devant la dernière maison. Je suis la dernière à pouvoir encore parler. Mais à quoi bon ? Vous savez déjà et ce que vous ne savez pas, à quoi bon ? Nous étions neuf frères et sœurs, neuf et nos parents. Nous étions onze. Il y avait. Il n’y a plus. Sinon moi. Ce qui reste de moi. Rien qui vaille la peine, ni que vous vous fassiez du souci. Rien. Non.
Avant. Toujours avant. Les rideaux sont tirés sur avant. Le sourire de la jeune fille noire a disparu. Elle est derrière, chez elle. Chez elle a vécu Perle, avant. Perle et tous les siens, huit frères et sœurs. Et les parents. La jeune fille derrière les rideaux ne sait rien de Perle. Perle ne sait rien d’elle. Ni d’elle avant. Peut-être est-elle née là. Dans cette maison. Peut-être a-t-elle huit frères et soeurs. Peut-être a-t-elle quitté la fenêtre pour aller mettre la table. N’oublie pas de mettre le couvert pour l’absent, n’oublie pas. Si Elie frappait à notre porte. N’oublie pas. Les murs ont peut-être gardé mémoire. Les murs ont des oreilles mais n’ont pas de mémoire. Qu’est-ce que tu racontes, qu’est-ce que tu racontes ? Les murs n’ont pas de mémoire. Il n’y a pas de plaque sur la façade du cinquante-trois place de Chambre. Aucun nom de ceux d’avant.
Ou bien c’est elle qui a senti la présence des revenants. Elle était simplement installée à sa table d’écolière, elle résolvait une équation, étudiait une carte du ciel, rédigeait son journal intime. Ou rien. Rêvait, ne faisait rien, rêvait qu’un jour peut-être, un jour. Elle était là, derrière les fenêtres du deuxième étage du numéro cinquante-trois place de Chambre, ne faisait rien et soudain elle s’était levée, parce qu’elle avait senti qu’en bas sur la place, en bas, quelque chose avait lieu, quelques uns prenaient lieu, elle avait senti que des regards étaient levés vers les fenêtres de chez elle. Elle est allée vers le vide qui donnait sur le monde. Elle a d’abord regardé à travers les rideaux et discrètement les a poussés. Pour mieux voir. En bas, elle a vu ces gens qui étaient arrêtés devant sa maison, qui observaient sa maison. Elle a souri. Elle ne leur a pas souri à eux, elle a simplement souri. Parce qu’elle avait d’abord pensé que ces présences qu’elle avait senties, en bas, pouvaient être liées aux occupants du rez-de-chaussée et qu’elle avait immédiatement compris que ces modestes silhouettes-là, la façon dont elles étaient emmitouflées, n’étaient pas de la clientèle qui entrait par la place. Elle avait souri et son sourire avait touché le regard du seul homme du groupe. Elle n’a pas entendu la voix qui était tombée dans le ventre de cet homme : c’est ma mère. Personne n’a entendu cette voix. La jeune fille a laissé retomber les rideaux qu’elle avait soulevés et elle est retournée à ses études. Ou bien rien, a mis la table pour le repas du soir. Et n’oublie pas de mettre le couvert pour l’absent.
Nous sommes partis de Poitiers à bicyclette ta mère, Maurice et moi le 16 juillet 1942 avec un copain de ta mère, un goye, un non-juif, qui nous a fait passer la ligne de démarcation à 3 heures du matin à Chauvigny. Nous nous sommes endormis dans un fossé. Nous avons été ramassés par les gendarmes. Ils ont envoyé Maurice dans un camp à Saint-Savin. Ta mère et moi ils nous ont expédiées dans un camp à Nexon. Nous y sommes restées deux, trois jours. Moi j’ai refusé la nourriture qu’ils nous donnaient. Le directeur du camp, comme je n’avais pas dix-huit ans, m’a rendu mes papiers et m’a dit que j’étais libre. Mais j’ai refusé de partir sans ta mère. Enfin ce n’était pas encore ta mère. Je n’étais pas encore ta tante. J’ai fait une scène épouvantable. Elle m’a filé deux, trois baffes en me disant de partir. Je me suis entêtée. J’ai continué à crier que je ne partirais pas sans ma sœur. Le directeur, qui ne devait pas être tout à fait un collabo, un peu exaspéré, a jeté à Myriam ses papiers et il nous a dit à toutes les deux de foutre le camp. Nous n’avions rien, nous ne savions pas où aller. Nous sommes restées assises en face du camp. Une voiture s’est arrêtée, c’était une assistante sociale qui nous a dit qu’il ne fallait pas rester là. Elle nous a amenées dans un orphelinat, à Limoges. Et de là Didi nous a procuré des faux papiers et nous sommes passées à Lyon. Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça. Enfin. C’était après le cinquante-trois place de Chambre. Après l’Exode.
Souffler les bougies ou souffler sur les morts. Derrière les fenêtres du second étage l’enfant déteste les anniversaires, déteste les bougies que l’on pose sur une tarte comme les cierges au chevet des morts. Elle n’a encore jamais vu un mort. Elle n’a pas besoin de voir ce qu’elle sait déjà. Elle déteste. Déteste souffler les bougies et celle de trop surtout, celle qu’on ajoute pour anticiper l’année qui vient. L’enfant derrière la fenêtre pense qu’il y a trop d’enfants. Elle ne le dit pas. Comment dire l’excès. Pourquoi fait-on tant d’enfants, confie-t-elle aux plis des rideaux. À quoi ça sert ? Elle sait pourtant à quoi servent les frères et sœurs. Elle est l’aînée. Chez les autres, les frères et les sœurs, il faut s’en occuper, chez elle, ils font ce qu’elle n’a pas envie de faire. Parce qu’elle a de si belles mains. Des mains d’artiste. Tout le monde le dit. Des mains qu’il ne faut pas abîmer, parce que des mains comme celles-là, tout de même. Elle ne sait rien faire de ses dix doigts. Dessiner oui, métamorphoser la mie de pain en visage grimaçant, oui, écrire, d’une belle écriture appliquée, élégante. Elle sait tout cela, écrire en français et même en allemand, en lettres gothiques. Mais les tâches communes, non, celles-ci ne sont pas pour ses mains. De si belles mains. Elle ne sait pas encore quoi faire de ses dix doigts. Plus tard. Une idée, une vague idée, oui, elle a une vague idée. Les mains modèlent le vide. Une vague idée.
Nous sommes partis. Tous les cinq. Les parents, ma sœur et mon frère aînés, moi. En train. Quel bagages avions-nous, je ne sais plus. Des valises, des baluchons, je ne sais plus. Un édredon, oui, ça je me souviens que nous avons au moins emporté un édredon, des livres. L’édredon existe encore, de la vraie plume. Quelques livres aussi. Un livre de prières imprimé en hébreu, çà et là, quelques commentaires en langue allemande, imprimés en lettres gothiques. Que reste-t-il ? De là-bas, de Klicanoco, de Mukacevo, que reste-t-il ? Si peu de choses et moi. Moi seule. Si peu. À moitié aveugle. Comment veux-tu, comment pourrais-tu, faire un livre de ce peu ? Nous avons tout quitté. Là-bas.
Pivo, pivo. Cri des marchands de bière sur les quais de la gare de Prague. Pivo. Pilsen pivo, la meilleure. Le train était à l’arrêt. La vitre était baissée. Mukacevo derrière nous. Pivo, pivo. J’étais trop petite pour connaître le goût de la bière. Pour comprendre ce qui nous arrivait. Pourquoi nous avions quitté Mukacevo. Pourquoi nous abandonnions les montagnes derrière nous. Les souvenirs, ça vient comme ça vient, ne me demandez pas de remettre de l’ordre. Si vous croyez qu’il y a de l’ordre dans l’Histoire. Les gâteaux sur l’armoire.
Tout quitté. Là-bas. Ce banc dehors, devant la maison, où Grand-mère mettait à refroidir les pots de confitures. Un jour, le banc a cassé, à cause du poids ou bien. Je ne sais plus. Tout quitté. Là-bas. En Tchécoslovaquie. N’existe plus, aujourd’hui, la Tchécoslovaquie. Mais nous étions fiers, dans la famille, d’être tchécoslovaques. Il y avait les Tchèques, les Slovaques et les Tchécoslovaques. Les Tchécoslovaques, le plus souvent, c’étaient les Juifs. Nous autres, nous étions emplis d’admiration et de gratitude pour Tomas Garrique Masaryk.
Sur le chemin de l’école, j’étais fière, heureuse de porter le cartable de l’institutrice, je la suivais, ou plus souvent la précédais, ne pas montrer qu’il était lourd, son cartable, avancer, courageusement, je lui signifiais ainsi toute mon admiration, je me montrais prévenante et elle c’était comme si elle m’accordait une faveur, comme si, elle, l’institutrice, je croyais cela, me l’accordant cette faveur, comme si elle manifestait estime ou reconnaissance pour mon travail. Et puis un jour, j’étais devant elle, elle était en compagnie d’une collègue et j’ai tout entendu, la conversation entre elles, des bribes du moins, j’ai entendu, j’ai compris, ce que je n’aurais sans doute jamais dû entendre. Ce jour-là. Elle disait qu’elle n’aimait pas mais pas du tout les Juifs, a-t-elle dit Juifs ou Youpins, je ne sais plus, Youpins plutôt, youpines même, parce que dans les oreilles ça m’a fait plus mal encore, mais qu’elle ne les aimait pas ça j’en suis certaine, elle l’a bien dit et elle a dit encore qu’elle était malgré tout assez contente de travailler dans cette école, avec les enfants juifs, les petites youpines, parce que le taux de réussite, avec celles-là, au certificat d’études, était supérieur à celui des autres écoles de la ville. Or les bons résultats font la renommée des professeurs. Moi ce que j’ai surtout retenu, c’est que je ne voulais plus porter son cartable. Plus du tout. J’ai changé de trottoir sur le chemin de l’école.
Ce qui se passe dans le temps de ce mouvement, dans ce geste, ce qui passe dans le temps de ce geste, un rideau fermé se soulève légèrement, un rideau est discrètement poussé, un visage paraît à la fenêtre, un regard se pose sur la place et saisit ceux-là en bas qui ont levé les yeux vers la main qui a soulevé le rideau, qui n’a pas quitté des yeux le visage souriant qui est apparu après que la main a poussé le rideau à jardin, ce qui se passe, une scène. Ou l’histoire. Ou encore la croisée des histoires entre ceux d’en bas et elle, la petite fille ou la jeune fille, comment, d’en bas, savoir, entre elle et ces vieux d’en bas tous pas aussi vieux en bas, mais d’en haut comme savoir. Ou peut-être la croisée entre la grande Histoire, la tranchante, et les histoires singulières de ceux d’en bas et de celle d’en haut. Comment raconter cela. Comment faire roman de cela, de ce temps-là, si court pourtant, durant lequel un rideau est tiré pour que se croisent les énigmes des regards. Comment dire cette folie de la phrase tombée à l’intérieur de l’homme d’en bas quand il a vu paraître ce visage en haut, comment dire cette voix tombée en lui, c’est ma mère, alors qu’il est déjà de l’autre côté de la moitié du chemin de sa vie, qu’il a bien vu le visage d’une petite fille ou d’une jeune fille, qu’il faisait encore, à ce moment-là, assez jour pour qu’il ne pût douter des ancêtres d’Afrique qui donnaient beauté et sourire à ce visage, en haut. Avant la chute en lui de cette phrase il a même pensé, une enfant des Comores. Mais c’est quoi cette histoire d’un homme qui entend cette phrase tombée en lui, c’est ma mère, cinq ans après qu’il a prononcé l’impossible kaddisch sur la tombe de sa mère. Non. Pas un roman, qu’il a dit, un judan peut-être. Tout cela qui surgit dans ce temps-là si bref, toutes ces images qui traversent et qui s’enfuient. Comment retenir ce qui s’enfuit, ce qui s’efface. Une vieille photographie que la mémoire relève ou révèle, ma mère, dit-il, une photographie de ma mère, jeune fille avec une jeune fille noire, mon amie, dit-elle. Plus tard, disent-elles, plus tard, se promettent-elles, les enfants, si nous avons les enfants, le premier garçon, chacune le premier garçon, nous l’appellerons Michaël. Comment raconter cette promesse avant l’histoire de Michaël.
Depuis la place d’Armes, tu descends vers la rivière, tu passes d’abord devant la cathédrale, bien sûr tu n’entres pas, avant la guerre jamais tu ne serais entré, avant la guerre il n’y avait pas les vitraux de Chagall, le Juif de Vitebsk non plus, avant la guerre, il ne serait pas entré. Duchamp-Villon peut-être et le maître verrier Charles Marcq aussi, oui eux, dans la cathédrale, avant la guerre, mais toi, oui je sais toi avant la guerre tu n’étais pas, pas encore, une pensée peut-être dans la tête de ta mère, un prénom sur déjà sur ses lèvres.
Quand j’avais quatorze ou quinze ans, disait-elle dans le peu de mots qu’elle concédait hors d’elle, avant la guerre avec une amie, nous nous étions fait la promesse que nous donnerions au premier enfant que nous porterions, ce devait être un garçon, le prénom que je t’ai donné. Disait-elle.
Elle t’a raconté cela ta mère.
Oui. Peu de choses. Peu de mots. Emmurée, mais cela oui, cela d’elle est sorti. Ces mots. Et moi. Puis mes sœurs. Nous au milieu de quelques mots. Si peu. Assez pour raviver avec ce peu de mots qui me restent d’elle le temps de son visage. Mais raconte encore.
Après la cathédrale tu descends la rue, je ne sais plus, regarde sur la plan. Celle qui tombe vers la rivière, se dissout place de Chambre et là, au numéro cinquante-trois, même si le cinquante-trois ne se lit pas place de Chambre, là, au deuxième étage...
Au-dessus du bordel...
Qu’est-ce que tu dis ?
Au-dessus du bordel, cinquante-trois place de Chambre, c’est toi qui as raconté, une autre fois.
Je n’ai pas.
Bon, tu n’as pas. Bordel, peut-être pas. Ce mot-là, peut-être pas. Chez la Marquise plutôt. Oui, tu as dit chez la Marquise, et puis tu as ajouté, pour nous faire comprendre, chez la Marquise, c’était, mais nous ne le savions pas, nous ne savions pas ce que c’était, nous étions trop jeunes et surtout très naïfs, chez la Marquise, tu as dit.
J’ai.
Non, rien. La femme du préfet ou du sous-préfet était venue hurler sur la place, juste sous vos fenêtres, pour réclamer son dû, cela tu ne l’as pas dit, je ne crois pas, tu as sans doute dit son mari, pas son dû. Et le rabbin a rendu visite à ton père pour déplorer que les enfants, au-dessus de ce lieu qui, tout de même, de plain-pied, mais tout de même, sur la place au numéro cinquante-trois de la place. Vous ne croyez pas, monsieur David, vous ne pensez pas que, pour les enfants, ce côtoiement, pour les enfants, ce voisinage, enfin, ce que je vous dis, monsieur David, ce n’est pas pour la Torah, mais tout de même, pour les enfants, ces filles-là, pour vos filles à vous, ce n’est pas exactement ce qu’on peut appeler, un exemple. Pas exactement. Pensez-y, monsieur David. Ce que je dis, c’est. Sans doute n’a-t-il pas parlé comme ça le rabbin, sans doute n’a pas et il n’a certainement pas parlé en français, le rabbin, peut-être étais-tu là quand il a parlé, alors il a dû choisir une langue que les enfants ne comprenaient pas ou pas très bien. En quelle langue pouvait-il donc parler.