Musique et poésie aujourd’hui : entretien avec Francesco Filidei (et documents)
Laure Gauthier : Quel est votre lien à la littérature contemporaine ? Les écritures dont vous vous sentez proches, celles qui vous inspirent, les auteurs qui comptent pour vous, ceux avec lesquels vous collaborez mais aussi ceux avec lesquels vous ne collaborez pas qui feraient partie de votre univers musical de façon cachée
Francesco Filidei : J’ai eu assurément une grande passion pour l’œuvre poétique et romanesque d’Eduardo Sanguineti, en particulier pour son roman Capriccio italiano, dont j’ai utilisé le titre pour ma première pièce présentée pour le prix de composition au Conservatoire. J’ai écrit deux autres œuvres, Finito di gesto, et Ogni gesto d’amore (un concerto pour violoncelle et orchestre) à partir de son chef d’œuvre Novissimum Testamentum. Pour moi, c’est dans ce poème assez atypique que Sanguineti a jeté le masque ; il s’est toujours protégé, mais dans cette œuvre il l’a laissé tomber, c’est pourquoi c’est si fort. Je pars toujours des expériences directes que je fais avec les poètes. Ainsi ai-je eu l’occasion de m’entretenir avec Sanguineti. Il n’aurait probablement pas aimé la direction qu’a prise mon écriture, mais c’est ce qui fait le mystère et la beauté des interprétations qui ne sont pas forcément celles de l’auteur. J’ai par ailleurs été en relation assez longtemps avec Nanni Balestrini : après avoir écrit N.N. sur l’anarchiste Franco Serantini, dans Giordano Bruno je suis parti des poèmes qu’il a écrit pour Henze. C’est une relation qui dure jusqu’à aujourd’hui même si, à part pour Giordano Bruno, je n’ai pas continué à travailler directement sur son texte, mais il a continué à m’inspirer, pour les Collages par exemple. Je suis aujourd’hui beaucoup plus ouvert à d’autres formes de littérature et d’écriture. J’avais l’idée de faire un opéra à partir du Nom de la Rose mais ce projet nn’a pas pu se réaliser à cause des droits d’auteur qui n’ont pas été cédés par la famille. Pourtant l’idée m’intéressait, c’était un sujet opposé à la poésie de Sanguineti. Eco a été accusé d’être un traître avec son Nom de la Rose, car l’œuvre était considérée comme postmoderne, comme quelque chose qui n’était pas forcément artistique au sens strict et qui marchait trop bien. J’ai moins de contraintes aujourd’hui et suis prêt à accueillir de telles écritures.
Laure Gauthier : Dans votre musique vocale, quel est le statut du texte ? Celui-ci dépend il du projet et se renouvelle-t-il à chaque projet ?
Francesco Filidei : Il y a très souvent entre le texte et la musique une continuité, mais tout dépend du texte et du projet bien sûr. J’avais composé une petite pièce à partir d’une œuvre de Purcell et les textes originaux sont très fragmentés, dispersés, saccadés, au milieu de bruits, de toussotements, de baisers, mais c’était propre à ce projet. Sinon je travaille de façon toujours renouvelée. Le rapport entre le texte et la musique est difficile à construire, si on part sur un travail lié aux fréquences, pour se mettre en route, une fréquence nécessite plus de temps. La temporalité propre au mélodrame est beaucoup plus élargie par rapport à ce qu’elle pourrait être dans une pièce théâtrale, mais il n’empêche qu’elle a sa cohérence, sa respiration propre, les petites briques qui la composent ont une largeur plus grande. Il faut redéfinir le rapport texte-musique en fonction de chaque œuvre.
Laure Gauthier : Comment concevez-vous la collaboration avec un écrivain contemporain ? S’agit-il d’un partage des tâches où l’écrivain livre un texte ou un livret et vous inventez une forme musicale ? Il semble qu’il y ait une grande différence dans le projet à venir avec Joël Pommerat « L’Inondation » et votre opéra « Giordano Bruno » dont le texte est de Stefano Buselatto ?
Francesco Filidei : Joël Pommerat a écrit un texte très réduit mais l’opéra a une durée qui lui est propre et ne dépend pas seulement du texte : dans un mélodrame tel que je le conçois, les mots doivent être comme des pierres, quelque chose qui se fixe, des matériaux qui doivent parler au public même si on ne comprend pas ce qui est dit. Il y a toujours le même problème entre récitatif et aria, son souci était de trouver un bon équilibre entre les arias, où les personnages parlent d’eux-mêmes, et la dynamique de l’ensemble. Dans le contexte de l’opéra L’Inondation ce discours de la temporalité est donné par la musique en relation bien sûr avec l’action mais la respiration est absolument liée à la nécessité du discours musical qui est prioritaire dans un contexte opératique. Le problème de base, c’est : pourquoi chante-t-on ? Et la réponse, c…˜est la musique. On est sur un plan qui n’est plus un plan théâtral. On peut se demander aussi pourquoi chanter précisément avec ces mots, mais cela vient en deuxième lieu ; tout d’abord il y a quelque chose qui normalement est caché au second plan et que la musique permet de faire passer au premier. C’est comme quand on chante une chanson : il m’est arrivé très souvent, enfant, de chanter des chansons des Beatles sans savoir ce que cela signifiait, peu importe, c’était mieux même, ce n’étaient pas les paroles qui comptaient véritablement. Cela n’empêche pas que les mots et la structure aient leur importance, c’est le compositeur qui gère la structure à partir des mots certes, mais quand la structure est donnée, il doit alors gérer la durée. Pour Giordano Bruno, c’était différent, il ne s’agissait pas d’un opéra au sens connoté, c’est plutôt un « opera retablo », comme je l’appelle, la dimension dramaturgique est figée dans des cadres comme lorsqu’on se trouve face à des icônes. Les images ont leur force en tant que telles et c’est moi qui gère la structure : il y a douze scènes qui sont les douze notes, il y a douze intervalles qui reviennent, et chaque scène est comme figée dans un cadre métallique avec des images qui viennent du passé. Ce jeu avec le cadre donne à l’œuvre une dimension qui, pour moi, est plus actuelle.
Laure Gauthier : Comment concevez-vous la voix dans un opéra ou une installation ? Comment travaillez-vous à la voix dans l’écriture de la partition ? La question de l’intelligibilité du texte est-elle importante pour vous ?
Francesco Filidei : Encore une fois, cela dépend des projets. Je ne fais pas d’installations. Il est important de percevoir le temps comme directionnel. Pour ce qui est de cette expérience avec Pommerat, on a travaillé avec les chanteurs qui ont été pour moi comme des modèles, j’écrivais rapidement la mélodie à partir des mots et j’avais ensuite un chanteur qui chantait avec son souffle et qui m’a inspiré un peu comme un modèle inspire un peintre. Quand Joël Pommerat est parfois revenu sur des mots qu’il avait choisis en premier, ce n’était pas seulement une question de rythme, la mélodie était née directement de la directionnalité du mot ; certes, c’était en français, mais ça m’a inspiré une direction, si on changeait même avec un rythme égal, le contexte serait difficile à cadrer à nouveau.
L’intelligibilité du texte est-elle importante ? Cela dépend du lieu. Il faut regarder l’histoire de la musique : si on prend Jules César de Händel, on a des récitatifs et des arias, et dans l’aria, peu importe quels mots sont utilisés. Dans Serse, on pense à l’air : « Ombra mai fu/ Di vegetabile/ Cara ed amabile/ soave piu ». Cela ne veut pas dire grand chose, mais c’est la musique qui compte, mais il y a aussi des moments de transition, tout le problème est de gérer ces deux nécessités, de trouver l’équilibre, c’est ça qui est fascinant.
DOCUMENTS
1 Le texte d’Inondation de Joël Pommerat et la musique de Francesco Filidei sont en cours d’écriture, avec des coupes, des ratures sur le premier jet du texte que Joël Pommerat a proposé le matin même et l’on peut lire les notes griffonnées rapidement par l’un des chanteurs sous la dictée de Francesco Filidei. (copyright Marion Boudier, collaboratrice de Joël Pommerat pour l’écriture du livret)
2 Marion Boudier - entretien avec Francesco Filidei
« De l’opéra, pas du théâtre : la musique doit tenir la tension tout le long »
Entretien extrait de « Joël Pommerat et les compositeurs : collaborer avec Oscar Bianchi, Philippe Boesmans et Francesco Filidei », in La scène lyrique, échos et regards, dossier coordonné par Judith Le Blanc, Théâtre/Public, n° 228, 2018, p. 105-112. Lire ci-dessous.
3. Extrait de l’opéra Giordano Bruno :
Giordano Bruno
Lionel Peintre, baryton (Giordano Bruno)
Jeff Martin, ténor (Inquisiteur 1)
Ivan Ludlow, basse (Inquisiteur 2)
Guilhem Terrai l, contre-ténor (Le Pape)
Peter Rundel, direction
Enr. 20 septembre 2015 (Strasbourg, Musica)
Ecouter ici