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Depuis dix ans que l’écriture en ligne se montre, se diversifie en explorant des chemins propres à chaque artiste, à chaque écrivain, à chaque école, il semble important d’en donner un aperçu ici. Au fil des semaines, des mois, quelques auteurs choisis répondent à quelques questions, volontairement très larges et simples, toujours les mêmes. Petite enquête.

Philippe De Jonkheere, qu’entendez-vous par écrire en ligne ?

Écrire un texte qui doit être lu dans une page html.

Est-ce si différent que d’écrire au sens où on l’a toujours entendu É ?

Il y a entre les deux la même différence qu’il y a entre photographier au polaroid SX70 et à la chambre 20X25, cela demeure écrire, dans les deux pratiques photographiques, c’est de photographier dont il s’agit, les résultats différeront, mais cela restera de l’image enregistrée, comme cela reste de l’écriture, qu’elle soit écrite sur le papier ou à l’écran.

Est-ce qu’écrire pour la machine influe sur la structure du récit ?

Écrire au clavier versus écrire avec un stylo permet notamment de faire enfler le texte par son milieu, encore qu’avec de belles paperolles collées et cousues, avec grâce et componction, par Célestine on puisse très bien écrire un roman hypertexte sur le papier.

Quel intérêt supplémentaire — ou complémentaire — la mise en ligne a-t-elle pour votre façon de travailler ?

L’intérêt d’être lu. Mais aussi la possibilité d’associer au texte l’image, le son, parfois même des extraits vidéos ou d’images animées. Le maniement de la page aussi. La possibilité de tisser un réseau entre les écrits.

Quel est le rôle des liens hypertexte ? Ou leur sens ?

Les liens hypertextes permettent notamment de rendre les coutures visibles et d’indiquer au lecteur où se trouvent les nœuds et les raccords du récit, les utiliser trop radicalement ou très littéralement nuit au mystère du récit, a contrario s’en servir pour augmenter l’errance du lecteur dans le texte en fait un outil remarquable.

Peut-on conserver une narration chronologique, linéaire avec une mise en ligne du texte ?

Oui, on peut, en ne faisant pas de liens hypertexte.
Oui, on peut en prenant soin que les liens hypertexte décrivent un parcours cohérent dans le texte.
Oui, on peut si on a décidé une mauvaise fois pour toutes que l’histoire dans le récit n’était indispensable.
Oui, on peut très bien écrire une histoire qui prend la chronologie à contre-pied avec force retours en arrière ou avancées en avant et au contraire avec les liens hypertextes donner la possibilité de lire le texte dans son ordre chronologique.

Peut-on raconter une histoire en l’absence d’une narration chronologique ?

C’est mieux.

La littérature consiste-t-elle à raconter une histoire, pour vous ?

Si un autoportrait est une histoire, alors la littérature ne sert qu’à cela non ?

Est-ce que les effets de perspectives, de kaléidoscope, de ruban de Mœbius, du hasard, de cercles, de droites parallèles ou de boucles ne se prêtent qu’à la construction d’un texte en ligne ? Sinon, en quoi les textes à l’écran et les textes écrits pour le papier divergent-ils ?

Ces effets de mise en abyme existaient avant la langage html, ils ont été notamment utilisés par Raymond Quenau, Julio Cortazar et Georges Perec, ils ne sont pas une nouveauté. Ce qui peut-être rend plus accessibles ces effets sur un texte en ligne c’est d’en soumettre le maniement au lecteur.

Sons, photos, vidéos : on en voit, et on en entend beaucoup sur les blogs et les œuvres littéraires en lignes. Cela a-t-il quelque chose à voir avec la description ?

Quel serait l’intérêt d’une image si elle ne venait qu’illustrer ce qui est très bien écrit dans le texte ? Au contraire l’intérêt de l’image, mais aussi des autres ressources sonores ou vidéographiques, est de donner à voir l’envers du décor ou tout simplement le décor mais vu sous un autre angle ou un autre éclairage, et de faire cohabiter sur une même surface tous ces angles et ses vues de la représentation, comme en peinture les cubistes.

Ce mode d’écriture rappelle le cinéma, par son aspect complet — ou l’art total comme le souhaitaient Baudelaire, Wagner, et, plus tard, Lugné-Poe dans son théâtre de l’Œuvre (des brumisateurs distillaient même des parfums selon l’atmosphère à rendre pour la pièce pendant les représentations). Est-ce une volonté de votre part ?

Le cinéma est un mode d’expression très lourd. Il met en jeu une machinerie pleine d’inertie. L’avantage manifeste d’un ordinateur individuel est de mettre à la disposition de son utilisateur toutes sortes d’ateliers différents et entièrement équipés. Sur un ordinateur cobahitent des outils de bureautique dont le traitement de texte, le laboratoire-photo, la table de montage sonore, le banc de montage vidéo et désormais l’atelier html. Avec en tâche arrière-plan l’accès régulier à une puissante base de données : internet.

En se complétant d’images et de sons, ce type d’écriture peut-il garder sa part de mystère ?

Elle ne peut qu’augmenter si on y veille en multipliant notamment les facettes de l’objet que l’on à voir ou lire.

Rupture de chronologie, textes épars rendent la lecture aléatoire. En quoi le lecteur a-t-il envie de poursuivre sa lecture ?

Je ne suis pas certain que la lecture en ligne soit plus aléatoire que celle des œuvres graphiques. Quel que soit le premier livre qu’on lit il contient généralement, ne serait-ce que dans son index, les titres d’autres livres du même auteur ou d’auteurs voisins, qui sont autant de promesses pour son lecteur. Et de ricocher en somme de livres en livres.

Combien de fils RSS dans vos statistiques, de visiteurs réguliers ?

Il est préférable d’écrire sans se soucier des habitudes de lecture de ses lecteurs tant ces façons de faire pourront paraître aberrantes, de même que les chemins qui conduisent ce lecteur à vous lire. Par exemple je n’aime pas beaucoup me dire que certains de mes lecteurs lisent le bloc-notes du Désordre au travers de leur agrégateur de flux et donc dans un contexte graphique qui n’est pas celui que j’ai conçu.

Quels sont les auteurs classiques ou contemporains qui auraient pu, ou qui pourraient, se servir d’outils et de supports numériques pour écrire ?

Proust, non seulement en utilisateur pionnier à la fois du téléphone, mais des retransmissions théâtrales par le même téléphone, et dans ses rajouts incessants aurait sans doute trouvé beaucoup de contentement à l’écriture hypertexte.

Cortazar, Queneau et Perec, déjà cités aussi, sûrement, pour des raisons évidentes.

Sade, de la Bastille, aurait sûrement apprécié avoir des lecteurs et peut-être même des commentaires dans son blog, ou au contraire aurait trouvé les fautes de frappe et d’orthographe de ses visiteuses rédhibitoires, et même punissables.

Dostoïevski aurait apprécié envoyer ses récits feuilletonnés par voie de listes de distribution.

Les Surréalistes auraient sûrement trouvé des joies simples dans le maniement de scripts aléatoires.

Apollinaire n’aurait pas manqué d’écrire à propos des bruits de concrétions électroniques du démarrage de son modem 56K.

Il y a une thèse tout à fait sérieuse et historique qui met en doute que la mort de Primo Levi soit un suicide, mais au contraire un accident, et une grande partie de cette thèse est que Primo Levi soit mort en rentrant de chez un ami qui lui avait montré les possibilités naissantes de la micro-informatique et que Primo Levi était sorti médusé et enthousiaste la tête pleine de projets. Qu’aurait-on trouvé dans la mémoire de l’ordinateur de Primo Levi ?

Enfin, une chose est certaine : Diderot aurait été justement horrifié par la wikipedia et son principe de fonctionnement insensé.

Vos relations avec vos lecteurs ont-elles changé depuis que vous écrivez en ligne ? De quelles façons ?

Je ne connais pas d’autres relations avec les lecteurs que celles en ligne. Par mail. Et listes de discussion.

Avec votre éditeur ? Sentez-vous l’édition prête à suivre les auteurs du web ? Des éditeurs ont-ils, à votre connaissance, déjà publié selon les moyens à leur disposition, y compris sur papier, des œuvres susceptibles d’être lisibles en ligne ?

Je n’ai pas d’éditeur et je me demande de plus en plus ce que je ferais d’un éditeur. Depuis une dizaine d’années ce que je vois de l’attitude des éditeurs vis-à-vis d’internet, c’est surtout la plus extrême des frilosités et depuis cinq ans l’exercice méticuleux d’un pouvoir déclinant et incapable de remettre en question les conditions de son existence. Ce qui est navrant. Le monde en ligne bénéficierait beaucoup du travail d’éditeurs compétents qui permettraient notamment de hiérarchiser les contenus et les oeuvres mais aussi de les introduire et de les rendre plus accessibles. Mais il est sans doute déjà trop tard pour un tel travail. C’est un non-sens historique.

Philippe De Jonckheere


Le Désordre se visite 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, mais sans guide. Pour vous perdre, commencer par cette page. N’hésitez pas à revenir sur vos pas, le chemin ne sera jamais tout à fait le même ni tout à fait un autre. Bonnes lectures...

5 décembre 2006
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