Olivier Py au présent de son œuvre poétique
Du 26 avril au 3 juin 2006, le Théâtre du Rond-Point accueille Olivier Py.
Une création, Illusions comiques, et la reprise de nombre de ses spectacles précédents permettront de prendre la mesure d’une œuvre qui aborde avec la même générosité et la même énergie tous les registres de la parole poétique : théâtre d’action et d’interpellation, contes sur le temps et les métamorphoses du rêve, chansons pour le plaisir, ses rugosités et ses nostalgies.
Que le travail de la représentation n’est pas dissociable du plaisir qu’on a à la donner et à la recevoir, que la gravité et l’urgence de la parole ne sont pas séparées de l’élégance par lesquelles elles s’expriment, que le monde est immense, multiple, contradictoire, porteur d’espoirs et de désespoirs, de joies et de malheurs, d’amours et de haines, de surprises et d’évidences, que le grotesque se mêle sans cesse à l’émerveillement pour nous rappeler à chaque instant que « ça ne finira jamais », c’est ce que les comédiens qui travaillent avec Olivier Py, certains depuis des années, donneront à voir et à entendre.
Ne manquez pas cette immersion dans un univers qui interroge notre temps présent et qui nous convoque au présent de nous-mêmes.
DD.
Dédié à l’art dramatique et au mystère théâtral, aux acteurs et au poète, on est très impatient de découvrir Illusions comiques, créé au CDN d’Orléans en mars 2006.
On en lira ci-après la présentation par Olivier Py ainsi qu’un extrait du texte publié chez Actes Sud-Papiers.
À l’affiche des reprises, Les Vainqueurs, la formidable trilogie créée au CDN d’Orléans en mars 2005. Elle est composée de Les Étoiles d’Arcadie dont nous avons publié un extrait, La Méditerranée perdue, La Couronne d’olivier.
Elle est donnée en intégrale chaque week-end, le samedi et le dimanche, du 29 avril au 28 mai 2006 dans la salle Renaud-Barrault. Durée du spectacle : 9h15 avec 3 entractes (vérifier les dates et les horaires).
Épitre aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole est repris du 26 avril au 28 mai dans la salle Roland Topor.
Reprise des deux contes de Grimm adaptés par Olivier Py : La jeune fille, le diable et le moulin et L’eau de la vie.
Et du 11 mai au 2 juin, Cabaret : Chansons du paradis perdu : la voix et la présence d’Éléonore Briganti feront entendre les textes d’Olivier Py accompagnés des musiques de Stéphane Leach.
Illusions comiques
Illusions comiques s’ouvrent sur un cauchemar en forme de farce : le poète, « Moi-même », découvre avec ses camarades que le monde entier est soucieux de sa parole. Les journalistes, les politiques, les prélats, les marchands de mode, sont soudainement pris d’une épidémie d’amour du théâtre. Comme si la mort des -ismes avait en dernier recours ouvert une ère du théâtre, comme si l’humanité avouait qu’il est le seul outil de métaphysique, ou au contraire la seule manière d’échapper à la métaphysique, la seule manière de vivre dignement.
Le poète résiste d’abord à cette position inconfortable de « la parole entendue » mais, pris de vertige et poussé par sa mère, accepte toutes les responsabilités du siècle. Il devient en quelques heures le prophète et le héros qui peut répondre à tous les désarrois du temps et à toutes les inquiétudes éternelles. Il sort de son rôle de contradicteur et d’exilé, il n’est plus excentrique, il est le centre. On remet dans ses mains le pouvoir suprême de changer le monde, on laisse son théâtre agir sur le réel et non plus sur le symbolique. Le pape lui-même vient lui demander conseil. Lui seul est à même de donner ce qui est plus précieux que l’égalité sociale, le sens de la vie.
De leur côté, ses camarades comédiens Mademoiselle Mazev, Messieurs Fau, Girard, Balazuc, dans leurs propres rôles, restent dubitatifs sur ce succès planétaire de leur art et défendent que ce que le théâtre doit faire pour le monde, c’est du théâtre et du théâtre seulement.
Qui peut penser aujourd’hui l’artiste comme un marginal révolutionnaire et non comme un prêtre de la culture ? On voit bien que le sujet est trop grave pour susciter autre chose qu’une comédie. Cette comédie donc, bien qu’elle emprunte son titre à Corneille, est une paraphrase de L’Impromptu de Versailles de Molière.
La troupe où chacun joue son propre rôle, tente de donner non pas une mais cent définitions du théâtre et d’en parcourir son orbe. Elle fait entrer dans la cuisine obscène des répétitions et de la question de l’esthétique du jeu, on assiste à l’ivresse et au vertige de figurer l’humain. Mais les questions d’artisanat conduisent vite aux questions fondamentales. Le théâtre peut-il être encore politique ? Le théâtre est-il une image ? Le théâtre est-il sacré et par quel mystère ? Le théâtre est-il une sorte de religion du sens ou, au contraire, ce qui nous apprend à vivre dans l’absence du sens ? Les différentes questions qui ont agité le bocal avignonnais en cet an de grâce 2005 sont réfléchies dans tous les miroirs possibles, théologie, révolution, statut de l’image, civisme, politique culturelle, etc.
Les quatre acteurs et le poète jonglent exagérément avec les masques pour figurer poète mort, politiciens de tout poil, mère de vaudeville, tante de province, pape, chien philosophique, fanatiques, philosophes, autant de figures du monde qu’il est nécessaire pour appréhender cent définitions du théâtre.
J’aimerais pouvoir rendre hommage aux acteurs qui, pendant quinze ans, ont subi mon mysticisme et ma mauvaise humeur et se sont quelquefois pliés à ma diététique. Mademoiselle Mazev, Monsieur Fau et Monsieur Girard m’ont enseigné l’art théâtral et je les en remercie en volant leur parole, en me l’attribuant, avant de la remettre dans leurs voix comme si elle ne s’en était jamais enfuie. Ils savent une chose de l’homme et ont l’habitude de ne la dire que comme une farce. Moi, j’ai parfois entendu ce qu’il fallait entendre et le poète s’est réchauffé à leurs paroles essentielles et à leurs mots d’esprit. Il est temps que je leur rende ce que je leur dois et leur offre la possibilité d’être absolument ridicules en jouant leurs propres personnages. À la différence du metteur en scène, l’acteur ne commente pas le théâtre, il est le théâtre.
Le texte a la prétention ridicule de tout dire sur l’art dramatique et le mystère théâtral. La cavalcade politique du poète, à qui on demande plus que des mots, est entrecoupée de leçons de théâtre, dans lesquelles on découvre que le théâtre de boulevard, la tragédie et le drame lyrique sont trois pensées de l’homme et de sa parole. Cette farce, pièce satirique, comédie philosophique, c’est l’art de faire du rire avec notre impuissance. Cette impuissance est peut-être la pensée la plus nécessaire à l’homme de théâtre et il n’y atteindra, comme l’a fait Jean-Luc Lagarce - figuré ici par « Le poète mort trop tôt » - à qui est dédiée la pièce, que dans un éclat de rire.
C’était pour moi l’occasion de sculpter une sorte de tombeau de Jean-Luc Lagarce, comme on le disait de ces textes qui, au Grand Siècle, servaient de mausolée littéraire à un homme disparu. Échappé à l’immortalité, il est un spectre qui revient comme reviennent les spectres au théâtre, paternel et exigeant. C’est lui qui le premier, moins encore dans ses textes que dans sa parole au quotidien, a formulé la métaphore du voyage des comédiens comme un exil ontologique. Se refusant à la métaphysique, il aimait se tenir au bord des révélations, au chevet des gouffres, au risque du lyrisme, cette façon d’envisager la transcendance sans la rejoindre définit peut-être le périmètre religieux du théâtre, subtile incitation à la contemplation non des étoiles mais des destins. Je tente de rendre sa pensée telle qu’elle était au moment de sa mort, sur le point de naître. Il y a dans tous les destins un arpège du sublime, le théâtre est ce qui nous en donne la conscience. C’est un tout jeune poète qui est mort, juste avant la gloire, à l’aube de sa propre parole. Il n’y avait pas pour Jean-Luc Lagarce une place pour le théâtre, toute la place était pour le théâtre. Le théâtre seul était son amitié dans l’agonie et dans le doute. Il n’a jamais cherché à le comprendre absolument, il s’est laissé éblouir par sa lumière, il a simplement célébré sa magie.
Il y a toujours une tentation de théoriser le plus informulable, de tenter de donner les règles de la science théâtrale, de transformer en manifeste la plus empirique des aventures. On se couvre souvent de ridicule, quand on ne devient pas le plus ennuyeux des hommes. Et pourtant la soif de connaître l’envers du décor et la tambouille des plateaux passionne toujours plus. On se demande même si l’envers du décor n’est pas le seul décor désiré tant la question devient pressante : « Comment travaillez-vous ? » Et le trou de la serrure est au fond le suprême désir du spectateur. Cela ne serait pas sans l’intuition que dans l’art théâtral quelque chose de la plus fondamentale aventure spirituelle est en train de se jouer, que là, parmi les accessoires et les tréteaux, une connaissance du fait humain bien plus indispensable que l’opinion et les faits divers est à l’œuvre. Ce ne sont pas les metteurs en scène qui pensent, c’est le théâtre lui-même, dans sa pratique, sa précarité, son prétexte. Et voir le théâtre, le Théâtre Lui-Même, est le souhait de tous ceux qui vivent dans le jardin des questions.
C’est quand le théâtre parle de lui-même qu’il parle paradoxalement le plus justement du monde. C’est à partir de son ambition folle que l’on peut attiser le feu du comique. Les grandes paroles dont j’ai fait parfois mon style ont ici l’air de se parodier. Nous vivons trop dans l’actualité et trop peu dans le présent. Tout comique est au fond un moraliste, mais un moraliste qui a l’honnêteté de dire : « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. » Ou, pour dire autrement, il y a deux sortes de comiques, ceux qui rient des autres et ceux qui rient d’eux-mêmes. Et plus mystérieux encore, ceux qui veulent rire des autres ne font que se démasquer et ceux qui cherchent à rire d’eux-mêmes trouvent quelquefois, dans la boue de leur anecdote, des mythes écornés, des vérités inquiètes, des sagesses boiteuses, des rites inversés, des viatiques saugrenus... autant de bois sec que l’on ne peut dédaigner à l’approche de l’hiver.
Illusions comiques (extrait)
1. Sapiens sapiens se plante une épine dans le pied. Il voit que sa douleur n’est pas partagée par ses camarades, alors il invente le théâtre.
2. Non, Sapiens sapiens voit que son collègue s’est planté une épine dans le pied et en ressent la douleur, c’est lui qui a inventé le théâtre.
Le théâtre est une épine dans la chair de l’autre.
3. Le théâtre est la première pensée humaine et sa dernière question.
4. Je n’aime pas le théâtre, dit-elle en mettant du rouge à lèvres.
5. Nous sommes libres, voilà l’horreur, le théâtre est la musique de cette liberté.
6. Le théâtre est le lieu où les choses cachées depuis le début des temps sont révélées sans qu’on puisse toutefois les comprendre absolument.
7. Le soleil ni la mort ne se peuvent contempler fixement, ô mort tu as perdu ton aiguillon dans le miroir du théâtre. Ô soleil, une lampe suffit à te vieillir. Le théâtre est vainqueur des dieux, il est le seul qui laisse la Nécessité sans voix.
8. Le théâtre a commencé sous le soleil et continue sous les lampes, c’est bien la preuve qu’il est le fanal de la liberté humaine.
9. Le théâtre est le miroir du monde qui est le miroir du théâtre.
Et notre présence au monde y est inversée et illisible.
10. Le miroir est ce qui écrit en lettres inversées, et comme le monde marche à l’envers, le théâtre le remet à l’endroit.
11. Le théâtre est un miroir au cœur de la ville qui sert à nous rappeler que tout est théâtre.
12. Le théâtre est miroir dans lequel la totalité du monde se recompose comme totalité.
13. Le théâtre est un narcisse qui ne tombe pas à l’eau.
14. Le théâtre ne peut pas être circulaire, l’image serait trop déformée, il y a dans le théâtre un face à face, le réel fait face à la vérité.
15. Si le théâtre ne vaut plus un clou, ce sont les clous de la passion, avec quoi crucifier l’homme si ce n’est avec un miroir ?
16. Égée tend son bouclier, la Gorgone s’y mire et son regard pétrifiant se retourne contre elle-même.
17. Le théâtre est ce qui nous permet de contempler la mort sans en mourir.
18. Le théâtre parle du monde en ne parlant que de lui-même. C’est quand il parle de lui-même qu’il parle le plus exactement du monde. L’idiot seul peut comprendre cela.
19. L’inactualité du théâtre est plus précieuse que son actualité.
20. La vérité est comme ces trésors que l’on remonte des tréfonds et qui sitôt à la surface tombent en poussière.
Le théâtre est ce qui nous permet de soustraire la vérité à la violence du réel.
21. À la question : qu’est-ce qui vous ennuie au théâtre ? d’aucuns ont répondu : le théâtre. Je pourrais dire l’inverse, ce qui m’ennuie au théâtre c’est tout ce qui a la prétention de ne pas en être.
22. Il n’y a pas de nouvelle manière de faire du théâtre mais il y en a toujours de nouvelles de ne pas en faire.
23. Le théâtre est l’ivresse du présent.
24. Permettre aux plus pauvres de s’approprier les symboles, c’est ce que la gauche devrait faire et qu’elle ne fait pas. Elle préfère arrondir leur pouvoir d’achat, ça fait l’économie de penser l’essence du théâtre.
25. La faim de parole est ce qui fait la différence entre le pauvre et le misérable. Le misérable est celui qui ne s’invente aucun théâtre.
26. Les Modernes, les publicitaires, les politiques, les créateurs, les marchands de mode, tous veulent la théâtralité. Ils veulent la théâtralité mais non pas le Théâtre.
27. Le théâtre est au silence ce que le sel est à la mer.
28. On ne peut dire la vérité qu’à un inconnu.
29. Un théâtre qui divise cela ne veut pas dire un théâtre qui oppose la gauche déjà convaincue à la droite qui de toutes les façons ne viendra pas. Un théâtre qui divise cela veut dire un théâtre qui divise chacun de nous, le ramène au cœur de ses conflits intimes.
30. Le théâtre et le spectacle sont Abel et Caïn. Mais sans Caïn, on ne parlerait pas d’Abel dans les journaux.
31. Le spectacle, c’est ce qui reste quand le théâtre ne marche plus que dans un seul sens.
32. Le théâtre est toujours un amour de la lettre, l’esprit n’y a pas toujours payé sa place.
33. Un théâtre vide n’est pas un théâtre qui dit la vacuité, un théâtre absurde ne dit pas l’absurdité de notre condition, un théâtre informe ne dit pas le chaos, un théâtre ennuyeux ne dit pas l’ennui, un théâtre désespérant n’est pas un théâtre du désespoir.
34. Il n’y a pas de théâtre insignifiant, c’est pourquoi la plupart des metteurs en scène sont des charlatans. Ils s’approprient la parole du théâtre même.
35. La totalité des phénomènes est couronnée par le phénomène théâtral.
36. Le théâtre n’est pas une machine à faire descendre les dieux, mais le dieu lui-même.
37. Le théâtre est ce lieu où la nécessité du mal se dit sans avoir recours au latin d’Église.
38. Il y a théâtre quand il y a émerveillement soudain pour les choses vues tous les jours.
39. Le théâtre est un émerveillement de l’émerveillement.
40. Le théâtre est le pollen de l’être.
41. Le théâtre donne la réponse à la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
42. De la pierre à l’homme, l’être a besoin d’applaudissements sans qu’on puisse dire pourquoi.
43. J’ai entendu « le grand Pan est mort ». Oui, mais sur les tréteaux le jeune dieu renaît, l’oreille écoute, l’œil entend, rien n’est séparé. Il n’y a pas de matière, il n’y a que la gloire de Pan qui unit dans sa danse toutes les choses créées et toutes choses désirées. Le théâtre est ce qui relie tout à tout, il est l’expérience de la totalité retrouvée.
44. Le théâtre est ce qui fait que le rouge d’une robe est le même que le bruit d’un décor qui tombe.
45. Le théâtre est approbation de la totalité.
46. Les oiseaux que l’on entend chanter à l’extérieur alors qu’on est sur scène donnent une définition exacte du théâtre.
47. Le théâtre est une idée de l’éternité qui n’a besoin d’aucun paradis.
48. Seigneur, réponds au moins à cette question : Trouverai-je au paradis des mille-feuilles à la rose de chez Ladurée ? Il y a toujours un instant où l’homme trouve l’éternité moins désirable que le temps, cette insurrection contre la métaphysique est l’essence du théâtre.
49. La musique nous dit : « Ta souffrance est joie », le théâtre nous dit : « Ta souffrance est une illusion. »
50. Quand on est jeune la vie est comme un décor de théâtre vu de loin. Quand on est vieux la vie est le même décor vu de près.
51. Le théâtre est la présence réelle d’une absence.
© Olivier Py/Éditions Actes Sud-Papiers.
Image du spectacle © Alain Fonteray.