Oreille qui peut voir

Premier contact avec l’édition des Œuvres de Claude Simon dans la Pléiade, en un volume paru ce mois-ci.


Ca y est, folie ! Mais on la tient en main, et c’est mieux encore que "tout d’une main tout à l’environ", comme disait Montaigne. (Imaginez un peu l’excitation s’il avait pu tenir l’essentiel de Plutarque - et choisi par Plutarque - dans l’espace d’une seule paume...) Bon, on ne va pas revenir sur la question des mérites ou non de la Pléiade.

D’abord on ne boudera pas son plaisir (pour moi s’y laisser prendre est toujours un ravissement) à naviguer à l’estime dans l’univers de Simon. Et cet étonnement renouvelé, et rendu plus sensible encore ici du fait de la compacité du gros livre, à ne voir se dérouler sous soi qu’une seule et unique phrase du début à la fin, d’un seul tenant ou d’une seule tenue, sur plus de mille pages, avec si peu de blancs et d’interruptions, à peine quelques concessions à la littérature... Un seul geste, qui dresse un monde dont le sens, s’il faut y prétendre, n’est jamais, comme l’écrit (p. XIV) Alastair B. Ducan, qu’un « sens tremblé »...

Sur plus de 1100 pages huit livres, depuis Le Vent jusqu’au Jardin des plantes, choisis par l’auteur ; puis, dans les appendices, des textes théoriques de Simon lui-même, comme par exemple la préface à « Orion aveugle », « La fiction mot à mot », des plans, schémas et croquis, pour voir un peu l’écrivain au travail ; enfin les notices et notes habituelles à la collection, la bibliographie, « Le récit de la description », de Mireille Calle-Gruber... Et cette brève note biographique, tendre et sévère à la fois, écrite par Simon pour le Dictionnaire de Littérature française paru en 88 chez François Bourin, sous la direction de Jérôme Garcin.

De quoi refaire la route, en sondant.

On va s’y employer. Joie oblige.

"Oreille qui peut voir" [1]...

L’« Introduction », travail d’ Alastair B. Ducan, suit historiquement les parutions, après avoir analysé les conditions de la réception de l’œuvre en France et à l’étranger, rappelle la rencontre, au début, de Robbe-Grillet, les liens - qui se distendent à partir d’une démarche critique - avec le nouveau roman, et montre bien tout au long des LV pages comment, selon l’analyse si belle de Merleau-Ponty, ce n’est plus de « figures » qu’il faut parler dès qu’on veut évoquer les êtres et les choses qui habitent ces livres, mais de « présence ». En quoi cette œuvre regarde aussi du côté du poème.

Et puis, comme toujours dans une grande création, une fidélité à soi qui jamais ne se dément, et qui est toute la question, la seule.

Pour preuve, cet extrait, si pertinemment cité p. XVII, de La Corde raide (1947) et qu’on pourrait croire tiré du Jardin des Plantes (1997), avant-dernier livre, où Simon parle de cette "mélancolie" spécifique qui l’habite, si éloignée des fadaises à quoi le plus souvent renvoie ce mot...

Le narrateur rappelle ce qui lui passait par la tête au moment où, sous le feu de l’ennemi, il courait le long d’un chemin de fer :

Je me rappelle avec précision ces choses, du moins celles que je pus enregistrer à l’aide de cette conscience partielle et fragmentaire que l’on a dans ces moments-là, un peu comme si on portait des œilléres. Par exemple, avant, le soleil brillait encore, mais un nuage avait dû le masquer et maintenant la lumière était grise. Si l’on peut appeler pensées la série de sensations ou d’images qui me traversèrent alors la tête, je peux dire que pas une fois je ne pensai avec crainte à la mort (en dehors de cette impression toute physique de la perméabilité de mon dos), mais qu’au contraire ce fut comme une bouffée, un parfum de regrets qui prit toute la place disponible et m’envahit entièrement. La vie que j’allais perdre, infiniment adorable, soudain infiniment familière et douce, la vie à laquelle déjà je n’appartenais plus, se personnifia d’abord dans une foule impersonnelle, les cavaliers de mon escadron, une tendresse violente et absurde pour tous ces hommes envers lesquels je ne ressentais pourtant qu’une sympathie modérée, le genre de sentiments que l’on peut éprouver pour des compagnons imposés, avec lesquels on a partagé quelques mois une vie commune et obligatoire. Ensuite, je regrettais une lampe électrique qui était restée dans une des sacoches de ma selle, je la revis, rouge et brillante à l’endroit où je l’avais mise, contre un morceau de jambon. Enfin, tout cela s’effaça devant l’image du rideau de tulle de la fenêtre de ma chambre à Perpignan, gonflé par le vent, s’emplissant de la forme du souffle printanier, envahissant la pièce et retombant, s’affaissant mollement pour s’enfler à nouveau, palpitant, aérien et merveilleusement blanc.

Jean-Marie Barnaud

3 mars 2006
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[1La Bataille de Pharsale, Pléiade, p. 600