Patrick Beurard-Valdoye | Entretien autour du "Vocaluscrit"
Patrick Beurard-Valdoye a fait paraître l’année dernière le Vocaluscrit (éditions LansKine). Nous avons souhaité l’interroger sur son rapport à la lecture publique, et sur le contexte d’écriture de ce livre.
Remue.net : La lecture à voix haute est d’histoire récente en France : comment expliquez-vous cela ? Et comment vous inscrivez-vous dans cette histoire ?
Patrick Beurard-Valdoye : Les raisons sont sans doute nombreuses.
La destination de la poésie en France, dès lors que l’instrument de musique fut délaissé, fut davantage d’ordre privé, de la chambre, du salon, ou de la cour. La popularité du chant et de la chanson est inversement proportionnelle à la semi-clandestinité imposée aux facteurs de désordre et autres fauteurs de troubles langagiers. Il est symptomatique que les premiers enregistrements vocaux en Allemagne aient été ceux de voix de prisonniers de la grande-guerre, pendant qu’à Paris l’on enregistrait de préférence du bel canto. A contrario, il y eut l’heureuse expérience en Sorbonne des archives de la parole.
L’arrière-plan des cultures religieuses - inconscient ou ignoré - y contribua plus qu’on ne le croit généralement. Les traditions juive et protestante ont encouragé l’enfant à lire à haute voix, contrairement aux usages catholiques. Si l’on observe de près les débuts des "lectures-performances", à Zürich, dans un contexte multilinguistique et multiculturel, on voit comment la culture religieuse d’origine peut induire des choix esthétiques. Les Dada qui proféraient : Tzara ; Janco ; Huelsenbeck, parfois parodiant les psaumes luthériens ("der liebe Gott ist auch dada"). Hugo Ball, catholique, tente bien sur scène la profération de ses "vers sans mots" mais, rejoint dans son for intérieur par un vieux chant liturgique, il s’écroule littéralement, physiquement et psychologiquement. Et se tourne alors vers la chrétienté byzantine. Quant à Hans Arp, catholique, il ne lit pas mais fait lire ses poèmes par d’autres, dont une danseuse de la compagnie Laban. À Paris bien plus tard, au café de la Place Blanche, les surréalistes athées de culture catholique lisaient, mais Henri Deluy qui en fut témoin, me disait qu’ils avaient l’air gênés de le faire.
Il faut enfin rappeler que la culture littéraire française vient du roman populaire feuilletoniste, qui, comme le rappelle Walter Benjamin en exil à Paris, est destinée à être lue silencieusement. Curieusement la poésie, qui aurait pu s’en démarquer, s’est alignée sur cette réalité visuelle et muette, abandonnant sa vocation d’art de la parole.
Ayant vécu à Berlin dans les années 80, où performaient et lisaient des artistes de la langue de tous horizons (auteurs de romans inclus) - également américains - par ailleurs conscient que les possibilités en France restaient à l’époque singulièrement réduites, je me suis inscrit d’emblée dans cette logique européenne.
Remue.net : Dans votre travail, vous accordez une grande place à la lecture à voix haute, à laquelle vous préférez le nom de « récital ». Pourquoi préférez-vous ce nom ? Et comment cette pratique a-t-elle émergé dans vitre cheminement et a-t-elle évolué au fil du temps ?
P.B.V. : J’aimerais distinguer la lecture à haute voix réalisée en studio, de la lecture en public, qui seule ici me préoccupe. Jeune homme, je nommais bien sûr ces interventions "lectures-performances", ou "performances". Je me suis convaincu que les "performances" l’étaient rarement au sens de l’histoire de la performance, qui nous vient des arts plastiques. Lire debout au micro ne relève pas a priori de la performance, même si l’on donne de la voix. J’ai donc cherché un autre terme pour qualifier une lecture oralisée immobile, debout ou non. Il y avait bien sûr l’appellation Poésie/action. Bernard Heidsieck m’expliqua que le terme de performance vint plus tard, et qu’il l’aurait sans doute utilisé.
Ghérasim Luca me parlait de "récital". Par hommage, j’ai repris à mon compte ce terme, et par ailleurs j’ai utilisé l’expression "performance poétique" lorsqu’il y avait déplacement et usage d’objets. Et j’ai peu à peu abandonné le mot "récital".
Ma première performance ample eut lieu en 1983 au musée de Bonn, manifestation impulsée par l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, et son bureau artistique dirigé par le formidable Horst Wegmann. Ma performance s’intitulait ironiquement : Ich weiss nicht was soll es bedeuten, dass ich so französich bin. Je lisais des passages en allemand, et l’artiste et poète concret Timm Ulrichs lisait en français d’autres passages d’un texte que remue.net a édité en 2014 : Topo du mur. Je me déplaçais ; je jouais de la trompette.
En 1990 Blaise Gautier m’a invité à lire l’intégralité du Cours des choses, où une dizaine de langues se coulent dans des "poèmes-fleuves" européens. Ce n’était pas une performance, mais une lecture scandée. M’ont fait l’honneur d’être dans l’auditoire notamment Jacques Roubaud, Joseph Guglielmi, Jean-François Bory. J’avais peu avant à la bibliothèque de Lyon, lu l’intégralité de Diaire en trois heures trente. Dans ces excès, j’ai pris conscience que je préférerais lire en public une "adaptation" du livre, pensée en fonction du contexte, et d’une intention performative. Je parlais de publication orale, expression créée par Michèle Métail. C’est ainsi qu’est née peu à peu cette notion de vocaluscrit, dans un texte de dépliant-programme de l’Écrit-Parade en 1995. Plusieurs personnes - dont Claude Royet-Journoud et Christophe Tarkos - m’avaient encouragé à développer l’idée, à faire un livre.
Ma démarche s’est également élaborée par l’observation attentive des nombreux auteurs invités à Lyon. Je me disais parfois : "il ne faudrait pas faire comme ça..." Ouvrir la bouteille d’eau et boire avant de lire ... ou demander si l’on m’entend bien dans la salle (il suffit de faire un essai de micro avant !).
Remue.net : Le travail de diction, de prosodie, de rythme dans vos lectures, est notable. Sans vous inscrire directement dans le champ de la poésie sonore, votre travail hérite de cette histoire-là. On vous sait admirateur de Kurt Schwitters, de Ghérasim Luca, ou encore de Bernard Heidsieck. À quel(s) endroit(s), dans votre propre travail de lecture à voix haute, ces influences infusent-elles ?
P.B.V. : Il me paraît clair que la dénomination "poésie sonore" se destine à ses trois fondateurs Bernard Heidsieck, Henri Chopin et François Dufrêne, au moment où ils l’ont définie, c’est-à-dire quand il s’agissait de se démarquer de lectures en cénacle plutôt insipides et désincarnées. Lorsque j’étais à Berlin, j’entretenais une correspondance passionnée avec Henri Chopin, qui me parlait de gens dont je n’avais pas idée. Bernard Heidsieck, à qui en effet je suis redevable, au début des années 80, disait qu’il était poète. Il n’ajoutait plus sonore, ne voyant déjà plus la nécessité de cette spécificité affirmée. Et il s’intéressait à tout, pas seulement au clan. On a rarement souligné que les poètes à l’honneur dans Respirations & Brèves Rencontres sont pour une part des poètes lyriques. Parce qu’à cet endroit finalement biologique - le souffle - tous les artistes de la langue, dans leur diversité, deviennent égaux. C’est un modèle pour le Vocaluscrit. J’ai admiré son attitude d’ouverture, d’attention, mais aussi l’exigence et la rigueur que son art imposait. J’ai beaucoup appris en le côtoyant, autant dans sa pratique que dans son attitude. Sa réflexion sur la nécessité que la poésie renoue avec l’espace collectif est essentielle. Oui je l’ai admiré, mais ce qui me touchait par-dessus tout, c’est qu’il nous admirait aussi. Même à la fin, il n’avait pas perdu sa faculté d’émerveillement.
J’ai d’une autre façon côtoyé et admiré Ghérasim Luca et, si j’ose dire, également Kurt Schwitters, tout deux injustement méconnus quand j’ai commencé d’écrire "avec" eux. Je les ai approchés, parfois touchés, j’ai dormi sur une île norvégienne dans un lit où Schwitters avait dormi. J’ai tenté de leur retourner ce qu’ils m’avaient donné, jusqu’au moment où mes mots ont fini par les faire disparaître. Je pense à cette phrase de Karl Kraus : "plus nous regardons les mots de près, plus ils nous regardent de loin".
Remue.net : Vos lectures impliquent volontiers des "accessoires" qui sont utilisés, semble-t-il, tant pour leur qualité plastiques, sonores que symboliques. Quel est leur rôle ?
P.B.V. : Oui, lorsqu’il s’agit d’une performance poétique, ces objets élargissent le champ poétique pour le transformer en espace. Comme j’essaie de le formuler dans Le vocaluscrit, les espaces du livre et de la lecture ne sont pas homothétiques. Le geste ou l’objet manipulé peuvent avoir fonction de ponctuation du poème dit, et de le mesurer à l’architecture du lieu. Leur qualité plastique est en effet importante, comme l’est le choix de la police dans un livre. Tout fait sens. Dans la performance Ghérasim Luca apparaissez que j’ai eu la joie de donner à la librairie José Corti (son éditeur), j’ai utilisé une "semelle de vent" comme je l’ai appelée, et qui faisait un bruit de crécelle quand je la retournais. Il y avait aussi un galet corse sur le bureau, qui provenait de la table de travail de Ghérasim Luca.
J’éviterais pour ce qui me concerne le terme d’accessoire, qui renvoie au théâtre et au décor.
Remue.net : En publiant récemment Le vocaluscrit, vous donnez à lire deux formes poétiques distinctes mais qui fonctionnent ensemble. D’une part : des textes écrits à partir de notes prises pendant des lectures d’autres poètes. D’autres part : des poèmes qu’on pourrait qualifier de satiriques, qui documentent des situations concrètes que vous avez rencontrées, dans différents contextes où vous avez publiquement. Comment la construction du vocaluscrit a-t-elle émergé et s’est-elle imposée ?
P.B.V. : Cela a pris un temps fou pour trouver une forme au livre. Ce projet m’a bien souvent découragé. D’autant que je mesurais qu’il pourrait faire grincer quelques dents. L’idée de trois points de vue sur la lecture en public s’est enfin imposée : le point de vue de l’auditeur qui assiste à une lecture ; celui de l’auteur d’autre part, dans l’avant comme l’après, confronté à l’organisation (il arrive heureusement que tout se passe très bien) ; enfin, une mise en perspective historique dans la partie finale "Volte-face", notamment par rapport à ma longue expérience d’organisateur.
Remue.net : Ce qui est frappant, dans la première partie du livre, c’est que chaque lecture documentée par vos soins est restituée à travers une forme singulière. Pour autant, il n’est pas question ici de pastiche, ou de mimétisme du travail de ces poètes. Cette spécificité formelle de chaque texte s’est-elle imposée dès la prise de note, et/ou précisé ensuite lors d’une étape de réécriture ?
P.B.V. : Il me semble que ce qui caractérise à première vue mes livres, c’est une forme de l’ensemble non homogène. Plus d’unité ; plus de style : ce sont de vieilles lunes. L’hétérogène, la multiforme, ouvrent la possibilité d’accéder à des pans de réalités disjointes. Le livre est considéré en tant que forme artistique, ce qui implique naturellement une recherche de ligatures entre différents blocs hétérogènes.
Ici, ce qui a déclenché l’écriture d’un poème était en premier lieu le climat, l’ambiance, la couleur de la lecture en public par un auteur, avec sa singularité, occasionnellement éclairée de micro-événements pendant la séance. Tout est chaque fois unique. Il n’était pas question d’imposer un regard directif, d’élaborer un moule dans lequel j’aurais ensuite coulé ces captations. Tout devait se bâtir à partir du moment vécu et partagé, des mots entendus, et des ingrédients perceptibles aux parages du poème. Chaque texte s’est donc construit selon des paramètres externes. Au début je faisais cela sans l’intention d’en faire un livre. Cela s’est constitué peu à peu, malgré de longues périodes de lassitude, voire de désarroi.
Quand il y eut décision de faire livre, je me suis imposé quelques règles complémentaires, comme l’absence de ponctuation, le drapeau pour les poèmes en prose, le positionnement systématique du référent (lieu, nom, date). Il y eut parfois réécriture quand, avec le recul, je sentais que le poème collait encore trop au référent, alors qu’il fallait lui bâtir une rampe de lancement. J’ai même parfois été tenté de supprimer le nom de l’auteur qui faisait titre, procédant un peu de l’ekphrasis. Mais c’eût été finalement un autre projet. C’est là que le sous-titre "archive sonore" fait sens aussi. Certains lecteurs m’ont dit avoir découvert ainsi des auteurs.
Remue.net : Dans la deuxième partie du vocaluscrit, c’est bien la question des conditions matérielles des lectures publiques, de l’exercice du « métier » de lecteur, qui sont posés. Si cette partie du livre a crispé certains lecteurs, elle a également beaucoup intéressé d’autres. Comment vous expliquez-vous cette réception tranchée ?
P.B.V. : Comme cela a été parfois signalé, c’est une des premières tentatives d’aborder ces questions de lectures publiques - désormais incontournables - dans un ouvrage poétique. Pas étonnant que cela déclenche ces avis contrastés. J’ai été notamment impressionné par la qualité de la communication consacrée au Vocaluscrit par Gaëlle Théval, dans une journée d’études. Et les critiques publiées ici ou là sont de grande qualité.
Par ailleurs de grands lecteurs d’arts poétiques peuvent certainement être déroutés par mon curseur déplacé vers l’oralité. Je ne suis pas surpris par des accents quelque peu irrités que la deuxième partie "Le métier de poète" a pu déclencher. À commencer par le titre qui renvoie explicitement au texte éponyme d’Elias Canetti. Et si l’on n’y ressent ni l’ironie, ni la distance, mon attaque de l’organisation défaillante semble soudain frontale. Et contribue hélas à faire oublier au lecteur qu’il s’agit bien de poèmes, avec recherche d’une forme et d’un climat langagier. On ne percevrait plus la nécessaire complémentarité des deux parties du livre.
Cela dit, rares sont les poèmes célébrés qui dénoncent. On attend du poète une attitude plutôt docile ; un ton aimable. Qu’il subisse en silence. Son art est au-dessus de la contingence. Il faut l’éloquence et le fameux quant-à-soi de l’ancien diplomate Saint-John Perse, pour entamer aux côtés de l’énervé ministre Malraux, son fameux discours au retour de Stockholm : "C’est la poésie elle-même qu’il importe ici d’honorer. La France cartésienne ne lui a pas toujours été très favorable [...]". On a parfois le sentiment que les "coutumes" de l’ère de Gaulle / Malraux traversent encore l’inconscient collectif. Ce n’est d’ailleurs pas réservé aux auteurs de vers, mais aussi aux artistes de la prose. Regardez ce qu’il en fut pour Hélène Bessette et son "gang poétique". Et n’oubliez pas le refus éditorial du Maintien de l’ordre à Claude Ollier, au motif qu’"il ne faut pas de politique dans un roman".
Mes piques du "Métier de poète" sont plutôt aimables. Je ne me venge en rien, ni de personne. Je montre les difficultés que rencontrait tout poète ayant un peu d’exigence et de rigueur artistique ; et parfois hélas rencontre encore. Je témoigne pour demain. Pour les historiens, les chercheurs, les jeunes auteurs. Ce n’est certes pas ce qu’il y a de plus confortable d’être un premier témoin... Des collègues m’ont dit que j’avais bien fait de dévoiler ces coulisses. Quelqu’un devait le faire, m’ont-ils assuré. Peut-être en effet, pour que la chaîne infernale soit brisée. Trop de légèreté. De paresse. De cynisme. De parole non tenue, ou blessante. De déni d’altérité, notamment des services financiers. Evidemment le terme de métier à cet endroit devient corrosif, dans la mesure où les médiateurs ou administrateurs exercent mal le leur.
Nombre d’entre nous savent la frustration d’avoir préparé une lecture, prêts à donner le plus et le meilleur, et d’être confronté sur place à l’écran du refus, ou celui du sabotage. Quel malentendu au juste était à l’origine de l’invitation ? Je ne souhaite à personne les poussées de fièvre au lendemain d’un échouage. Sait-on que Georges Perec a pleuré après une lecture qui s’était mal passée ? Dans ma Fugue inachevée, j’ai creusé la corrélation entre le suicide de Paul Celan et sa lecture à Stuttgart un mois auparavant, vécue comme une catastrophe.