Pedro Kadivar | Dix-huitième nuit d’été

Le jour où je fus pris d’amour fou pour mes semblables comme je l’avais parfois été auparavant pour un corps, un seul corps pour un temps puis un autre, un temps que je ne saurais dire court ou long puisque s’effondre en pays fou toute mesure, ce jour où entre vent et brouillard je choisis la nuit, entre corps et ciel l’image de l’un et de l’autre, entre fleuve et animal la naissance incertaine de ce qui fut plus tard moi, nous, ce jour ou cette nuit où je dus entrevoir tant de choses dont l’extrême douceur vous tranche la gorge, à cette heure où vint la question d’un choix vital, pris soudain de vertige comme dans un envol imprévisible, ce jour où je dus me dire aussi que rien ne devait être aussi lumineux que le choix pourtant décisif d’atteindre en moi-même la déhiscence de l’impersonnel en mon propre nom, le mien ou le nôtre, ce jour ou cette nuit coïncida avec la disparition en moi de toute compassion pour autrui. L’amour fou ne connaît de miséricorde, cela je le sus enfant, lors d’une chute que d’autres croyaient mortelle et à laquelle je survécus en prononçant mon nom en pleine chute qui sut seul faire face à ma pesanteur, regardant du très haut mes semblables debout sur la terre solide qui me regardaient pleins de compassion, et leur compassion ne put me sauver, apaiser le moins du monde la violence avec laquelle mon corps allait heurter la terre. Si la compassion ne peut sauver d’une chute mortelle, libérer l’autre de sa propre pesanteur, alors l’amour fou en est exempt. Car il sauve de toute folie mortelle, c’est pourquoi on l’appelle fou : doté d’une folie tout aussi vigoureuse, il est seul capable d’en contrer toute autre.

Désormais je fus ce que j’avais toujours été. Désormais je marchais parmi eux avec la certitude de durer. Semblable à mes semblables et donc à moi-même, semblable à l’anonyme, je sus dès ce jour que je durerais avec la force de l’anonyme. Il y eut ce désormais et ce désormais eut un jour pour que tout continue comme avant. En proie à l’extinction, je le serai comme tout homme jusqu’à la fin de mes jours qui peut avoir lieu dans l’instant qui suit, mais la certitude de durer jusqu’à mon extinction lointaine si proche soit-elle fut nouvelle pour moi. L’amour fou sauve de folies mortelles mais guère définitivement de la mort (une vie sauvée définitivement de la mort serait elle-même déjà la mort), cependant il fait disparaître le soupçon de mort qui pèse sur la vie et l’assombrit alors qu’elle suit son cours. C’est de cela qu’il sauve, de l’angoisse qui te hante, en te disant : tu es là et tu dures comme la foule anonyme qui marche autour de toi, tu dures pour l’instant et cet instant se prolonge jusqu’à la limite de ton extinction.

Ce fut un événement qui me fit durer tel que j’étais né, un événement en plein milieu de ma vie, je ne sais tôt ou tard, mais ce qui sauve arrive toujours au bon moment, ni tôt ni tard. Désormais pris d’amour fou je marchais parmi mes semblables comme avant, mais le paysage était désormais autre. L’amour fou pour un corps qui se fait aimer et toucher, se laisse dire par les mots, mais l’amour fou pour l’anonyme, pour ce qu’on ne connaît pas, une foule innombrable de semblables à moi-même que je ne pourrais jamais rencontrer ni même voir de très loin, et qui me donne la certitude de durer ? Son expression elle-même ne devrait-elle pas atteindre l’anonyme ?

Ce jour ou cette nuit, celui ou celle de l’accomplissement de l’anonyme en moi, je n’en pourrai jamais dire si ce fut un jour ou une nuit. Nullement par une défaillance de vue ou de mémoire, mais parce que c’est une question, un avatar, une incertitude portée par ce temps même qui ne voulait pas être ni l’un ni l’autre, ni l’aube de leur frontière.

8 mai 2007
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