Pedro Kadivar | Douzième nuit d’été
Longtemps je n’ai su nommer l’intense vitalité qui me saisit soudain de la tête aux pieds régulièrement en pleine détresse jusqu’à cette nuit où, couché dans mon lit tandis que mon corps arpentait quelque trottoir désert en pleine ville, un homme frappa à ma porte. Bondi hors de mon lit, réveillé d’un sommeil léger dans lequel je venais à peine de me plonger, effrayé et presque joyeux à l’idée que quelqu’un me rende visite à cette heure inacceptablement tardive, j’ai ouvert la porte et j’ai vu debout face à moi, au seuil de ma demeure mais encore à l’extérieur, une silhouette semblable à la mienne et un visage qui me regardait calmement droit dans les yeux. « Je suis ta fatigue, me dit-il, je suis ta propre fatigue dans cette nuit claire et il me faut me reposer de toi ici en ton appartement afin que tu puisses te fatiguer de nouveau et de vivre encore des jours et des nuits, car une vie dépourvue de fatigue serait la mort. » Cet homme, il me semblait le connaître, non pas à cause de sa ressemblance avec moi mais au contraire par ce qui le rendait parfaitement autre, par ce en quoi il se distinguait irréductiblement de moi. Je ne pouvais dire de lui s’il était beau, j’ai pensé à cela pendant qu’il se déchaussait. Il avait l’air de rentrer d’une longue marche, longue au point que, en effet, il n’était lui-même plus que fatigue. Assis dans le fauteuil rouge profond qui est le seul que je possède, d’une aisance que je ne me connais pas à moi-même à l’intérieur de mon propre appartement et dans ce fauteuil particulièrement confortable, il n’avait nullement l’air de se sentir étranger chez moi. Pourquoi d’ailleurs se sentirait-il étranger puisqu’il disait être ma propre fatigue ? Je l’ai cru sur parole et pas le moindre doute ne vint me troubler par la suite ; somme toute tout cela me paraissait fort plausible : que ma propre fatigue me visite une nuit d’été, que la torpeur nocturne et enivrant d’une chaleur longuement attendue me sauve de moi-même en me plongeant doucement dans un bref sommeil pour me réveiller aussitôt après par une visite impromptue, et que cette nuit-là où l’été semblait enfin s’imposer de toute sa force contre un hiver long et froid qui s’était prolongé quasiment jusqu’au bout du printemps coïncide avec une telle rencontre. Ce fut d’ailleurs de cela que nous avons parlé en premier : comment se faisait-il que l’hiver avait été si long en cette année où les météorologues avaient tous prédit un printemps précoce. Il dit que c’était une question de fatigue, que la longueur de l’hiver était toujours proportionnelle à une certaine somme de fatigue, celle des hommes qui habitaient le continent, et que plus cette fatigue était profonde, plus l’été avait de mal à s’annoncer. Et cette année justement les hommes du continent étaient fatigués comme ils ne l’avaient jamais été de toute l’histoire de la terre, une fatigue du corps qui fatigue l’esprit, et quand celui-ci se fatigue le corps ne s’en sort plus. Il dit que l’apparition de l’été en cette année tenait de miracle même si sa venue était a priori irréversible.
Mon corps errait en pleine ville et alors que je ne croisais personne sur le trottoir désert où je marchais, je me suis soudain réjoui de l’existence de mes semblables qui devaient sans doute dormir ou qui, éveillés, se trouvaient chez eux à déguster l’extrême douceur de cette nuit. C’est un sentiment que j’éprouve quelquefois, pas souvent mais régulièrement, toujours soudain et d’une intensité comparable à celle de la vitalité qui me saisit de la tête aux pieds en pleine détresse, lequel a partie liée avec la conscience indélébile et tout aussi soudaine que nous allons tous mourir presque d’une même mort. On peut trouver ceci incroyable ou banal, mais il est rare que nous pénétrions l’incroyable et le banal pour toucher à leur réalité et en tirer toutes les conséquences. Que la conscience de cette commune mortalité et le bonheur que j’éprouve soudain de l’existence de mes semblables s’imposent à moi tour à tour souvent dans la nuit et dans l’absolue solitude d’un trottoir désert, je n’en ai aucune explication. Je sais seulement que le partage d’une limite de notre vie qui nous la rend vulnérable éveille en moi la foi d’un lien profond avec mes semblables dans la vie comme dans la mort quelle que soit la différence de nos vies et celle de nos morts. Il est toutefois d’autres moments où ce bonheur me traverse avec autant de force muette, des moments que je ne peux ordonner selon une quelconque logique, tellement ils sont invraisemblablement divers : parfois le matin peu après le réveil en buvant une première gorgée de thé, parfois en recevant le bon de caisse de la main d’une caissière après avoir fait mes courses au supermarché, parfois en regardant un haut peuplier à condition d’y passer du temps, parfois en me soulageant de mes urines après une longue et pénible attente, parfois en ayant par hasard la monnaie juste pour payer un ticket de bus au conducteur, parfois en me penchant pour récupérer mes clés tombées par terre d’une poche de mon pantalon, parfois en montant les marches de l’immeuble où j’habite en jetant un coup d’œil dans la rue depuis la grande fenêtre dans la cage d’escalier, etc. Ces moments sont plus divers que nombreux, il est rare qu’ils se répètent de sorte que je puisse prévoir ce bonheur en vivant une de ces situations (par exemple avant de boire mon thé le matin ou bien en faisant une promenade dans une contrée riche en peupliers). Il est ainsi toujours imprévisible comme tout vrai bonheur. Et cette nuit, cela m’est arrivé de nouveau. Je les ai imaginés endormis ou éveillés dans tous les états et postures possibles, dans le calme ou l’inquiétude, selon d’innombrables manières qu’il pouvait y avoir de percevoir et de vivre cette nuit. Ce qui me réjouit est le simple fait qu’ils existent, qu’ils respirent autour de moi, des corps semblables au mien capables de mouvements, d’attitudes et de gestes très variables, qui tiennent debout, se déplacent, demeurent immobiles ou se couchent, et des âmes tout aussi semblables, éprouvant une panoplie d’émotions comme les miennes avec des différences plus ou moins minimes. Que ce bonheur soit souvent pour moi un sentiment nocturne, peut-être y a-t-il à cela une raison. C’est que, après de longues années d’études, je me suis spécialisé dans le plaisir et la souffrance de la nuit, c’est-à-dire la connaissance rigoureuse du plaisir ou de la souffrance propres et uniques que pouvait offrir chaque nuit, suivant les temps et les saisons, suivant l’humeur et l’état émotionnel de chacun : nuit d’automne ou d’été, nuit d’amour ou de fatigue, nuit de fièvre, nuit d’insomnie, nuit de pluie, nuit d’impatience amoureuse, nuit d’évanouissement mélancolique, nuit de labeur, nuit de convalescence certaine, nuit de silence et de bruissement des feuilles qui se reposent de la chaleur d’une longue journée d’été, nuit d’incertitude, nuit d’indécision douloureuse où l’on s’interroge sur l’éventualité de son propre réveil, nuit d’obscur vertige, nuit de l’extrême violence qu’on est seul capable au monde de se faire à soi-même, nuit de rigidité rigoureuse d’un règlement de compte avec un proche ou avec une vieille histoire longuement enracinée, etc. Une telle entreprise a sans doute aiguisé ma sensibilité au bonheur nocturne, bien qu’elle soit en elle-même incommensurable et qu’il soit insensé d’affirmer avoir épuisé la connaissance de cet ordre fort particulier de plaisir et de souffrance irréductible au bonheur comme au malheur. Malgré la passion mesurée que j’éprouve pour la nuit (l’expression peut paraître contradictoire, mais la mesure est ici synonyme d’intensité, car c’est souvent le souci de la mesure qui soutient indiciblement l’impatience et la soif d’une passion dont la démesure de son explosion la mènerait au contraire à s’éteindre immédiatement), je sais qu’elle n’est que provisoire et c’est dans cela qu’elle trouve toute sa force, que je ne suis pas un être exclusivement nocturne et que viendra un jour où il fera jour dans ma vie.
De retour chez moi, j’ai retrouvé ma fatigue assise sur le fauteuil rouge profond, visage frais, corps reposé et de nouveau alerte. Elle prit paisiblement congés et me dit à bientôt.
L’intense vitalité qui me saisit de la tête aux pieds régulièrement en pleine détresse, souvent la nuit alors que mon corps couché tente de s’immobiliser, est une sorte d’appel muet dont on pourrait tout autant dire qu’il est un cri où résonne tout ce qui dans ce monde a un impact sur moi, fait ma joie et ma souffrance, toutes les choses visibles ou invisibles, matérielles ou immatérielles, capables de parole ou muettes, qui déterminent mon lien à la vie et tracent les contours de ce que je suis, une forme parmi les formes, une voix entre les voix, un vivant chez les vivants. Je ne sais à quoi tient son irruption en moi, mais je sais qu’il traverse tous mes organes et atteint toutes mes cellules comme un vent frais en pleine canicule.