Pedro Kadivar | Vingtième nuit d’été
Un doute ancien m’habite cette nuit. Il s’est emparé de moi comme un corps s’empare d’un autre en pleine détresse. Il vient de loin, du jour de l’invention du verbe, l’instant de la première étincelle dans la bouche de l’homme archaïque qui inventa le verbe à l’heure où il découvrit le feu. Ce ne fut plus un son mais un mot, une articulation par laquelle la langue se plie à l’intérieur de la bouche et les lèvres se remuent, chose qu’il n’avait jamais vue, jamais entendue chez l’animal, alors que du feu il avait une image, ciel embrasé des aurores, volcans en éruption ou forêts incendiées par la foudre. Il découvrit l’un et inventa l’autre, le feu et le verbe, et fit verser l’humanité à venir dans la parole. L’animal, lui, ne découvrit pas l’un et n’inventa pas l’autre et demeura muet jusqu’à ce jour.
C’est ce doute qui m’envahit cette nuit, celui qui habita autrefois l’homme archaïque à l’instant de la prononciation du premier mot, pressentant qu’avec ce premier mot qui allait sans fin en appeler d’autres un bouleversement irréversible surviendrait dans sa vie et dans celle de tous ceux qui viendraient après lui, celui d’une séparation définitive d’avec la nature et l’animal, celui de sa solitude, la solitude de l’homme qui commença avec le langage. Le verbe ne vint pas nommer les choses, avec lui naquit la solitude inhérente à l’homme qui parle. Et elle fut d’emblée immense. C’est elle qu’il redouta, lui, l’homme archaïque, laid et lumineux, sale, c’est elle qu’il entrevit, elle, la solitude, une raie de lumière à travers la fente qui s’ouvrit en lui au premier geste de la bouche pour dire la première syllabe du premier mot prononcé sur la terre. Le doute le traversa de la tête aux pieds, un doute lui aussi immense, qui le fit hésiter immensément dans un seul instant infiniment court mais très dense, très riche en doute. Et il cria. En plein doute il cria avant de prononcer le premier mot. Il cria en lui-même et en dehors de lui. Il cria pour appeler ses semblables en lui-même et en dehors de lui. Et son cri n’atteignit nul sommet en lui, nulle forêt. Il fut déjà seul dans son cri, qui n’était déjà plus animal, celui qu’il poussait en fuyant mammouths et dinosaures, en attaquant sa proie. Son cri était déjà empreint du verbe pas encore prononcé et il entendit les prémices de la parole dans son propre cri, et le premier mot prononcé ne fut que l’écho de son propre cri en lui-même. Le premier mot fut l’écho du premier cri déjà empreint du verbe et le second aussi et chaque nouveau mot dans chaque langue fut pour toujours l’écho de ce premier cri redoutant le verbe et l’extraordinaire solitude dans laquelle il fit tomber l’homme.
Le verbe fit naître la solitude en lui et tout autour de son corps. Ce ne fut pas seulement une séparation d’avec l’animal et la nature, mais tout aussi bien de ses semblables, désormais hommes de parole. Les mots font voile autour de celui qui les dit, il vit et se promène avec ce brouillard qui l’entoure, plus ou moins épais, jamais totalement opaque, et il voit l’horizon et le soleil à travers sa blancheur mouvante. Il tend la main vers ses semblables qui lui tendent la main dans le brouillard, chacun dans le brouillard de sa solitude, de son verbe, chacun pris dans l’extrême nécessité de la parole depuis le premier mot prononcé. Le verbe ne fit pas le lien entre les hommes mais leurs solitudes, puis l’irrémédiable solitude de chacun par sa parole devint elle-même lien, frottement sans bruit de masses de brouillard qui se baladent. Solitude fut lien et lien fut solitude.
Me réveillerai-je muet à l’aube ? Ou crierai-je en arpentant les rues encore désertes ? L’instant du doute se prolongera-t-il en moi ? Ressemblerai-je à l’homme archaïque, lumineux et laid, sale, sans parure, pour le reste de ma vie ? Dois-je parler, je me demande cette nuit, moi, homme archaïque, qui ne sais ni le mot je ni le mot parler, qui ne sais encore aucun mot en cette nuit qui annonce l’aube de la parole. Me voilà traversé d’un doute qui chasse la mémoire du verbe et me fait renaître à la parole. Me voilà nu et désarmé. Me voilà enfant, sans parole ni sommeil.