Quand écrire cherche une langue
Si vous m’entendez parler
C’est une erreur
Car depuis longtemps déjà je ne parle plus
Sans doute une illusion
Causée en vous soudain par un profond désespoir [1]
Que ce soit dans « L’extrême réel. Deux voyages en Iran », récit publié dans la revue Les Temps modernes en 2010 ou dans la Tétralogie de la migration, œuvre théâtrale écrite et mise en scène entre 2006 et 2011, la question de la langue dans laquelle on parle ou ne parle pas est présente dans ce qu’écrit Pedro Kadivar.
Elle a également traversé sa résidence au Théâtre de l’Odéon en 2011 et 2012 pendant laquelle Pedro Kadivar a écrit le Petit Livre des Migrations, publié en 2015 dans « Le sentiment géographique », la collection si bellement nommée des éditions Gallimard.
Dans le Petit Livre des Migrations, Pedro Kadivar revient sur son cheminement d’écrivain à travers ses trois langues, le persan, le français et l’allemand.
À son arrivée en France il s’est refusé pendant près de vingt ans à parler le persan et, paradoxalement, c’est en traduction française qu’il a découvert l’œuvre romanesque de l’écrivain iranien Sadegh Hedayat, mort à Paris en 1950, à qui il rend hommage dans le Prologue de son livre.
Chacune des deux parties — « Perception des frontières », « Abolition des frontières » — est composée comme une fugue dont les thèmes s’entrecroisent : apprentissage de la langue maternelle, évocation de Sadegh Hedayat et premier retour en Iran, découverte de la langue française puis de la langue allemande, lecture de la Recherche de Marcel Proust.
Le Petit Livre des Migrations est un livre de rencontres avec les mots et les images. S’y raconte la tentative de définir — percevoir — et comprendre — abolir — les territoires intérieurs et les lieux du monde d’où s’écartent et où se côtoient les frontières entre ses trois langues d’écrivain : la langue au son de laquelle Pedro Kadivar a ouvert les yeux, la langue de l’héritage littéraire, la langue de création. Si le persan est la langue de l’écoute primordiale, elle l’est aussi, plus tard, d’un silence du langage oral et de la pensée, mais les sensations, mais les rêves appartiennent-ils à l’écoute ou au silence ? Dans quelle langue tour à tour d’écoute et de silence s’est construite son œuvre en français, en allemand ?
Pedro Kadivar évoque les images qui ont participé à cette quête : la Melancolia de Dürer, l’Autoportrait de Giorgione, les façades du palais omeyyade de Mschatta au musée berlinois de Pergame, les fresques du palais de Chehel Sotoun, XVIIe siècle, lors du voyage à Ispahan.
Berlin aura été le lieu des réconciliations :
« L’Iran est sorti de ce lac [le lac berlinois de Schlachtensee] comme une ville sous-marine émergeant des eaux au gré d’un miracle géologique [2]. »
Samuel Beckett, qui a séjourné à Berlin en 1936-1937, est un des points de passage des empreintes du langage. Que Pedro Kadivar ne soit pas certain que Beckett se soit rendu au Schlachtensee ne l’empêche pas d’imaginer qu’il a marché, rêvé avant lui le long de ses rives puisque ce qui n’a pas eu lieu est un des modes possibles de la littérature. C’est peut-être ainsi que la langue persane, dans son ancien refus de la parler, laissait déjà ses traces comme possibilité de création.
Vue du Schlachtensee, photo de Pedro Kadivar ©.