« Quand on danse on fait quoi ? Qui est-on ? »

« Quand on danse on fait quoi ? Qui est-on ? » (séance du 16 décembre 2005)

Première séance commune avec Claire, et nous n’avions le gymnase que pour une petite heure, avec une classe entière ! Il était convenu qu’avant son arrivée, les enfants auraient chacun écrit au moins une phrase susceptible d’être « dansée « , disons, plus modestement, qui leur permettrait d’entrer en mouvement. Je leur ai donc demandé d’imaginer un sujet + verbe de mouvement + complément de lieu, sur le modèle de quelques-unes de mes phrases comme « Enfonce-moi dans l’eau claire », « Elle se penche entre deux branches », « La forêt me fait entrer dans ma peur », « Je me couche aussi bas que l’herbe vivante », « Papa va vers la neige dangereuse »… J’ai aimé, et je crois que les enfants aussi, ces moments de petites éclosions, qu’ils pouvaient s’amuser à multiplier. Sans compter qu’ils étaient couchés sur des tatamis, ce n’était ni le jour ni la nuit, et j’allais vers chacun comme au bord de son lit. Certains, je les reconnaissais bien, j’ai donc retrouvé Younès et ses nuages (Je m’évapore avec les nuages), Amel et sa tristesse (Les larmes me font du bien quand je ne vois rien), Kellil et son goût de l’étirement (L’eau déborde de la terre), le doux Adewumi et son attente de l’amour (Elle danse dans mon cœur, pourquoi pas moi ?).
Comme d’habitude, une phrase pouvait s’imposer en dehors du chemin proposé. Ainsi, Esther avait pris un complément de temps et non de lieu dans La terre tourne quand je le veux, mais comment dire non à une telle phrase, ou ne pas s’enchanter de celles d’Iliesse : La tortue avance plus vite que son ombre, de Fatoumata : J’ouvre ma boîte comme un œil, de Mickaël : Quand je dors je mords mon lit. J’étais aussi très curieuse de voir en mouvement La fille se brise dans ma tête endormie (Clément), Je mouille ma manche dans la flotte (Mickaël), Viens creuser au fond de ma main tu t’endormiras comme un bébé (Malik), Le garçon se penche sur une pierre qui s’ouvre en deux et Une banane s’enfonce dans sa peau (Emilie). Autant de phrases où j’aurais aimé moi-même m’engager physiquement.
J’étais bien sûr plus réticente devant les propositions nombreuses de mouvements harmonieux que j’ai eues d’oiseaux et de leurs ailes, de mer et de leurs vagues, de fleurs et du vent, mais pourquoi dire non à ce qui allait sans doute être la souplesse du corps ? Pourquoi écarter d’emblée ce qui fait le bonheur de vivre, ou du moins apaise un moment ?
Claire est venue, et voyant son travail avec les enfants j’en ai réalisé l’extrême difficulté, uniquement à cause du nombre qu’ils étaient. Difficulté de maintenir les corps éveillés, même quand on attend son tour, ce pourquoi une des consignes était l’interdiction de s’appuyer sur quoi que ce soit, mur par exemple, car sinon le corps n’est plus « en présence », c’est-à-dire prêt à rejoindre ce qui est en train de se passer. Difficulté à parvenir à rendre l’envie de bouger plus forte que le poids de la crainte que les autres regardent, et là effectivement la musique enclenchée par Claire au dernier moment a pris chacun par la main, l’a enveloppé ( l’un d’eux avait écrit Mon cœur est protégé dans mon corps et je m’étais alors demandée : « Mais qui protège le corps ? », sans doute la musique ai-je envie de répondre). Tous sont ainsi parvenus à passer « d’une rive à l’autre », pour reprendre l’expression de Claire, tous ont offert avec un petit enchaînement une phrase à soi qui existait déjà dans l’écriture, parfois même obscure, comme ceci que j’ai prélevé d’une feuille encore tout envahie de rouge qu’Amel m’avait donnée :
Je la vois elle qui est là elle s’en va je la vois
Elle se décale de moi
.
Tout cela, Amel a réussi à le dire aussi en gestes, aidée de sa capuche de sweet.
Chacun présentait d’abord muettement son enchaînement, puis le reprenait en nous donnant sa phrase ou un mot de celle-ci. Tous nous ont dit quelque chose des deux façons.
Je ne m’attarderai pas sur la deuxième heure, physiquement moins rude dans la chaleur intime des recoins du CDI, où plusieurs pistes ont pu être approfondies ou tentées car Claire, Céline et moi-même nous nous sommes répartis les enfants en petits groupes, où ils se sont mieux abandonnés, où l’exploration en danse a pu se faire de façon plus détendue. J’ai découvert que la page est un espace qui ne fait pas peur aux enfants. Que l’espace où l’on danse devant les autres peut brûler, mais cette brûlure peut être recherchée pour sa violence toujours neuve. Tout l’art est d’équilibrer mise en confiance et expérience inouïe.

Je ne sais pas si les enfants ont fait le rapprochement avec le spectacle de Dominique Boivin vu ensuite au Centre National de la Danse de Pantin, en fin d’après-midi, étonnamment ajusté à notre problème d’articuler danse et écriture d’une part, et d’autre part à ce trouble que c’est de danser devant les autres. Ce spectacle est intitulé À quoi tu penses ? et en effet il s’appuie sur les réponses apportées par les danseurs de la compagnie Beau Geste au questionnement de Marie Nimier sur leurs pensées, et l’histoire qui les a amenés là. Ses textes, présentées comme des fictions monologuées, étaient dits pendant la danse, tels une voix intérieure qui « retourne la présence des danseurs comme un gant » (Annie Suquet). Jusqu’à maintenant j’ai rarement était convaincue par l’intervention de textes dans un spectacle de danse, car ils semblent souvent plaqués sans nécessité autre qu’une crainte de paraître hors de la pensée à partir du moment où on est hors du discours articulé. Ce pourquoi j’ai tant apprécié l’aplomb de la phrase de Mélissa déjà citée : Je voudrais danser pour que vous regardiez ce que je pense. Cette fois-ci, rien de tel. Les textes conçus par Marie Nimier étant issus de paroles de danseurs, les mouvements de ces derniers ne sont pas un ornement énigmatique ou illustratif, mais nous apparaissent comme une expérience humaine à chaque fois singulière, où c’est l’identité de chacun qui se joue.
L’identité de chacun, à la fois « exposée et dérobée » (Annie Suquet) : oui, nous voilà bien au cœur du problème de nos ateliers communs. Pour Claire, comment faire avec chacun à 24 élèves à la fois ? Et pour moi, cette question que tous ceux qui font écrire des enfants connaissent : ont-il une conscience créatrice ? C’est un débat que j’ai actuellement avec un ami instituteur qui pourrait me citer, dit-il, des dizaines de phrases « magiques » écrites par des enfants. Mais quelle valeur cela a-t-il s’ « ils ne savent pas ce qu’ils font » ? Certes, on peut y voir quelque chose comme le hasard objectif que les surréalistes trouvaient dans la réalité et que nous, écrivains - intervenants, trouvons dans leurs textes. En effet, le saisissement est souvent plus pour nous que pour eux, saisissement essentiel au geste créateur, comme le montre Didier Anzieu. Certes, qui dit création dit désir d’élaborer à partir de la puissance du saisissement (toujours Anzieu) et l’on a vu l’importance de mes sollicitations pour ce stade. Mais même alors, savons-nous nous aussi « ce que nous faisons » ? Nous savons par contre que l’inconscient agit quand nous écrivons. Que les enfants , eux, ne le sachent pas, cela fait-il une si grande différence ? Par contre, lire à tous les textes qu’ils ont écrits, c’est important car si les textes qu’ils entendent – les leurs ou pas, à ce moment-là cela revient à peu près au même – les émeuvent et les étonnent à la fois, cela leur permet de réaliser la portée de leur acte d’écrire. Ne jamais oublier que les enfants sont en train de grandir, qu’ils aspirent ou doivent aspirer à grandir. L’écriture peut être un moment où cela se passe avec une certaine acuité.

Ariane Dreyfus


Lire je journal de lapremière et la deuxième séance.

29 août 2006
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