Retour à Volodine, terminus infini
Henri Michaux
Terminus radieux, paru en 2014 et salué par un prix littéraire hexagonal important, a quelque chose de très romanesque, non seulement en raison de son volume - c’est un gros livre - mais aussi en raison de l’attention que le romancier a accordé à chacun de ses personnages (ce n’a pas toujours été le cas, une sorte d’urgence l’amenant parfois à les délaisser rapidement). Presque pas un pourrait se plaindre d’avoir été laissé à l’abandon, encore qu’ils le soient tous à un point qu’on ne saurait atteindre. Oui, avec Volodine il ne s’agit pas de refléter nos petites misères de tous les jours, fussent-elle pour certains passablement horribles ; en un sens, on se situe au-delà, du temps mais aussi des apparences, des sentiments, de la souffrance. C’est la mémoire qui constitue le sens et la valeur des êtres, c’est ce qu’un personnage aura la force de se remémorer qui lui donnera ou non consistance. Pauvres créatures amnésiques, dévorées par une figure d’ogre digne du Petit Poucet. Il y a dans ce roman aussi structuré que délabré un Géant du nom de Solovieï, qui est comme une super-personne, un demi-dieu, quel que soit le nom dont on affuble les créatures qu’on idolâtre ou qu’on déteste trop, les figures qu’on invente pour donner un sens à ce qu’on vit. Ce livre nous plonge dans l’artifice, dans l’excès. Ce qu’il nous propose c’est de croire à ce qui n’existe pas (mais ressemble tout de même par certains côtés au destin humain, pensons à Tchernobyl), tout en maintenant cet univers à distance, mesure salvatrice. Volodine pratique la mise en abyme depuis longtemps mais dans cet ouvrage, il semblerait que ce soit toute son œuvre qui cherche à se montrer au lecteur, ultime facétie qui vise à entériner ce geste de reconduite perpétuelle à la frontière, du roman et de son commentaire, comme si le surcroît d’artifice permettait d’atteindre à son contraire : certes pas quelque chose d’authentique ni de réaliste, mais quelque chose qui tienne vraiment à force de montrer les béquilles ou les ficelles qui le soutiennent. La complicité est au cœur de la lecture d’une telle œuvre, et l’éclat de rire qui éclate au plus noir, au plus désespéré. Là aussi la limite est repoussée, et le superlatif toujours en retard d’une guerre.
Le pire serait une vision de l’enfance, aussi avancé qu’on soit dans la post-histoire. L’enfance n’étant plus ici un âge mais une aptitude, une capacité. Si vieux qu’il soit le monde agonisant est un enfant, et même au sein de cette œuvre drôlement lugubre l’enfant joue, il chante et tape avec un morceau de bois sur ce qui veut bien résonner. L’enfant fait de l’art malgré la guerre, et l’enfant rêve d’amour. La politique est un fantôme qui aide l’adulte à se lever, qui en détermine d’autres à se mettre sous les ordres d’un principe ou d’un chef, mais, cheminant aux côtés du soldat, persistent la femme ou l’enfant. Dans Terminus radieux il n’y a pas d’enfant à proprement parler, le monde ne se reproduit plus. Mais ceux qui chantent ou écrivent sont des enfants, ils sont les enfants d’un monde disparu, ils sont la mémoire bégayante des noms oubliés. Au bout des soucis, des angoisses, des peurs de l’adulte, il y a l’innocence du geste créateur. Ce geste qui répète l’ordre des choses, le chaos ou plutôt sa mise en mots, en phrases, brouillon ou dessin. Mécanique de l’art quand tout est foutu, comme il y avait une mécanique de l’amour ou des femmes. J’utilise un imparfait car dans Terminus radieux l’amour a de la peine, il n’arrive guère au-delà de la pensée, et s’il se traduit par l’esquisse d’un geste, c’est beau. Bien sûr il y a la trivialité des pensées ou des images, le fameux « langage de queue » dont notre héros a du mal à se départir, atavisme, tradition. Humour et sentimentalité se donnent la main, ils partent se promener en forêt, là où les marais vous ensevelissent, où le froid vous transit, les corbeaux vous boulottent les yeux pendant votre sommeil, votre agonie. Et quand vous êtes prêt à tuer tout ce qui bouge tellement l’ignominie des êtres vous exècre, il y a une femme qui, sans même que vous l’ayez entendu approcher, vous pose une pelisse sur les épaules, pour que vous n’attrapiez pas froid. Quand le réel touche au magique.
Mais on ne saurait évoquer l’univers volodinien sans dire un mot de ce qui en est le centre ou la pile : la voix. L’alpha et l’oméga de l’écriture de cet auteur, plus que pour beaucoup, c’est bel et bien la voix : celle qui parle, qui murmure, qu’on attend, qu’on entend, celle qui chante ou qui râle, qui manque, qui blesse et qui répare. Celle qui délire aussi, grande place lui est faite dans ce roman, grande voix délirante, voix unique où toutes se mêlent, voix impersonnelle où tout s’échange, les timbres, les inflexions, mais aussi les corps, les sexes. Qu’est-ce que la voix ? Peut-être ce que disait Henri Michaux de la musique (je cite improprement) : un ruban où se colle tout ce qui traîne, un ruban attrape-tout qui fait entendre le « ah ! » du pays et de l’époque, tout ce qu’elle charrie en matière d’extase, de réjouissance mais aussi d’horreur et d’effarement. La voix parle, le roman est cette voix, cet amalgame de voix, il vient de cet empilement de matières et d’objets, totem qui n’en finit pas de poser des questions et de répondre à tout va, s’adressant à personne, si bien que lorsque l’histoire vient à finir - car il faut bien qu’elle cesse à un moment de se dire, il faut bien que la lecture s’achève, fût-ce momentanément, ne fût-ce que pour éprouver l’impossibilité de finir et de ne plus entendre, l’impossibilité du silence, la fatalité de la parole ou de l’écriture, de la réécriture, du recommencement, de l’inachèvement -, c’est alors que peuvent retentir ces mots, chargés de toute la vie animale, végétale et minérale qui fut : j’attends la fin. Et la page de se refermer comme une bouche ou un puits.
pour aller plus loin : le dossier Volodine de remue