Alejandra Pizarnik / Journal, années françaises, 1960-1964, tome II

Depuis 2012, les Editions Ypsilon ont entrepris de publier les œuvres complètes d’Alejandra Pizarnik. Avec la publication du Journal que traduit Clément Bondu, et dont parait en ce début d’année 2023 le tome II, ce sera bientôt chose faite (le tome III est annoncé pour 2025). Il en existait une édition, chez Corti, mais incomplète. Ceci dit, peut-on parler d’œuvres complètes – l’éditeur s’en dispense – à propos d’une œuvre prématurément interrompue, d’un trajet coupé en plein élan en 1972, alors que l’autrice n’a que 36 ans ? L’ouvrage qui nous intéresse concerne les années 1960-1964, autrement dit les années françaises de la poète argentine. Quitter Buenos Aires, découvrir l’Europe, venir à Paris, c’était un vœu cher que poursuivait Pizarnik. Idéalisait-elle son séjour ? Sans doute un peu, Paris faisait encore rêver à cette époque. Pour autant, elle était suffisamment lucide sur elle-même pour se douter que ses relations avec le monde extérieur ne seraient pas sans adversité. Ce journal est un journal de combat, il s’y mène une guerre de tous les instants ou presque, ce que Michaux appelait combat abstrait, même si ce sont de vraies personnes que rencontre Alejandra, des hommes, des femmes, des collègues, des ami.e.s, des amant.e.s. Seulement la consistance du dehors semble systématiquement passée à l’épreuve du doute, si bien qu’elle en devient problématique, exigeant de l’écriture comme du corps au travail une sorte de digestion et d’analyse dont rien moins que l’équilibre du monde semble dépendre. Définir le rôle d’un journal n’est pas une tâche aisée. Avec Pizarnik, dont l’écriture est tout sauf anadoctique, le but ne semble pas tant de conserver ou d’archiver ce qui se passe que de rendre possible et vivable le présent et l’avenir, demain et sa promesse, son jeu toujours d’actualité, quel qu’en soit l’échiquier.

Visages
Un journal se singularise aussi par ce qu’il ne dit pas. Rien sur le voyage qui amena Pizarnik en France, rien sur le déménagement qui la fit quitter les membres de sa famille – un oncle, une tante – qui l’accueillirent pour occuper une chambre de bonne, rien sur la nature du travail alimentaire qu’elle trouve, rien sur ses études à la Sorbonne… Son journal a quelque chose de métaphysique, pour le moins de psychique. La place qu’y tient le moi est asphyxiante. Comme s’il lui fallait parler d’elle pour pouvoir se débarasser de ses obsessions, sortir d’elle-même ou plus exactement mettre à distance les représentations dans lesquelles elle se sent prisonnière : femme ou enfant abandonnée, amante détraquée, romancière ratée, etc. Si l’on en croit la psychanalyse, le clivage du moi est un fait universel. Reste que chez certains, cette fêlure conditionne les relations aux autres et l’activité de la pensée à un point que sans nous prendre pour un docteur nous sommes tenté de qualifier de pathologique. La jeunesse et l’instabilité de l’autrice n’expliquent pas tout. On pourrait même penser qu’avec le temps les failles s’élargissent au point de devenir des abîmes de plus en plus difficiles à franchir. L’absence d’autrui n’est pas seulement le signe d’un échec relationnel, c’est une injonction à voir ou à chercher qui manque, à halluciner l’absent ou l’absente, comme si toute chose s’essayant à répondre à la question quoi ? se dissolvait pour découvrir l’incontournable question qui ?

« Comme si le plus terrible de tout était de rester sans visages concrets et réels. [1] »

Ce journal mental offre peu de place aux choses dans lesquelles une part de nous néanmoins se dépose. C’est un fait qu’Alejandra n’est plus chez elle, elle vit au milieu des livres, substituts de présence et de voix n’ayant toutefois pas la stabilité rassurante d’une chaise où s’asseoir ni le pouvoir désaltérant d’une carafe d’eau fraîche. Ce n’est pas que ces objets n’existent pas, c’est qu’ils n’ont pas droit de cité, comme si l’écriture était tout entière occupée à fabriquer des visages ou à les détruire quand ceux-ci se détournent ou grimacent. Ou bien c’est de la nourriture vouée à être engloutie – quand elle n’est pas régurgitée. La vision prend alors le pas sur la réalité, le rêve, le fantasme, la peur que tout ça ne soit pas vrai, que rien n’existe dans la durée. On comprend que lorsqu’un esprit dévore tout ou met le feu à la moindre image, l’écriture d’un roman soit compromise. Même ses contes seront elliptiques. Car si la poète tient régulièrement son journal, elle a bien conscience que son ambition littéraire ne pourra pas se satisfaire d’une forme aussi ouverte et somme toute rétive à la publication, du moins dans son principe, écriture secrète, écriture dérobée.

Enfance
Il y a quelque chose d’enfantin dans l’œuvre d’Alejandra Pizarnik que son jeune âge ne suffit pas à expliquer. Une innocence dans la mise à nu, dans l’exposition, nonobstant la honte ou la culpabilité. Innocence ou défi qui s’exprime à travers le choix d’une focale rapprochée, une sorte de gros plan. Ainsi se tient-elle au plus près d’elle-même, là où s’exhibent l’étrangeté ou la monstruosité, où se cotoient la haine et l’amour, où s’ausculte la division, où s’invente la ligne de démarcation qui non seulement sépare une chose d’une autre mais une chose d’elle-même. C’est comme une posture. Le thème de la naissance l’illustre, le sentiment de n’être pas née. C’est aussi une tonalité, caractérisant une poétique. Les choses se donnent comme elles viennent, au travers de l’énumération notamment. Les images se télescopent, les métaphores prolifèrent. Héritage surréaliste si on veut, style à la recherche de la transparence, mais s’en éloignant fatalement. Pizarnik dit que le langage la désespère en ce qu’il a d’abstrait. Trahissant par là une attente qui pour être commune n’en reste pas moins mal fondée. Le langage n’est pas un corps mais s’attribue à une réalité qu’il désigne ou suscite – quand bien même cet appel resterait sans réponse ou serait déçu.

31 mai 1962

Les dunes, la mer, les mouettes. Un corps nu se laissant aller sur ses ailes, fou de dépossession.
Là encore, je te cherchais. Myriades d’yeux balayés par le vent qui les plante dans le sable et les têtes de poissons. Mourir, ce n’était rien. J’aurais voulu me préparer pour ta venue, avoir le temps de me déguiser en ce que tu aimais le plus : un petit troubadour aux yeux verts qui joue le luth. Même si je t’attendais, je ne t’ai pas attendue. C’était comme si je m’attendais, moi. Mais je ne suis pas arrivée. Et toi non plus. [2]

Eternel ressassement ne tirant aucun enseignement du fait de vivre, telle une enfant ne démordant pas de son caprice, comme si le sort du monde et le bonheur qu’il ne cesse de promettre dépendaient de son entêtement. Pizarnik réveille en soi cette région impossible où le mal règne en maître absolu sans qu’il ne soit possible de négocier aucun répit. Ni espérer aucune aide extérieure. D’où l’obsession suicidaire et cette terreur de devenir folle. Aussi intraitable qu’une enfant, devant soi-même comme devant un absolu accouché d’un rêve ou d’un délire, un personnage de conte, une comtesse sanglante, un ange pétrifié.
Avec Kaspar Hauser, au sortir de sa séquestration, le XIXème siècle nous avait pour ainsi dire offert l’exemple unique d’un jeune homme de 17 ans abritant la sensibilité d’un enfant de deux ans. Celles et ceux qui se sont intéressés à cet être singulier ont découvert à travers ses écrits et les témoignages qui consignèrent sa relation au monde des documents sans pareil. Toute proportion gardée, il me semble qu’il y a chez Pizarnik un désaccord similaire entre la personne qu’elle est, ce qu’elle ressent, et ce que faute de mieux j’appellerai la conscience qui l’habite, ce qu’elle exprime. Un divorce qui tend à la marginaliser, comme s’il existait un rapport entre la distance qui sépare intrinsèquement de soi et celle qui sépare un être du monde extérieur. Pour citer la quatrième de couverture du livre que je viens implicitement d’évoquer, on pourrait dire que tout le monde, et fort heureusement, ne saurait s’inscrire dans « la lignée de tous ceux que la proximité à leur propre expérience rejeta hors du monde [3] », mais que, cependant, tout le monde peut se sentir concerné par une telle famille, exception inclusive si on veut, chacun-chacune cultivant sa différence.

Un jeu sacrificiel
Sur un plan littéraire, on peut s’étonner de ce que Pizarnik déplore être dépourvue de tout sens du rythme. Elle est persuadée qu’elle n’a pas le sens de la mélodie en raison du fait qu’elle s’attache au mot seul, qu’elle scrute et ouvre en vue d’y puiser matière et sens. Mais elle ne pourrait pas écrire si ces mots qu’elle isole n’appelaient pas d’autres mots et ne l’emmenaient pas sur des chemins imprévus tissant tant bien que mal une forme de continuité qu’elle idéalise. Elle dit bien pourtant qu’elle se sent étrangère aux concepts, n’en déplaise à l’étudiante en philosophie qu’elle a pu chercher à être. Mais l’obsession de la continuité comme de la rupture l’empêche de croire en ses aptitudes comme en ses intuitions. D’où sa volonté opiniâtre d’étudier la grammaire, de maîtriser la langue comme elle voudrait maîtriser les sensations du corps. Comme si le problème était technique et qu’une méthode pouvait contribuer à le résoudre. Vœu pieux, le langage comme le corps sont inappropriables et tirent de cette indépendance leurs forces et leurs mystères, leurs puissances tout comme leurs limites.
Alejandra Pizarnik lit, auteurs de langue française et espagnole ; écrit, poèmes, proses, contes, articles… Elle invoque la discipline et le travail comme antidotes de ses tourments, sachant pourtant que le jeu d’écrire obéit à d’autres règles que celles du marché ou de la volonté. Il est difficile de dire ce qui s’échange ou se troque du côté de la littérature. On sent bien que les identités vacillent mais de quoi cela est-il le signe ? Doit-on, à la suite de Baudrillard, affirmer une réversibilité de toute chose, à commencer par les catégories traditionnelles sur lesquelles se fonde l’ordre social : homme et femme, riche et pauvre, humain et animal, vie et mort ? Pizarnik parle de masques qu’elle revêtirait ou que son écriture déterre ou confectionnerait, du jeu terrible qui se trame non pas à rebours du réel mais de sa version officielle ou des représentations toutes faites censées assurer son équilibre. Elle évoque ses ivresses, les orgies dont elle rêve tout comme elle rêve d’assassiner la routine ou l’ennui de tous les jours. Qu’il y ait un prix à payer quand on bascule dans l’univers symbolique ne relève pas de la morale mais précisément de cette réversibilité qui porte aussi bien aux nues qu’elle précipite dans les bas-fonds. Il y a là une fatalité, un réel danger auquel on n’échappe pas mais qu’il nous incombe d’affronter. La littérature est un des noms que revêt cette gageure, une des réponses possibles apportées au destin, si celui-ci est bien ce qu’en a dit le philosophe de l’échange symbolique, à savoir un principe de réversibilité en acte [4].
Cela veut dire que si les mots peuvent nous sauver ou nous en donner le sentiment, ils peuvent tout aussi bien nous perdre. Quand Pizarnik dit que sans le langage elle ne peut pas vivre, elle veut dire que l’écriture est pour elle une activité vitale, inséparable de la lecture sans doute, mais plus décisive encore, car la concernant explicitement, elle et son « désir de s’anéantir dans quelque chose, par quelque chose ou par quelqu’un. Même par la littérature [5] », puisque c’est en vertu de son jeu que vie et mort peuvent s’échanger. Cette réversibilité est présente dans l’existence, c’est même ce qui en fait l’essentiel de la saveur – appelons cela séduction, jeu ou art – ; seulement ces revirements ou renversements exigent une telle souplesse ou plasticité qu’ils ont tôt fait de s’apparenter à des formes de tortures. Les mêmes qu’on trouvera à l’œuvre dans ce journal, à ceci près que la métamorphose des mots, leur devenir incessant, contribue à dessiner dans l’air impossible à respirer cette porte qui donne sur ce dehors propre au langage.

« Parler de soi dans un livre, c’est se transformer en mots, en langage. Dire je, c’est s’anéantir, se changer en pronom, quelque chose qui est en dehors de moi. [6] »

D’où ce rêve, kafkaïen à sa manière, d’écrire toujours, de ne pas s’arrêter, de conjurer la discontinuité qui est comme un rappel de la finitude ou de la rupture ; cette lutte pour laisser la porte ouverte au possible, à quiconque, à l’inconnu comme à celui que l’on n’a jamais vu mais qui a promis de revenir. Entrer, sortir, vivre, mourir, c’est à cela que joue l’écriture, rivalisant avec les puissances du destin, cherchant à se les concilier, ce dont la poète semblait obscurément instruite, elle qui écrivit un jour de mars 1963 « se suicider, c’est perdre la notion de la fatalité et du destin [7] » ; ce que je paraphraserai comme suit : c’est perdre le sens du jeu, ne plus sentir circuler dans le langage ce fluide vital dont les mots s’abreuvent avidement afin de différer leur sacrifice.

Pascal Gibourg

15 mai 2023
T T+

[1Journal, 1960-1964, tome II, Ypsilon, 2023, p 39

[2Ibid., p 61-62

[3Kaspar Hauser, écrits de et sur Kaspar Hauser, Christian Bourgois éditeur, 2023 (préface de Jean-Christophe Bailly auquel on imputera la formule citée).

[4Baudrillard oppose les pratiques du jeu ou de l’art au monde marchand, de même qu’il oppose la dualité, réversible, à l’échange. En effet, ce dernier suppose l’équivalence entre ce qui s’échange (argent/objet), alors que dans l’univers symbolique si les choses se renversent (bien/mal ; humain/inhumain) cela ne saurait s’équivaloir en aucune façon mais révéler au contraire des différences irréductibles. On pourrait sans doute dire que ce que le devenir consacre – tout comme le destin - c’est justement l’échange impossible, le fait que ce qui m’affecte en profondeur et me singularise n’a pas de prix et résiste farouchement à la négociation.

[5Journal, 1960-1964, tome II, Ypsilon, 2023, p 262

[6Ibid., p 263

[7Ibid ., p 212