Suis née au printemps 68
Suis née au printemps 68. Loin, de l’autre côté du monde, probablement dans une banlieue de Séoul, et puis reléguée dans un orphelinat. La guerre froide avait divisé le pays en deux quelques années auparavant et la misère régnait. La faim à l’autre bout de la terre, en 1968. Quarante ans plus tard, les noms de lieu ont changé, on dira plutôt Haïti ou Somalie. Me souviens de l’odeur fade des vapeurs de riz qui régnait à l’orphelinat, mélange de contentement et de déplaisir, et le chou pimenté. Sans doute l’unique obsession : manger. Qui signifie survivre. Demeurera un certain temps cette impossibilité à laisser une seule miette dans l’assiette.
A vingt ans, j’enviais ceux qui avaient « vécu mai 68 », qui avaient lancé des pavés, qui avaient croisé Sartre dans la cour de la Sorbonne. Mythologie pour qui a le sentiment de n’avoir rien vécu, d’être en marge (Belgique endormie), regret d’une époque où l’on croyait pouvoir changer le monde, et qui n’a jamais été la nôtre, à nous, venus après la fête. Jeunesse triste des années 1980, laides (toutes les modes reviennent, mais jamais celle des années 80, trop moche), chômage, crise économique, et cette idée : facile de faire la révolution quand on n’a pas peur du lendemain. Mauvais sentiments qui se poursuivront ensuite dans : ces soixante-huitards qui ont tout eu, non seulement la joie des barricades, mais ensuite les responsabilités dans une société de l’argent facile, ont vraiment du mal à passer le relais...
N’ai rien vécu en 68. J’ai survécu.
La littérature doit changer le monde, écrivait déjà Sartre en 1948. Est-ce que le monde a changé ? On y a encore faim, plus que jamais. Et la littérature... A quoi bon, la littérature...
1848 : Lamartine est sévèrement battu aux élections présidentielles (18 000 voix seulement) par un certain Napoléon (5,5 millions de voix). Cette candidature malheureuse à la présidence de la République, qui s’en souvient ? Lorsque tout le monde peut réciter : « Ô temps suspends ton vol, et vous heures propices / Suspendez votre cours ». Oui, à quoi bon, la littérature, dans la nuit éternelle, emportés sans retour...