Sylvain Prudhomme, Les grands, un making-of

(Sylvain Prudhomme, Les Grands, L’arbalète-Gallimard)

Extraits commentés du roman paru en août 2014


Couto aimait cette ville. Il aimait ce quartier de Péfine, ses maisons sans étage, invariablement couvertes du même toit de tôle à quatre pentes qui comme le ciel pouvait prendre toutes les nuances de gris. L’omniprésence des manguiers, leurs grosses boules sombres bouchant la vue, retardant jusqu’au dernier moment l’apparition des toits voisins. La forêt comme entrée dans la ville, infiltrée jusqu’au cœur des courettes. Le rouge de la terre. Le tortueux des chemins. Les mille accidents du sol qui semblaient faits pour obliger le passant à s’arrêter discuter devant chaque pas de porte, caniveaux, clôtures, carrés de manioc, petits ponts de bois, fils à linge, papayers, tas d’ordures, tas de ferrailles, tas de sable. L’eau gorgeant le sol. Gonflant les tiges des plantes. Jaillissant des seaux à chaque grincement de poulie des puits. Partout la vie s’ébrouant, se multipliant, piaillant. Gamins jouant au foot. Vieux assis sur des pas de portes. Femmes debout devant des chaudrons noircis de fumée qu’elles touillaient avec de grandes louches en fer-blanc. Minettes sur leur trente et un qui soutenaient le regard de Couto avec effronterie, tout le temps que durait son passage dans leur champ. Le créole avait un joli mot pour les désigner. Il disait bajudas, du verbe baja, danser. Ce qui à la lettre ne signifiait pas exactement danseuses, mais plutôt quelque chose comme dansées, avec jusque dans leur nom un rien de passif, d’abandonné qui était tout un programme.)


Les grands, récent opus de Sylvain Prudhomme, est un roman habile, coloré, sonore, paysager – vivant.

Couto est le guitariste d’un groupe immensément populaire dans la Guinée-Bissau des années 70, le Super Mama Djombo, qui balade ses souvenirs dans l’avant-orage des jours précédant un énième coup d’état. Sous le coup d’un deuil, celui de leur ancienne chanteuse Dulce, Couto chemine, discute, songe, regarde – et nous avec. L’Afrique est chère à l’auteur, qui l’avait déjà remarquablement peinte dans un de ses précédents textes, l’excellent Tanganyika Project : l’Afrique et son foisonnement, de langues de gestes de mots, constituait le projet de ce livre-là, récit d’une tentative avortée d’assimilation de cet environnement saturé, par capture de tous les mots, slogans, messages, imprimés alentour.

Ce foisonnement, son rendu, constitue une des qualités des Grands – l’énumération des éléments du paysage urbain lacunaire dans le court extrait ci-dessus en est un bel exemple. La langue, en l’occurrence le créole de Guinée, rythme le récit, au sens littéral : elle n’est pas un ornement, un effet d’exotisme, mais ne nous quitte jamais, la langue est le liant indispensable aux relations décrites, autant qu’à notre lecture de cette terre vu par les yeux de Couto, un de ses enfants prodigues (devenu l’un de ses pères mélancoliques). Tour de force, elle n’est pas caricaturale, le trait n’est jamais trop appuyé, sans pour autant jouer de contrepieds forcenés : on y reconnaît ce qu’on connaît (ou croit connaître) : un certain rapport au temps, qui se laisse passer non sans une certaine langueur, et son symétrique, ce soudain règne du tumulte (l’ordinaire déception face aux politiques locaux ravalés par la corruption, le retour régulier des coups d’état militaires), mais cette appréhension de surface nous est donnée, accrue, en profondeur et limpidité.

De ce livre, Sylvain Prudhomme nous a confié une « chute », savoureux inédit coupé au montage, et commenté par lui - ainsi que des traces audio de ses travaux préparatoires.

Guénaël Boutouillet


Le monde des taxis se divise en deux

« I muri. Elle est morte. » Ça a commencé comme ça : l’annonce de la mort d’une femme aimée. La tristesse d’un vieil homme brusquement endeuillé. Et pendant longtemps rien d’autre que la certitude de ce début comme un choc, un ébranlement inaugural dont l’homme mettrait tout le livre à se relever. Ensuite ? Ensuite surtout le désir d’une ville aimée, d’une soirée toute simple dans cette ville, d’un homme peiné qui marche, d’un coup d’Etat qui menace, d’un amour qui renaît longtemps après. Quel amour ? quel coup d’Etat ? quel homme en train d’errer par les rues ? Tout cela en suspens encore, laissé pour après, indubitablement secondaire par rapport au mobile premier : le désir d’une certaine traversée, d’un certain espace, à une certaine vitesse, dans la peau d’un certain homme à la fois vieux et ardent, à la fois repeuplé de souvenirs par le deuil et ouvert à l’instant, aux rencontres, à la vie d’un soir. À partir de là des errances, forcément, tâtonnements, buissonnements imprévus de la fiction, mouvements d’accordéon du texte, plus court d’abord, puis beaucoup plus long, puis de nouveau amputé sévère, besoin de resserrer, de tailler dans les méandres, envie que ça file, qu’on coure au but – et tant pis pour les trente pages de considérations sur les splendeurs et misères des chauffeurs de taxis, tant pis pour les scènes de rab avec les gamins des rues, pour les paroles de chansons si belles qu’on aurait pu les citer toutes, pour les scènes chaudes qui ne l’étaient peut-être pas tant que ça. Après ? Après, l’occasion offerte ici de retourner fouiller dans les tiroirs. D’en ressortir quelques « chutes » et vérités qu’il fera toujours bon rappeler : que le monde des taxis ici-bas, et singulièrement sous les latitudes sénégalaises et bissau-guinéennes, se divise en deux, et peut-être même en trois ; que la colère se dit mieux en wolof qu’en mandingue ; et que mieux vaut parler désir en créole qu’en peul, si l’on entend obtenir quelque succès – foi de Mamadou Abdoulaye Diatta, alias « Sy le Maire », merveilleux comédien de Ziguinchor à qui j’avais demandé de me parler d’amour, et des langues pour le dire. Extraits.

Sylvain Prudhomme


Le monde des taxis se divisait en deux engeances incomparablement loties. Les heureux possesseurs d’un véhicule, qui n’avaient chaque matin qu’à payer leur carburant, parfois une ou deux réparations, une bougie, un alternateur, un pneu crevé. Et la pléthore des prolos qui devaient louer le leur à la journée, et dont le gros des recettes, parfois l’intégralité, partait dans le loyer de dix mille francs par jour à verser au proprio.

Sur ma tête je me rachète un taxi à moi et vite fait je m’arrache. Vous le voyez plus jamais Sékou, taf taf il s’arrache, sérieux.

Un soupir était venu de derrière lui.

Ramène déjà de quoi te payer le début d’un plat de riz, ça nous changera.

C’était Septimo. Il était resté silencieux jusque-là, un peu en retrait, comme à son habitude.

Vas-y Septimo qu’est-ce que t’as, avait dit Lourenço. On n’a même plus le droit de rigoler c’est ça ?

Septimo s’était étiré sur son bout de mur.

J’en peux plus de ses conneries.

Vas-y Sékou il a le droit de parler quand même, avait fait Pitche.

Septimo s’était levé. Les autres l’avaient regardé descendre les marches pour s’en aller.

T’es grave mon pote.

C’est vous qui êtes graves.

Il avait disparu au coin de la rue.

Il est grave, avait dit Lourenço.

Qu’est-ce que ça peut foutre, avait dit Sékou. Laissez.

Si ça se trouve en plus c’est celui de Nunu que tu rachètes, avait dit Pitche.

Laisse.

Si ça se trouve t’as même pas besoin de le racheter, Nunu je suis sûr qu’il te le file.

Laisse je te dis Pitche.

Qu’est-ce qu’il s’en fout Nunu. Dès qu’il en a un nouveau je suis sûr qu’il te refile l’ancien. Il est pas con Nunu, il va pas en garder deux.

Ça c’est sûr, avait dit Sékou. Deux pour quoi faire. Pour aller tous les jours courir après ses dix mille là ? Nunu c’est pas Bodian.

Qu’est-ce qu’il vous a fait Bodian, avait dit Couto en rigolant.

Tu l’as pas vu courir toute la journée après ses chauffeurs là ? avait dit Pitche.

Est-ce qu’il n’en a pas cinq à lui tout seul, de taxis, avait dit Lourenço.

Six, avait dit Sékou. Il en a six.

Six putain, le salaud.

Quand même pas six, avait dit Couto en se marrant.

Il en a six je te jure, avait dit Sékou.

Est-ce que tu l’as pas vu toute la journée là courir après ses chauffeurs pour toucher ses dix mille dix mille, avait dit Pitche. A soixante-dix ans, attends. Et les autres qui se foutent de sa gueule, qui toute la journée l’évitent, démarrent au quart de tour dès qu’ils l’aperçoivent.

Vous allez pas le plaindre, avait dit Couto.

Sérieux ils se foutent de sa gueule, avait dit Lourenço.

Attendez, vous allez pas le plaindre de pas toucher tous les jours ses soixante mille sur le dos des autres, avait dit Couto.

On le plaint pas, on dit juste que les gars se foutent de lui.

Ils se foutent de sa gueule grave, avait dit José Pedro.

À la réflexion ce n’était pas vrai que le monde des taxis se divisait en deux engeances : il se divisait en trois. Les chauffeurs locataires et leur éternelle condition d’exploités, capables à l’occasion, c’était incontestable, de filouteries sans lesquelles ils seraient depuis longtemps tous morts comme des rats. La race enviable, ensuite, de ceux qui non seulement possédaient un taxi mais avaient la sagesse de le conduire eux-mêmes. Enfin la caste des multipropriétaires assis dans leur canapé, dont les voitures écumaient la ville comme autant de machines à fric, mais qui à intervalles réguliers payaient leur prospérité d’un épuisement nerveux proche de la dépression. Le sort de ceux-là était à peine moins cruel que celui des simples chauffeurs. Si vous cherchiez dans la ville un vrai malade d’angoisse, un personnage sincèrement convaincu d’être le dindon de la terre entière, alors vous n’aviez qu’à venir trouver un multipropriétaire de taxis.

Il est trop gentil, avait dit José Pedro.

Attends, avait dit Lourenço, la dernière fois il était huit heures du matin, je le vois passer dans un taxi, pas un taxi à lui bien sûr, un autre, comme il fait toujours là pour espionner ses chauffeurs. A onze heures, je le revois, je lui fais bonjour comme ça, je rigole. Le soir à six heures je le revois qui repasse, dans un autre taxi encore. A soixante-dix ans.

C’était le douloureux lot des multipropriétaires : plus ils possédaient de taxis, plus ils avaient de chauffeurs à espionner, et plus par conséquent ils passaient eux-mêmes d’heures à l’arrière de véhicules en pire état que les leurs, à comptabiliser le nombre de clients embarqués par chaque chauffeur, à guetter la désinvolture plus ou moins grande avec laquelle chacun claquait le coffre et les portières, tapait à cinquante à l’heure dans les nids de poule, chargeait dans le coffre une caisse de poisson dégoulinante de jus, acceptait ou pas une course au fin fond d’un quartier inondé, faisait ou non un long détour pour éviter d’avoir à passer devant la maison du patron de peur de le rencontrer et d’avoir à lui payer la semaine en retard. Existence de flic perpétuellement aux aguets qui les plongeait dans une paranoïa dévorante, faite d’insomnies, de suspicion, d’interminables filatures dans l’attente d’un flagrant délit qui, lorsqu’il se présentait enfin, plus énorme que tout ce qui leur avait semblé imaginable, les faisaient passer à deux doigts de la syncope, rentrer chez eux un peu plus furibards et épuisés encore, leur espérance de vie rabougrie comme jamais. Le soir venu quelques-uns des types venaient vous verser un bout de loyer en se lamentant que la journée n’avait pas été bonne – et c’était jour de chance si depuis le matin nous n’aviez pas dépensé le double à les pister.

C’est des enfoirés, avait dit José Pedro, révolté comme s’il avait possédé lui-même une flotte entière de taxis. Et à la fin ton taxi ils te le rendent, il est bon à mettre à la casse.

Bodian avait raconté à Couto la fois où il était passé le plus près de l’infarctus. Il venait de commander deux mille francs de viande grillée avec sa femme dans une dibiterie. Il avait vu deux de ses chauffeurs arriver avec des filles et s’asseoir à une table voisine. Il n’avait rien dit, s’était un peu reculé dans l’obscurité pour que les types ne le voient pas, avait regardé ce qu’ils commandaient en disant d’avance à sa femme tu vas voir, on va rigoler. Il racontait ça bien fier : comment il les avait entendus commander chacun le double ce qu’il avait lui-même pris, deux fois quatre mille francs du meilleur agneau, de vraies rations de notaire. Comment il les avait laissés faire les beaux devant les filles, manger jusqu’à plus faim, commander et recommander des bières pour quatre. Comment il avait retenu le geste de sa femme lui disant va les voir, attendu patiemment que les types s’en aillent avec les filles au bras. Et comment le lendemain il leur était d’un coup tombé dessus quand ils étaient venus s’excuser de ne pouvoir lui donner que cinq mille.

La tête de Bodian était ainsi faite : non ses chauffeurs n’avaient pas le droit de dépenser plus que lui en viande. Non un pauvre type croulant de dettes ne pouvait pas s’amuser tout d’un coup à bâfrer, non ce n’était pas un divertissement qui lui était permis, pas même un soir dans sa vie.

Quelques sons :

Mistiu

J’ai envie de toi en wolof

Wolof vs mandingue

Le wolof pour les insultes

Sylvain Prudhomme


Zé et Armando (du mama djombo) autrefois.


Un entretien (avec Guénaël Boutouillet, médiathèque de Châteaubriant, 245 février 2015)


(Sylvain Prudhomme, Les Grands, L’arbalète-Gallimard, août 2014, ISBN 9782070146444 )

3 décembre 2014
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