Un don en retour du néant, par Ricardo Menéndez Salmon
Enfants dans le temps de Ricardo Menéndez Salmon, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, a paru aux éditions Jacqueline Chambon.
Parce qu’une vie humaine se construit à travers le temps, ses épreuves et leurs passages.
Premier temps, « la blessure » : Antares et sa femme Elena, en couple depuis quinze ans, perdent leur petit garçon.
En vingt chapitres brefs — le premier récit fait moins de soixante pages —, Ricardo Menéndez Salmon coupe le souffle. La beauté et l’effroi portés à égalité par le style affûté de l’auteur. « Antares sut alors que même si on le désire très fort, on ne peut nommer l’innommable. »
Jouant avec l’identité en miroir de son personnage, un écrivain, un double en quelque sorte, il nous fait éprouver ce qui n’a pas de nom. Sans langue, la douleur resterait inaccessible, incertaine.
Je pourrais citer beaucoup de ses phrases sur l’amour, la peur, la souffrance, la mémoire, la survie, la perte, la désaffection, la solitude, la pitié. Des phrases dont la lame tranchante nous renverse, nous met sens dessus dessous. Une férocité telle une lumière aveuglante. La sensation d’un cœur sur le point de se rompre. Il nous fait approcher de ce « monde sans foi ni loi dans lequel la perte d’un enfant vous jette ».
Ricardo Menéndez Salmon n’est pas le premier à écrire sur ce sujet, mais, je me dois de le dire, c’est la première fois que je ressens physiquement la sauvagerie de la chose, que, n’ayant pas vécu si terrible expérience, je suis pourtant jetée au bord d’un trou sans fond, bouche sèche et dents serrées.
La mort de l’enfant met à nu une autre douleur, la solitude. Elle brise l’union d’Antares et Elena. Est-ce qu’on peut partager une perte pareille ? Qu’est-ce qu’elle réveille et révèle de l’histoire de chacun ? L’écrivain a choisi de mener la douleur jusqu’à la dissolution de tout amour. La façon dont il la met en scène finit d’incendier les pages. « Bienvenue dans le pire des mondes. »
L’auteur n’épargne pas la littérature. Vitale pour le père écrivain, elle est fatale pour la mère qui ne l’est pas. « Un jour tu écriras sur nous, sur ce moment. Tu mettras des mots sur tout ça, sur toute cette ruine, sur cette merde que nous sommes en train de devenir, et tu auras le sentiment d’être quitte envers moi, envers toi, envers notre enfant. Et moi je te haïrai pour cela. »
L’effroi s’ajoute à l’effroi. On a envie de poser le livre, mais le titre du deuxième récit, « La cicatrice », nous fait continuer. L’auteur invente une enfance à Jésus. Une parabole pour exorciser la réalité ? Non. Un don fait en retour d’une perte. Offrir à Jésus le trésor d’une existence brève, dont ne nous a été transmis que le sacrifice. Toujours de brefs chapitres ordonnés autour de l’alphabet hébreu.
Deux enfants au cœur du récit, Jésus et une petite Romaine, Lavinia. Deux mondes ennemis que l’enfance réunit. L’amour de deux gamins, fragile et doublement menacé. Ce qui frappe hors de toute raison humaine, la maladie incurable de Lavinia. Et le fruit des raisons humaines — ou faut-il dire d’intérêts divergents ? —, la condamnation de Jésus.
La fable est encore autrement subtile. Vérité de Jésus pour les croyants, mythe pour les non-croyants, Ricardo Menéndez Salmon nous fait entendre que fiction et réalité, langage et vécu, témoignage et imagination sont le propre de l’espèce humaine. Si nous ne tissons pas la vie par la fable, par une quête de compréhension, une tentative d’interprétation, la vie est juste impossible à vivre. Et nos choix sont aussi miraculeux que meurtriers.
Le dernier récit a un drôle de titre « La peau » et, en tant troisième volet du triptyque, sa signification porte le poids d’une résolution.
Les chapitres reprennent le compte là où le premier récit l’avait laissé. De XX à XXX, en chiffres romains. Il s’ouvre sur l’île de Crète dans une lumière solaire. Sur une femme dont le prénom sera révélé deux chapitres plus tard, Helena. Elle est enceinte. Dans ce pays qui répond aux oracles et qui questionne les fondements de la civilisation européenne, elle est venue chercher une réponse : doit-elle ou non garder cet enfant qu’elle mettra au monde seule ? Question originelle. Question vitale. Le vieil homme qu’elle rencontre, Antonio, vit seul sur cette île depuis des décennies. Il n’a pas pour habitude de fraterniser. Mais entre ces deux-là, un lien secret existe, qui n’est pas personnel, mais intime parce qu’il est le lien universel. Vie et mort. Ou bien mort et vie.
Je ne vous livrerai pas la clé de « La peau ». La splendeur des paysages, la délicatesse de la relation entre le vieil homme et la jeune femme, « l’espace d’une possibilité, une trajectoire entre mille autres », c’est ce qu’a choisi de peindre Ricardo Menéndez Salmon dans ce dernier récit.
C’est un livre de deux cents pages qui ouvre des pans entiers de notre conscience. Un très grand livre.