Une petite exposition monumentale
l’art contemporain de Georges Perec
musée des Beaux-Arts de Nantes
« Regarde de tous tes yeux, regarde »
Anamnèse, Conquête de l’ubiquité, point stratégique, locus qui ne rappelle rien qu’un blanc dans le carré, topos des pratiques artistiques actuelles, l’exposition « Regarde de tous tes yeux, regarde » conçue et réalisée par Jean-Pierre Salgas au musée des Beaux-Arts de Nantes, regarde de tous ses yeux une liste d’artistes.
Cette remarquable exposition construit littéralement un « monument » sur un lieu commun de la fin du XXe siècle et du début du XXIe et ouvre un trou de mémoire pour lire un extraordinaire ensemble d’œuvres d’art tissé de résonances perecquiennes.
— Dans paris.art l’ article d’André Rouillé « L’art contemporain de Georges Perec » est une excellente introduction à l’exposition. Lire aussi la contribution au catalogue de l’exposition (éditions Joseph K.) du rédacteur en chef de la regrettée La Recherche photographique : « l’autre photographique de l’art ». (Cf. liste des lectures ci-dessous.)
J’essaie de regarder de manière « infinitivement » plurielle, comment avec cette exposition « Regarde de tous tes yeux, regarde » une disparition a lieu à l’intérieur du patio [1] de l’édifice inauguré en 1900 (à Nantes jusqu’au 12 octobre, l’exposition » sera ensuite regardable à Dole.)
Décidément, au musée des Beaux-Arts de Nantes, « rien n’a jamais lieu que le lieu » : la ville du Lieu Unique a déjà montré des liens entre les littératures et les arts du début du XXe siècle avec la non moins remarquable exposition L’Action restreinte, conçue et réalisée par Jean-François Chevrier en 2005 : « L’art moderne selon Mallarmé ». Dans un autre cadre d’exposition, la Vieille Charité à Marseille en 1993, Bernard Blistène, impressionné par Kurt Schwitters, avait intitulé son territoire de recherche et d’écriture d’exposition
« Poésure & Peintrie ».
Ces deux expositions de Nantes « identiques en leur fond » (Klee) et cette dernière référence fondent un fonds commun de la série de chroniques qui commence maintenant : “Bibliothèques artistes” .
d’espérer enfermer dans
le simulacre d’un membre fantôme »
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance,
Gallimard, L’Imaginaire, 1993, p. 111.
Je ne me souviens pas de l’angle inférieur gauche du patio du musée des Beaux-Arts de Nantes. La mémoire est extraordinairement sélective : des petites dents ont grignoté ce coin d’espace à la manière de « la petite fille mordant dans un coin de son petit-beurre sur l’image du couvercle d’une boîte à biscuits ». Lieu unique, Double Bind [2] , bel exemple de double couvercle ou “double couverture”, selon les mots de Bernard Magné.
« Vous connaissez Bernard Magné ? » demande Georges Perec lui-même, avec une légère inclinaison de la tête vers la gauche. Le commissaire scientifique de l’exposition « Regarde de tous tes yeux, regarde » a naturellement sollicité Bernard Magné pour écrire un article du catalogue : « Georges Perec : une autobiographie desmodromique ». Professeur particulièrement (e)méritant qui œuvre et a œuvré toute sa vie, avec les plus radicales exigences intellectuelles, à partir de tout l’œuvre écrit et dit de Georges Perec, auteur du petit livre monumental aussi intitulé Georges Perec (Cf. liste des lectures ci-dessous) et d’une multitude d’inventives études et de rigoureux travaux perecquiens, savait par anticipation que les cheminements de certains regardeurs à l’intérieur de l’exposition dessineraient une sorte de monument carré ouvert à l’angle inférieur gauche, proche de la forme de la lettre « gammeth ou gammel ».
« Truc tout à fait extraordinaire » [3], comme l’a remarqué Georges Perec en apprenant la « coïncidence sublime » mise au jour par Bernard Magné entre la figure et la procédure centrales de La vie mode d’emploi et la forme de la lettre hébraïque liée au premier souvenir d’enfance de l’écrivain du “romans”. « Il aurait été fastidieux de décrire l’immeuble [du 11 rue Simon-Crubellier] étage par étage et appartement par appartement. » Après de longs « tâtonnements, d’une manière plutôt miraculeuse », le processus formel emprunté au jeu d’échecs de la “polygraphie du cavalier” fut appliqué.
Force est alors de constater que les miracles font parfois bien les choses, comme le remarque encore l’ingénieux “Soigneur de gravité” qui découvre l’écriture desmodromique « c’est-à-dire une écriture dont le parcours est déterminé par une contrainte » : il aurait été fastidieux aussi de décrire l’exposition pièce par pièce .
Une soupape desmodromique n’entre jamais en collision avec le piston, y compris lors d’un déphasage occasionné par la rupture accidentelle de la courroie de distribution. Une rupture constitue un événement difficile à prévoir et très dépendant des conditions d’environnement : fatigues, usures, pollutions diverses et bien des choses beaucoup plus terribles encore.
L’œuvre de Tatiana Trouvé s’appuie sur un “romans”. Le BAI de 1999, installation, scotch, plexiglas, poinçons, papier, carton, métal, bois,
Matrice à fantômes et quatre fantômes dont un siamois [4] délivre une sorte d’ “autobiographie desmodromique”. Ce caractère évite l’affolement de la Matrice même s’il ne peut empêcher les Quatre fantômes (et le Siamois) de se heurter. Le Bureau des activités implicites demandait aussi sans cesse à l’artiste de nouvelles opérations de réglages pour que son mécanisme fonctionne. Depuis Airs de Paris, la série des “Polders” prévient toute panne centrale ou accident fatal quand il arrive quelque chose en s’étendant artificiellement dans des territoires gagnés sur la mémoire. Une épidémie de souvenirs d’enfance contamine l’espace et libère de l’air du temps.
Le locus [de l’art ] de la mémoire ne relève plus de l’ insuffisance de celle-ci mais du reflet de celle-là dans les petites choses : « Mon paletot aussi devenait idéal ... » Ainsi, Tatiana Trouvé construit-elle de petits édifices où l’œil voit physiquement ce que l’imagination de l’artiste conçoit mais que le regard ne perçoit qu’en appelant le souvenir.
« Come prima … », chante l’artiste née en Italie. Tout projet commence par une histoire. Par manque de matière, l’histoire échappe à l’historicité. Déplacement physique, mental et virtuel, passage d’un côté du carré à un autre : amore mio (côté « le romanesque »), amore mio (côté « l’autobiographique »), amore mio (côté « la règle du jeu »), amore mio (côté « le quotidien »). Le souvenir d’une autre exposition [5] recouvre la chanson d’amour dans ma mémoire, mais ne la fixe pas. Un mouvement lyrique guide mes pas. Mon amour s’accomplit là, au croisement de la Règle du jeu et du Quotidien, pour « faire [un] blanc [dans] le carré ». Les expositions actuelles sont finalement aussi des fabrications de structures dont les regardeurs peuvent bien faire ce qu’ils veulent.
À la lettre, un monument se dresse. Indéfiniment ouverte et offerte à une multitude de choses oubliées, une lettre hébraïque fait un monument. Entre le permanent et l’éphémère, j’oublie ce dont je me suis souvenue et je vois en pleine lumière le bel absent. La perception de Bartlebooth devant les pièces du puzzle était bousculée par l’espacement entre deux dimensions. Une forte émotion bouscule mes sens.
« 4 between 3 and 2 » [6] : la quatrième dimension s’insère entre les pages du “romans” que je lis et relis sans cesse et montre ce qui d’habitude ne se voit pas. Je suis à Nantes : « La marque même du petit-beurre [me] rappelle que c’est bien de lecture qu’il est ici question » (Bernard Magné) et d’une boîte en fer blanc, manipulation homophonique que La Boîte-en-valise, au centre de l’exposition, désigne come prima.
Chaque ajout dans la boîte parfait l’encombrement pour voir. Toutes les choses désignées sont à la fois montrées et cachées. À la limite extrême des œuvres exposées, dans leurs interstices et surtout dans leurs relations, le mystère simple et complexe de la présence de Georges Perec ne se laisse pas enfermer : « sans doute vain d’espérer enfermer [un écrivain] dans le simulacre d’un membre fantôme ». Pourtant une chose inframince dessine l’espace : il n’y a ni commencement, ni fin, il n’y a plus de passé, il n’y a plus d’avenir, Aujourd’hui, hier, ou il y a longtemps... simplement ça dure.
— « Regarde de tous tes yeux regarde », l’art contemporain de Georges Perec , catalogue d’exposition, Joseph K. / Musée des beaux-arts de Nantes / Musée des beaux-arts de Dole, Nantes, 2008.
— Bernard Magné, Georges Perec, Nathan, Paris, 1999.
— De Perec etc., derechef, Textes, lettres, règles & sens, Mélanges offerts à Bernard Magné, recueillis et présentés par Eric Beaumartin et Mireille Riblière, Joseph K., 2005.
— Bernard Magné, Perecollages 1981-1988, Presses Universitaires du Mirail-Toulouse, 1989.
— Jean-Luc Joly, Les plasticiens contemporains sont perecquiens, 2005, Le Cabinet d’amateur,(inédit).
— Tous les Cahiers Georges Perec, Le Castor Astral éditeur.
— David Bellos, Marcel Bénabou, Bernard Magné, Georges Perec et le renouveau des contraintes, Formules N°6, Noesis, avril 2002.
— André Rouillé, La Photographie en France, Textes & Controverses : une Anthologie 1816-1871, Macula, 1989.
— André Rouillé, La photographie, Folio essais inédit, 2005.
— Jean-Pierre Bordaz, Elie During, Tatiana Trouvé, Coll. Espace trois-cent-quinze, Éditions du Centre Pompidou, 2008.« Le nouveau parcours de la collection permanente du MAC/VAL
“Je reviendrai” est accessible depuis le 15 août. »
Tatiana Trouvé
Il est arrivé quelque chose
03 juin - 31 juil. 2005,
Paris. Galerie G.-Philippe & Nathalie Vallois.
Tatiana Trouvé, prix Marcel Duchamp 2007,
Espace trois-cent-quinze,
25 juin - 29 septembre 2008, Centre Pompidou.
Tatiana Trouvé, aujourd’hui, hier ou il y a longtemps,
12 mars - 11 mai 2003, CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux
[catalogue par Elie During et Maurice Fréchuret]
[2] double contrainte
Tatiana Trouvé
"Double bind" Palais de Tokyo 2007
Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin
[3] Les processus créateurs mis en œuvre par Tatiana Trouvé, artiste présente dans l’exposition de Nantes, relèvent aussi du « truc tout à fait extraordinaire » : inventaires, classifications, codifications, réorganisations des “Modules”, lieux de travail et de concentration, etc.
Tatiana Trouvé, Sans titre, 2007
[4] Il est arrivé quelque chose, imposssible de trouver une reproduction de « Matrice à fantômes ... », œuvre présentée dans l’exposition à Nantes.
Sans Titre (muselière rose), 2005. Technique mixte. 58 x 63 x 45 cm. semble assez explicite pour momentanément s’y substituer
[5] Exposition Richard Baquié, capc Musée, Bordeaux, 1997
Richard Baquié, Fixer, 1994 ;
Tout projet commence par une histoire (Come prima), R.Baquié, 1985, est l’oeuvre exposée à Nantes.
[6] « 4 between 3 and 2 », Centre Pompidou, Espace 315,
©Tatiana Trouvé, ph. Marc Domage,
sans titre, série Rémanence