Yves Charnet, Dans son regard aux lèvres rouges, extraits
Yves Charnet revendique hautement le terme d’autofiction pour qualifier son écriture qui, de livres en livres, fait face au chaos de l’existence et des sentiments. Le nouveau récit d’Yves Charnet est une histoire d’amour, d’adultère et de rupture, une aventure sentimentale douloureuse, cousue de chansons françaises que l’auteur aime tant.
L’écriture du récit s’est déroulée sous nos yeux, au fil des mois. Ceux qui suivent l’auteur de La Tristesse durera toujourssur son compte facebook ont pu découvrir le déroulement du texte, ses repentirs, ses sources, ses interrogations, ses évolutions et ses changements comme les mouvements de son titre : du titre de travail Romy ou Romybook, au premier titre Oblivion jusqu’au titre final Dans son regard aux lèvres rouges du livre qui sera publié aux éditions Le Bateau Ivre.
C’est l’histoire d’une rencontre et d’un amour qui s’échappe, d’une aventure aussi charnelle que sentimentale, racontée au plus près des émotions. On y lit tous les froissements, ceux des corps, des désirs et des sentiments qui basculent et se déchirent. SR
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Extrait 1
Elle était arrivée avant toi. Le vendredi 26 juin 2015. Elle discutait avec un jeune vendeur. Devant les rayons de littérature française. Romy recherchait un livre de Pierre Charras. Marthe jusqu’au soir. Romy ne resterait pas jusqu’au soir. Temps compté. Elle était éblouissante. Dans une robe noire au dos nu. Romy portait souvent des robes décolletées. Des robes décolletées jusqu’à l’indécence. C’était le même ravissement. La même fascination. Romy avait, par sa seule présence, le pouvoir d’enchanter ton espace. Le pouvoir souverain, perpétuel. Tu ressentis le même choc. Comme un coup porté contre tes poumons. Violente commotion dans la poitrine. Romy vit que tu l’avais vue. Encore en conversation avec le vendeur. Tu avanças vers elle. Dans son regard. L’air tremblait. Tes mains aussi ; ton cœur. Le regard de Romy t’aspirait. Son regard aux lèvres rouges. Vous aviez soudain été très près. L’air comme une autre chair entre vous. Votre amour éclaboussait cette scène. Le jeune vendeur, les livres de tous formats, toutes couleurs ; le vide entre nos deux visages. Pendant toute la demi-heure que dura ta lecture publique tu avais sous les yeux les cuisses nues & bronzées de Romy. La peau douce au-dessus des seins blancs ; juste à la lisière de sa robe noire largement échancrée sur le devant. Elle était assise au deuxième rang. Presque en face de toi, sur la droite. Tu lisais ces pages vibrantes. Les chapitres 9 & 10 de Port-Soudan. « La mort même des amis, des parents, ne laisse pas aussi détruit que la trahison. » La destruction, la trahison. Tu avais tout de suite choisi ce poignant récit d’Olivier Rolin pour participer aux mises en voix qui fêtaient l’anniversaire de la librairie Ombres Blanches. « 40 livres pour 40 ans ». Romy avait l’âge de la librairie. Plus un an & trois mois. Tu lisais. Les mots comme des mains dépliéees ; papiers découpés de Matisse ; oiseaux en plein vol. Tu lisais pour Romy ce récit d’une trahison amoureuse. Les mots comme des mouettes, des mouettes criardes & désespérées. Tu retrouvais, d’un seul coup, la femme que tu aimais tant. Son corps presque à l’abandon pendant ma lecture ; sa sulfureuse façon d’être une femme offerte. Tu n’as pas peur de t’exprimer lourdement. Bataille dans Le Bleu du ciel. Tu n’as pas peur d’être vulgaire. Selon un provoquant précepte de Picasso. Tu demandais souvent à Romy, au début de vos relations charnelles, de ne pas avoir peur de sa propre indécence. De la virulence inconnue de son désir pour toi. Elle aimait que tu lui montres certains dessins. Les dessins érotiques de Picasso ; les pires croquis d’Egon Schiele.
Extrait
Lyon, 13 août 2015.
J’ai continué de croire, et tout cet été, que Romy finirait par me revenir. Contre tout bon sens. C’est ça, la croyance. Cette connerie lyrique ; une machine à chimères ; cotillons & serpentins. C’est pareil, à la fin. L’amour, la révolution ; ces énormes machins sublimes. C’est rouge. Toujours plus rouge. Ça vous promet de changer la vie. Chant du nouveau départ. Les amoureux ont la foi chevillée aux cheveux. Leur dieu de pacotille, leur fétiche en toc. Avec le temps rien ne s’en va. Rien, ni personne. Et je traîne, ce soir, comme traînent les chiens. Chambre d’hôtel à Lyon. Ce n’était même plus un amour. Tout juste un adultère. Il y a de quoi mourire aux larmes. Tout ça pour ça. De vous à moi, vous m’avez eu. Madame Ouine. Ce surnom romanesque allait bien à votre démoniaque irrésolution. Vos infernales ambiguïtés. Ce n’était qu’une crise de la quarantaine, et des plus ordinaires. Quelle blague. Chaque idylle contient son blasphème. Chaque idéal son spleen. Notre aventure n’était que votre recherche d’un second souffle. L’usure de votre couple à recoudre. Tu n’auras servi qu’à ça. Ce ravaudage de dernière minute. Ce n’est rien d’autre le retour du conjugal. Rien qu’un bête retour de la Bête au bercail. Comment continuer. Avec ce cœur volé. Tu es comme M. de Nemours. Après la scène du portrait, à Coulomiers. « Mais voyant qu’on fermait toutes les portes, il jugea bien qu’il n’y avait plus rien à espérer. » Plus plus rien. Tu regardes enfin les choses comme elles sont. Dans cette chambre d’hôtel sur la route de Nevers. Vous étiez presque Romy. Presque la femme de ma revie. C’est comme ça. Chacun ses plaques à la roulette. De vous à moi vous m’avez plaqué. Mon Namour. À part ces petits portraits je n’ai vraiment plus rien à faire. Dérisoires portraits de notre passion en travers du cœur. À cinquante bien sonnés le désir t’aura donc inspiré de nouvelles bêtises. Aimer Romy ; écrire ce bouquin. Elle aura vraiment mis le feu à ta vie. Cette fille en vrac. Son style, c’était son cul. Comme dans une chanson de Ferré.
Extrait 3
La nostalgie d’Orphée.
Je ne sais pas pourquoi je jette encore ces os aux chiens. Les os de nos plus beaux souvenirs. J’aurai donné mon âme pour le miel de cette sensation. Ce miel & ce lait sur votre langue. Il y avait dans tous vos vêtements comme un parfum d’enfance. Les parfums d’une enfance évaporée. Que vous étiez belle. Romy, mon amie. Vos yeux étaient deux mouettes. Deux mouettes bleues ; deux mouettes vertes. Au moment de vous dire adieu comme le cœur me fend. Bye Bye Blackbird. Revoir votre visage réveillait, à chaque fois, un vertige merveilleux dans les gouffres de mon désir. Comme un brusque ressac. Je touchais votre chair comme on touche au port. Et merde. Il n’y a rien d’obscur, à la fin, comme l’amour. Ses inconcevables renaissances. Je n’aurai rien pigé. Pigeon de mes propres intrigues. Toutes les femmes sont des îles. Des îles lointaines, inhabitables. Peut-être ai-je perdu Romy pour ne pas l’avoir laissée trouver toute seule sa place. Sa place de femme dans mon capharnaüm. Peut-être n’ai je pas su prendre cette amante pour l’énigme qu’elle était. Dans sa singularité la plus absolument déroutante. Peut-être n’ai-je pas su briser, au moment voulu, le miroir qu’elle tendait encore à mon narcissisme. Mon incurable narcissisme. Peut-être resterai-je jusqu’au bout incapable d’une sortie. D’une authentique extase pour autrui. Qu’ai-je su, pendant notre fulgurante passion, de l’existence de Romy. De sa véritable existence. J’étais tout à ma contemplation du monde. Métamorphoses de son passage enchanté. J’aurai de nouveau vécu quelques mois dans les voisinages du sublime. Fasciné, une fois de plus, par la mascarade féminine. Peut-être n’ai-je pas su m’abandonner assez à cette femme qui devait finir par m’abandonner. À son intraitable altérité. Mes doigts d’aveugle retoucheront-ils ses seins, sa bouche, son sexe. Colin-maillard des amours qui n’en finissent pas de remourir. Peut-être l’écriture obstinée d’un bouquin, depuis notre rupture, n’obéit-elle qu’à cette loi. Cette folie de retenter ma chance. J’ai toujours aux lèvres ces vers d’Apollinaire. Dans Alcools. Et sur le Pont des Reviens-t’en, si jamais revient cette femme. Cette femme prise en flagrant délit de théâtre & de séduction. J’aurai tant voulu la convaincre de brûler ses ailes. L’incandescente réalité du devenir. J’attendais en vain que Romy se jette à corps perdu dans ce brasier. Tous les faux-semblants de son être enfin réduits en cendres. Quelque chose en elle renâclait devant l’inconnu de la vie. Devant l’avenir insu. J’espérais, surtout, que nous saurions tenir tête ensemble au funeste théâtre des passions. Pour parvenir, au bout de notre traversée, jusqu’à des rivages plus reverdis. J’espérais de tout mon cœur que nous vivions une sorte d’initiation à l’amour. De tout mon cœur naïf & sentimental. J’espérais que nous finirions par débarquer sur une île. Une île aux mimosas ; une île entre le ciel & l’eau. Je confondais les chansons sur les îles. Celles de Serge Lama, celle de Barbara. J’avais tellement besoin qu’elle m’aime. Romy.