À pas de géant
Gérard Cartier, une lecture de Vider les lieux d’Olivier Rolin (Gallimard, 2022)
La façade bourgeoise de l’immeuble, au cœur du VIe, cache un bâtiment vétuste, non entretenu, peuplé d’êtres chimériques, tels ces squatteurs d’extrême-gauche réunis en « Commune libre » qui ébranlaient la nuit les plafonds de leur malheureux voisin ; ou ces deux vieilles sœurs vivant de fonds de poubelles au milieu d’un capharnaüm, attirant les esprits et chassant les souris au moyen de clochettes thibétaines, atteintes de « syllogomanie », cette folie dont les plus célèbres représentants furent les frères Collyer, dont l’un mourut écrasé chez lui, dans un tunnel creusé dans l’effroyable masse de déchets qu’il y avait accumulés (et Rolin se demande s’il n’a pas tendance « à concevoir de plus en plus l’écriture comme une forme particulière […] de syllogomanie… »), son frère invalide y mourant bientôt de faim. L’appartement lui-même n’est qu’un entresol bas de plafond, les planchers gondolent, les plâtres s’écaillent, l’équipement tient de la brocante d’Emmaüs ; mais le quitter après trente-sept ans est un déchirement. C’est là, arpentant les tomettes bossuées, qu’Olivier Rolin a écrit son œuvre ; tout y parle, jusqu’aux fenêtres, qui donnent en face sur celles où se profilait jadis « une femme que j’aimais et qui m’aimait, et qui souvent traversait la rue en pyjama, le matin […] pour venir me visiter. »
Quoique une inclination le porte au « dépouillement monacal », son appartement héberge un fouillis de vieilles choses, journaux, papiers administratifs, documents pour d’hypothétiques romans, lettres de correspondants (de correspondantes surtout) par milliers, timbres de pays lointains ou disparus (l’URSS) et d’un pays perdu, celui d’où vient Rolin et nombre de ses lecteurs, « qui n’était pas encore un agglomérat de ’territoires’ mais une mosaïque de provinces dont l’histoire remontait à des siècles très anciens », et toutes sortes d’objets hétéroclites semés jusque sur les rayons de la bibliothèque, qu’il faut soumettre au Jugement : les jeter ou les emporter, comme Pharaon « sur la barque solaire », dans l’au-delà de la rue de l’Odéon. L’occasion est de celles que Rolin affectionne. Il réveille le passé qui sommeille en chacun d’eux et vagabonde en esprit. C’est la méthode exemplifiée par Extérieur monde, sinon qu’au lieu de feuilleter ses carnets de voyage (ou bien, dans L’invention du monde, les quotidiens du globe d’une même journée), il interroge les objets qui l’entourent. Ainsi de deux vieux fusils rapportés d’Aden dont son imagination s’était emparée, les ayant associés à Rimbaud et à Ménélik, ce qu’il corrige ici en invoquant Faysal et Lawrence d’Arabie… Ainsi aussi d’une statue du curé d’Ars volée à un ami, qui nous vaut une vision drolatique : le jeune Rolin au volant de sa décapotable, braillant La Jeune Garde, ivre, mais regagnant indemne sa banlieue, « l’un de ces miracles posthumes du saint dont les pieds dépassaient hors du coffre arrière », scène qui rappellera aux lecteurs de Tigre en papier l’extraordinaire récit de l’enlèvement du général Chalais.
Déménager, c’est surtout devoir encartonner sa bibliothèque. Les livres touchent au plus intime. À mesure que les planches se dégarnissent, la mappemonde se remplit d’images, des paysages « sortent des pages », moins ceux des romans que ceux des lieux (notés sur la page de garde) où ils ont été lus, qui appellent à leur tour d’autres livres en un long « coq-à-l’âne de la mémoire » : ouvrant un roman de Jünger, voilà Rolin transporté en Patagonie, jeté de là dans Calvino, puis Sábato, qui le dépose à Buenos Aires, où il rencontre Bioy Casares… Sa bibliothèque est classée par ordre alphabétique, mais les Russes ont droit à leurs propres rayons et, ce qui ne surprendra personne, la Russie vient sous ses doigts à toute occasion. Une édition populaire du Grand Meaulnes lui rappelle Oust-Kout, le sinistre bled où il l’a achetée et les vastes étendues de Sibérie traversées en le lisant, de Komsomolsk-sur-l’Amour à Vanino, le port d’embarquement des déportés pour la Kolyma. Si, comme il l’écrit, « il y a des livres qui [lui] donnent des fourmis dans les jambes », lui nous donne envie de livres qui nous avaient jusqu’ici mystérieusement échappé, et d’en relire certains qu’on a oubliés – La Puissance et la Gloire de Graham Green par exemple, dont on reconnaît la couverture « incroyablement kitsch » d’une édition bon marché de notre adolescence. La bibliothèque vide, un trésor apparaît :
Ce sont de vieilles cartes marines au format grand aigle, au trait merveilleusement précis, aux camaïeux de gris marquant les reliefs, toutes mouchetées des chiffres très fins des lignes de sonde, l’une des atterrages de Lisbonne et de l’estuaire du Tage, l’autre du « golfe d’Adalia et de la côte de Caramanie » en Turquie. J’en avais tapissé ce pan de mur il y a trente-sept ans, elles avaient ensuite été recouvertes par cette partie de la bibliothèque et je les avais complètement oubliées. Les livres ont imprimé leur fantôme sur le dessin, le papier a pris des teintes ambrées de vieux parchemin, des taches d’humidité ancienne y font comme de légers nuages. Des vues de côtes dessinées avec une extraordinaire finesse montrent en cartouche le fort de Bugio, les montagnes du côté de Sintra, les murailles et les minarets d’Adalia (aujourd’hui Antalia). L’apparition de ces cartes me fait l’effet d’un miracle car j’ai déjà l’idée d’écrire une sorte d’adieu à ce lieu où j’ai passé tant d’années de ma vie, mais ce projet est encore vague, plus sentimental que réfléchi, et voici que ces rivages découverts par la disparition des livres, marqués par leur empreinte, me font comprendre ce que je veux faire : retrouver le monde, désormais interdit, à travers les objets et les livres que je suis bien malgré moi obligé de déranger de leur paisible séjour pour les mettre en cartons. Le démontage de mon appartement va être une invitation au voyage.
L’écrivain, le voyageur, l’amoureux mal-aimant (tant de regrets de livre en livre, ici l’Ouria de Port-Soudan, entre autres), n’est pas le seul habitant de ces pages. Outre nombre d’anonymes parfois hauts en couleurs, quelques personnages étranges s’y agitent un instant, à l’image des frères Collyer ou de Thomas Paine, corsaire anglais, révolutionnaire français et ingénieur américain, dont une plaque entre les deux fenêtres de l’écrivain rappelle qu’il a vécu là. Mais les plus attachants sont deux membres de la famille Rolin. Son père d’abord, qui fut médecin-capitaine en Afrique et nourrissait alors un désir paresseux d’écriture, que ses fils n’ont découvert qu’après sa mort. Les extraits de son journal témoignent d’un beau talent ; mais plus tard, participant à la campagne d’Italie, ses écrits se réduisent aux messages réclamant les moyens de soigner les blessés. C’était, écrit son fils, « un adieu aux lettres, ou plutôt au désir des lettres, pour quelque chose de plus grave ». Et lui vient cette pensée troublante : « Nous avons hérité de son désir, ou bien l’en avons dépouillé par notre existence, je ne sais » Le second est son oncle maternel, un jeune officier de marine tué au début de la guerre d’Indochine. Des décennies plus tard, Olivier Rolin retrouvera sa maison dans un village du delta du Mékong, aventure déjà racontée dans Tigre en papier, où cet oncle devient le père du narrateur. Jamais jusqu’ici l’histoire familiale n’avait été évoquée aussi précisément.
Vider les lieux, c’est enfin perdre la rue de l’Odéon, « la grand-rue du village des lettres », où passèrent tant d’écrivains fameux. Près du 10, où habitait Rolin, se trouvait au 12 la librairie Shakespeare and Company de Sylvia Beach, la première éditrice de Joyce, « un des écrivains qui [lui] ont donné le désir d’écrire » ; outre « le Grand Héron », le lieu était fréquenté par tout ce que Paris comptait alors d’écrivains anglo-saxons, Ezra Pound, T. S. Eliot, Scott Fitzgerald, Hemingway, etc. En face, au 7, était la Maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier, qui a vu passer toute la littérature française du temps, d’Apollinaire à Claudel et à la « tête d’élégant cheval » de Valéry – et Rolin, chassé des lieux, se sent « comme le rejeton ruiné d’une vieille et grande famille qui ferme la maison ancestrale ».
Toute rupture est l’occasion d’un retour sur soi. Pas de bilan ici, mais une rêverie mobile, désenchantée quant au monde actuel, assez mélancolique quant au passé (« Une vie est comme un arbre sur les branches duquel frémissent des centaines de feuilles qui sont d’autres vies rencontrées, mais il y en a tant que le vent a emportées… »), mais au final plutôt heureuse. Lisant ces pages digressives, aux phrases souvent amples, semées de bonheurs d’écriture (« des nandous se carapataient sur leurs échasses cagneuses »), alliant récits et commentaires, on ne peut s’empêcher de penser à Chateaubriand, d’ailleurs souvent cité. Olivier Rolin en est une sorte de lointain petit-neveu, un neveu nourri de Joyce et de Claude Simon, qui mêle l’ironie – et l’autodérision – à la mélancolie (« …tonalité dont je confesse qu’elle a, s’agissant de littérature, ma préférence ») et qui, rebelle à toute chronologie, parcourt sa vie à l’aventure, à pas de géant, construisant un livre « madréporique, infiniment ramifié, » où l’on s’égare à sa suite avec bonheur.