Alain Mascarou | De la joie en temps de détresse
De la joie en temps de détresse
« à fleur de l’innommé
un piqueté d’éclats de joie
dans le trajet lui-même »
Chant tacite, 26 avril
À quoi bon des poètes en temps de détresse, pour habiter quelle terre ? Plus que jamais le questionnement de Hölderlin est de nécessité absolue, et c’est celui que reprend aujourd’hui Emmanuel Laugier à chacune des étapes de son journal en poésie. Il n’est question ni de faire comme side rien n’était, ni de dresser un état des lieux consternant de morosité satisfaite, comme s’y emploie dévotement M. Baudoin de Bodinat, mais bien, comme y invitait déjà L’œil bande (1996, repris en 2017), de panser le lien entre le monde et l’homme. Il s’agit pour le poète de rester fidèle à sa foi dans la vulnérabilité de ce qu’il aime tout en prenant le plus de champ possible par rapport aux coercitions de tout ordre, y compris dans l’espace et le temps du socio-politique, de l’environnement, de la sémiologie. Pour cela, il nous faut écouter/voir/ la leçon du survivant, de l’errant, de l’enfant étranger au langage, du « peuple bruni » des Roms dont les trajectoires suivent celle de la déforestation, ou de chevaux de nuit surpris debout dans leur rêve.
Friedel Bohny-Reiter, De mon travail au camp de Rivesaltes, 12 novembre 1941-25 novembre 1942, tirages anonymes, contrecollés, exposition « Mondes Tsiganes », 13 mars-26 août 2018, M.N.H.I., Paris.
Oui, mais comment y accéder, par quelles pistes de lecture, sans encourir, en ces jours de particularisme forcené, le soupçon d’appropriation indue ? Il se trouve que d’autres œuvrent déjà — sinon depuis toujours — à ce niveau, qu’à un certain degré d’une analyse aussi rigoureuse que porteuse d’une dynamique de dépassement se retrouvent, malgré la diversité de leurs approches, marginales le plus souvent, des médiateurs à l’image des Vagabonds efficaces de Fernand Deligny. Le regard du cinéaste qui s’attarde sur les vestiges de l’holocauste, celui du photographe qui dévoile l’ampleur du désastre écologique et anthropologique à la taille de ces terrains vagues où voisinent déchets humains et accessoires de sport. Mais tout aussi contemporain nous est le geste d’un peintre de l’école de Sienne qui trace les courbes de telle barque vide attenante au rivage de una città sul mare. Il y a pour un poète d’aujourd’hui des voies d’interrogation sur les savoirs qu’il lui revient d’emprunter pour vérifier — c’est là l’enjeu — des complicités qui alimentent son ardeur de vivre, d’écrire, d’aimer. Et cela ne va pas sans se référer au « trobar » médiéval, un terme qui signifie à la fois tourner et trouver, qui stipule technicité, inventivité, et plaisir pris à ce tourment…
C’est parier « la jouissance », « l’allégresse » et « la joie » comme phases de l’énergie créatrice. Ce lexique ne désigne pas les sites de quelque Carte de Tendre mais trois directions d’écriture qui peuvent interférer, se couper, se recouper, leur tempo ne coïncidant pas forcément avec l’unité de temps du journal : capter un accord physique immédiat, rechercher un espace de jeu entre dissonance et consonance où faire bouger les données du réel, proposer des séquences plus abouties qui s’interrompent pour que reprenne le récitatif, selon un autre « angle d’attaque » ou dans un ailleurs de la sensibilité ou de la réflexion qui peut être un lieu, un document, un texte, jusqu’au provisoire point d’étape final. Et c’est sans doute l’une des originalités du Chant tacite que de relancer sur nouveaux frais la quête à l’origine du lyrisme de la poésie française, celle des troubadours de la joi, terme où l’on a pu voir le mot-valise de joie et de jeu [1].
Avant d’être chose mentale, moyen d’accès à l’intelligibilité du monde, la joie est un marqueur organique de l’intensité d’être, tout comme la peur, sauf qu’ici elle se diffuse comme un cinquième élément. Elle se refuse à l’expression, elle est « tacite » par excès. Aussi son écriture n’est-elle envisageable qu’au prix de la dépersonnalisation du plus intime, telle celle qu’opère le désir érotique — manifestation d’une énergie qui inclut la vie et la création entières (l’enfance marocaine et sa lumière sont des aspects ici privilégiés). Elle illustre le rapport qu’établit l’énonciation entre nomination et désindividualisation. L’alchimie s’opère entre l’innommé du désir et la notation elliptique du plaisir sexuel. Il s’agit moins de mots que de signes graphiques (« v », « mvt ») rapidement tracés pour saisir au plus vif ce qui nous traverse de l’euphorie d’être, ce qui nous permet de vérifier nos points d’adhérence à ce que la phénoménologie désigne comme la chair du monde.
Or la connaissance de cette chair ne se réduit pas à des états fusionnels. Des fruits en putréfaction en sont aussi des composantes, et même l’aspect le plus vivace. Ici l’abstraction de l’écriture rejoint l’attention d’un G.M. Hopkins fasciné par les phases d’une matière en décomposition dont il pressent qu’elle permet d’entrevoir l’invu qui révèle un ordre plus profond et intelligible. À condition de comprendre qu’une métamorphose est en cours, et de saisir l’articulation entre désagrégation et ré-agrégation, à quoi Michaux a consacré une période de ses essais plastiques, et dont l’au jour le jour d’Emmanuel Laugier est exemplaire. Il signe l’engagement d’un artiste soucieux d’un art de parenthèses apte à saisir les passages, les inclusions, les lacunes de cette matière, en à déterminer la structure spécifique — fût-ce celle d’un diagramme d’oursin —, au point de retrouver au cœur même de sa dislocation un ordre que ne perturbe pas le processus de transformation. Il en fait le principe de sa poétique. La matière, « le matériau », de quelque origine qu’il soit, est rendu à cet état de friche dont on parie qu’il est un état de grâce, puisqu’il permet le dévoilement de repères à partir desquels la contemplation peut favoriser l’acuité de l’observation et du jugement et fixer le texte dans sa propre mémoire.
Car cette attention qui suppose le détachement de soi ne relève ni de la morbidité ni du voyeurisme. Elle suscite l’empathie pour certains aspects du monde qui dérangent. Elle permet le passage de l’adhérence à l’adhésion. Ici vue et « justice » ont partie liée. Que le poète s’intéresse à ce que l’on discrimine commehandicap,ou à des spectacles censurés pour leur barbarie, s’exprime au travers de leur reconnaissance une « allégresse » qu’on pourrait dire éthique. Elle suppose, pour en revenir à l’étymologie, âpreté, rudesse — voire alacrité, crépitement, pour qualifier son écriture à partir du même champ sémantique ; manière de trancher dans les idées reçues. L’opacité cède au dévoilement d’un ordre second, limpide, évident, qui n’est plus nôtre, se tient à distance de nous, et de ce faitnous regarde, aux deux sens du mot. Parfois, il s’agit d’un geste de torero dont au cœur du combat rituel, dans l’oubli du danger couru, l’élégance se détache. Stylisée, comme gratuite, elle dédouble la scène, tel quelque mythe antique apparu en surimpression : le spectateur perçoit dans son propre corps une « intraveineuse de joie », accepte cette intrusion, ce don, ce remède à son angoisse, ainsi représentée et dépassée, du combat contre la mort et de la défaite du corps.
Notre hantise de l’hostilité d’un monde extérieur incompréhensible s’en trouve bousculée. Et son corollaire, le narcissisme frileux qui réduit le réel à ses fantasmes. Laver son regard, c’est le tenir au « ras » de la sensation, reconnaître que le monde nous échappe, qu’il n’est ni à notre usage ni à notre image, et, du coup, peut s’avérer ample, disponible à notre amour. À cette condition l’on entendra « le sillon de la lecture continuer d’extériorité à concavité le mouvement de la bonté », ainsi que le note Emmanuel Laugier en date du 6 avril, dans « la ligne d’écoute » de la « physiologie de la lecture » et de l’œuvre d’Ossip Mandelstam, l’une de ces présences indéfectibles qui aimantent son regard, aiguisent sa vision, et dont il partage l’admiration pour Villon, Dante et Byzance.
À la suite de ce grand lecteur de Lamarck et des naturalistes anciens, il n’est plus en effet seulement question d’écouter/voir, il est nécessaire de faire appel au toucher, et à une affinité élective pour la qualité d’un sol. Moyennant quoi, on retrouve le contact primordial, enthousiasmant, avec les sillons de la terre, et la forge poétique. Ici, les réseaux communs aux deux poètes se « tressent », pour reprendre une image récurrente dans Chant tacite, et notamment à partir des motifs du cheval et de celui de l’anse, comprise comme forme ouverte, où se loger. Pour s’en tenir au premier, qui d’ailleurs se greffe sur le second, je citerai Le Voyage en Arménie, la présentation de la contrée fabuleuse du poète russe, dans la traduction de Jean-Claude Schneider [2]qui nous a restitué l’œuvre jusque dans ses brouillons. Où l’on retrouve la joi inventive, initiatrice, du troubadour, dans l’héroïsation du langage, la reconnaissance de sa performativité. Cela, grâce à l’analogie qu’établit le voyageur entre une forme verbale latine et la silhouette d’un cavalier moins campé sur ses étriers que fier d’épouser les vastes courbes du terrain que lui transmettent les mouvements de sa monture :
je désire vivre à l’impératif du participe futur, à la voix passive, au …˜devant être’. (…) C’est pour cette raison que j’apprécie le glorieux …˜gérondif’ latin, ce verbe à cheval. (…) forme verbale d’aspiration impérieuse (…) Ce discours, je me le suis tenu à moi-même, en longeant à cheval les grandes barrières naturelles, les étendues nomades, les gigantesques pâturages de l’Alaguez.
Chant tacite accentue la sensualité, l’étroitesse de ce corps à corps avec le relief par animal interposé ; il n’est pas sans rappeler celui du torero dans l’arène, tant les sensations s’hybrident. Le locuteur éprouve comme une étreinte qui délivre, jusqu’à l’horizon déployé :
le cheval monté à cru
dirait-on que cela s’ouvre en cordes de velours
et de joies avec coulées
de sueurs //
Un mois plus tard exactement, il note :
à midi nous atteindrons le col
où cela tourne d’un verbe à cheval
Le mouvement de rotation coïncide avecla tourneentre vers et prose, où l’on reprend les fondamentaux du trobar médiéval, au point où le terme peut aussi bien dénoter le rythme (trouverla composition musicale) que les guides du cavalier qui accompagnent le passage d’une vallée à l’autre, ou letournantdu sens orienté du propre au figuré (le trope). Inventivité, technicité, liées à l’euphorie physique : une accrétion de significations donc, où le corps du monde ne fait qu’un avec celui de la langue et du voyageur. Or cet effet de tissage, de nouage et de dénouage, est sensible aussi bien dans le « nous », qui pourrait inclure l’arpenteur émerveillé de l’Arménie, comme le poète qui le lit, ou le lecteur — , un « nous » qui plaque un accord fraternel, à la fois insistant et voilé, sur la ferveur pour la langue latine et le paysage arménien de Mandelstam, celui d’avant l’exil et l’anéantissement. C’est que si le poète d’aujourd’hui connaît le destin du proscrit de Voronej, il répercute « le chant lointain » d’une époque moins sombre. Il en maintient, mais fragmentée, disséminée, discontinue, la résonance ; sa façon à lui de passer le témoin, et plus encore, d’extraire l’œuvre d’un contexte historique inévitablement réducteur, sinon gauchissant.
C’est ici qu’entre en jeu la question de l’appropriation, rendue plus paradoxale encore par la tonalité d’ensemble de Chant tacite, celle de la joie, alors que le « matériau » du poème à première vue ne s’y prête pas — sauf peut-être intention provocatrice : une séquence de Shoah, l’autisme, l’icône du poète contre la terreur stalinienne… Nous l’avons vu, l’allégresse selon Emmanuel Laugier peut prendre des accents acerbes, pour s’en tenir au même registre sémantique. Toutefois, son traitement de ces thèmes, comme pré-emptés par toutes sortes d’idéologies mortifères, qu’elles soient d’apparence compassionnelle ou ouvertement stigmatisantes, leur est, par lui-même, une riposte. À cela se limite sa dimension polémique. L’on mesure bien par contre de quelle nécessité est l’intervention poétique, son invention de chemins de traverse : à la barque où s’éloigne vers son enfance en chantant le survivant de Shoah vient se surimposer celle de Lorenzetti « au creux de l’anse du paysage ». Elle semble comme une main tendue à ce brouillon du Voyage en Arménie où « l’ouvrage qu’on étudie » « pénètre notre conscience comme l’anse de la mer creuse une terre sauvage ». À ce patient travail de reconstruction d’une vision commune, tâche par vocation interminable, contribue le poète, à l’image de cet adolescent du film Presque rien qu’un geste qui ne cesse de vouloir assembler les deux bouts d’une corde effilochée, inlassablement. On pense aussi à cet album où une infirmière suisse au camp de Rivesaltes a légendé, d’une interrogation tournée vers nous, une de ses photos de tsiganes à la veille d’être déportés : « ? ? Où est-ce qu’ils vont ? ».
Aussi bien est-ce au lecteur contemporain de reformuler, de réarticuler à son tour la phrase du monde, du moins de n’être pas sourd à l’injonction faite par des anonymes qui rejoignent à travers notre questionnement de départ celui de la poésie. Il lui reviendra de parcourir en tous sens le lieu des dates qui n’est point réductible à un mémorial glacé, mais s’avère « tchernoziom », matière fertile, et d’en sillonner les trajectoires internes qui vont et reviennent librement sur elles-mêmes, à plus ou moins long terme, déterminant ainsi à sa lecture des contours, des points d’ancrage, des entrelacs.
À l’infini. La joie lucide, active, de lire, en somme. D’autant plus vive, qu’elle sait devoir résister au déclinisme rampant, ne serait-ce qu’en pensée avec ceux qui, Contre tout espoir, s’insurgent.
N.B. les termes entre guillemets sont, sauf exception signalée, des citations de Chant tacite.