Serge Ritman | En une hypothèse de voix

En une hypothèse de voix
Notes sur une tension dans l’écriture d’Emmanuel Laugier

Puisqu’il faut commencer, ou plutôt continuer ce « Â journal en poèmes  » qui traverse une année quelque peu incivile, laquelle commence un 20 aoà»t, je mets le calendrier au 29 novembre pour saisir àvif au moins deux notions qui me sont chères : « Â sa résonance encore / est sans destination / je l’assemble / dans la série variable du poème / en une hypothèse de voix/ tout ce que j’y écris àmesure / dans le sillon tournant de vinyle / au carré de la table odorante / dans le demi-sommeil rentré / au coin d’un noyau / visible / et clair / le grain de sa voix / tout / cela / décide  » (29 novembre [1]).

Je voulais les souligner typographiquement, ces deux notions, mais il me faut aussitôt récuser toute assimilation de la notion àsa dénomination sous peine de laisser filer le poème pour n’en retenir que l’énoncé, d’autant qu’écrire que « Â tout cela / décide  » montrerait àl’envi qu’il ne peut être question de réduire àdu connu ce qui se cherche sous cette date et dans tout le « Â journal  ». En effet, l’habitude nous ferait affirmer qu’un (livre de) poème, voire un poète, est (ou a) une voix comme si l’essentialisation (ou l’appropriation) pouvait arrêter ce qui fait voix, une activité toujours en cours (« Â Ã mesure  ») et « Â sans destination  » autre, peut-être que d’engager « Â une hypothèse de voix  ». Voilàce que j’aimerais explorer (re)lisant ce Chant tacite signé Emmanuel Laugier. Comment cette « Â hypothèse  » est-elle (entre)tenue, parfois délaissée et d’autres fois relancée, tout au long de ce « Â journal en poèmes  » d’une année ?

Si la tonalité autobiographique ouvre le livre (20 aoà»t), c’est aussitôt pour effectuer un passage de voix, et donc d’expérience, d’un « Â je  » (« Â je dors dans le coude de la chaleur toscane  ») àun « Â chacun  » (« Â une lame fraîche glissée sur la fresque / est sous le poignet de chacun  ») en passant par un « Â on  » (« Â la tente est fournaise quand on y entre / on en sort on n’y reste pas  »). Ainsi tout le livre tire le « Â journal  » d’un ancrage assignable vers un voyage désancré où l’énonciation ne se laisse pas prendre par l’énoncé. Toutefois intervient assez rapidement un étrange sujet de l’écriture qui arrime très matériellement cette énonciation, je veux parler du « Â carnet  » (dès le 23 aoà»t et maintes fois jusqu’au 19 aoà»t, le dernier jour !). Mais cette dernière occurrence (le 19 aoà»t donc) viendrait confirmer l’« Â hypothèse  » puisqu’on y lit qu’« Â une paroi de papier / dans le carnet / contient un volume entier de voix  », d’autant qu’in fine il s’agirait concernant tout « Â le travail d’approche du matériau  » de « Â ne pas le déposer devant soi / mais le conduire ailleurs / au soir d’une lumière sans poids / ici et dans chaque phrase /// dehors  ». Bref, c’est bien, du carnet, un appel àsortir « Â dehors  », às’en sortir sans sortir plutôt, pour reprendre àGhérasim Luca, puisqu’aucune sortie du langage n’est envisageable autrement qu’à, non se taire, mais répéter àsatiété l’impossibilité du langage face au « Â dehors  ». Cet « Â ailleurs  », « Â dans chaque phrase  », est au fond un appel àréénonciations, àreprises de voix – tout au pluriel. Resterait que « Â le carnet  » a peut-être confiné ce « Â volume entier de voix  » (ou contenu, pour reprendre le verbe du 19 aoà»t, quand la voix qui fait voix ne peut l’être, un contenu, sous peine de devenir voix de son maître ou sans voix [2]) avant d’en apercevoir des résonances ou réénonciations qui ne se limitent pas àquelque ressassement essentialiste. Du moins, se maintiendrait tout au long de ce « Â journal  » une tension entre l’hypothèse et l’atavisme d’une certaine posture de poète qui affleure dans le dispositif du journal, plus particulièrement par ce signifiant « Â carnet  ».

Le « Â carnet  » de Laugier n’est pas sans évoquer la tradition pongienne depuis au moins son Carnet du bois de pin (1947) qui associe « Â mouvement  » et « Â monument  » avec son néologisme « Â moviment  » proposé dans un texte pour le Centre Georges Pompidou en 1977 : tension entre un fonctionnement dans sa pluralité toujours ouverte et une sacralisation qui forcément homogénéise voire purifie. Plus certainement, dans ce « Â journal  », c’est vers Du Bouchet, multiplement présent dans le journal (entre autres, le 27 juin avec la reprise du titre, Ici en deux, de 1986), qu’il nous faudrait observer une orientation qui met la voix en dépendance d’un voir – lequel passait certes par un marcher et donc par un hors langage qu’une tradition fortement phénoménologique de la poésie française dominante a longuement épousé – alors que ce sont les voix qui voient et marchent, sinon il n’y a pas de poème ou alors seulement la litanie de l’absence des choses dans le poème, la fiction d’un rapport au monde quand il n’y a que des rapports de discours, qu’une relation sans cesse relancée de sujets d’un dire qui éventuellement fait voir, fait sentir, fait vivre.

L’insistance mise par Laugier sur le « Â gouvernement du carnet  » (7 avril) àde nombreuses reprises réitère donc un certain dualisme que résumait exemplairement Michel Collot introduisant Ici en deux d’André Du Bouchet [3] :« Â le désir d’une totale coïncidence avec le monde, et la conscience d’un écart irréductible  ». Ce « Â désir  » est sans cesse au travail dans le journal, il en constitue peut-être même l’obsession poétique décisive : « Â faire descendre la corde dans la phrase / dans le carnet  » (entre bien d’autres occurrences ce même 7 avril – il faut noter, en passant, que le motif de la corde part (figure ?) de Dupin, voir le 7 novembre). Ce qui peut s’entendre encore autrement par cet emploi (métaphorique ? ou plutôt étymologique ? car il s’agirait d’engager un transport plus qu’un rapport) : « Â Ãªtre traduction  » (21 avril ; et ailleurs comme le 25 mai : « Â Ã l’avance il me faudra traduire du lu àvif  ») dans une tradition qui forcément va parler d’impossible : « Â l’impossible retour de cela sur le langage / les mots qui / dans le carnet cherchent / malgré la concomitance d’un fait / et d’un mot au millième vérifié / et rêvé  ». Alors un certain ressassement de cet impossible s’enclenche : « Â que je m’évertue àchercher / entre deux mots qui l’absorbent / qui l’absentent  » (tout cela le 25 septembre) où le blanc est plus métaphysique que rythmique, comme soulignement d’une absence quand, au même moment, c’est bien un « Â je-ne-sais-quoi  » qui travaille l’écriture avec l’indéterminé cela certes associé àl’univers de Du Bouchet (« Â dans le cercle du pas compté  ») mais dont est souligné « Â la puissance d’exister  »Â (26 septembre). Ce motif blanchotien d’une aporie constitutive au langage atteint même le cÅ“ur de « Â l’hypothèse  »Â : « Â un impossible placement de voix  » (21 septembre) mais, c’est heureux, la voix ne se place pas : elle s’essaie dans sa pluralité et avec les autres.

Il faut préciser dans quelle constellation est prise le « Â carnet  ». La plus matérialiste, semble-t-il, puisqu’« Â une phrase  » est dite « Â bloc / de charbon noir / écrasé / dans le carnet qui s’ouvre  » (15 septembre). Mais il faut aussitôt ajouter àcette notion celle de mot, omniprésente : « Â ainsi les mots / sont des outils froids  » (7 septembre) et, surtout, la « Â possibilité d’un mot  » (30 juillet) qui constituerait comme l’acmé de « Â la recherche l’endurance de la recherche  » (13 aoà»t). La madeleine proustienne, cette temporalité (« Â la phrase / àl’intérieur du carnet / est lame de mémoire  », 14 aoà»t) qui s’invente le plus souvent tout au long du « Â journal  » dans ses ressouvenirs en avant, ses reprises que Laugier organise en séries, est certainement plus active quand le « Â journal  » part d’« Â un éboulis sur quoi reprendre / former des lignes d’écoutes / arméniennes  » (25 juillet) au sens qu’il évoque ici, celui d’un Mandelstam : « Â Pétersbourg ! Je possède encore les adresses / Où je retrouverai la voix de tes morts  » (« Â Le retour  » dans Arménie [4]). Mais est-ce vraiment « Â le carnet  » qui « Â entend en sourdine ces mouvements / sans répit / ils frappent le tympan / une basse / àl’envers de la phrase / un chantier sourd de mots / isolés un éboulis […]  » (encore le 25 juillet) ? Cet « Â envers  », ce « Â chant, sous le texte  » (Mallarmé), c’est bien autre chose qu’un « Â chantier sourd de mots / isolés  » où se réitère, àcontre-voix, la posture poétique d’une représentation dominante du langage, cette bêtise pseudo-savante, le signe absence des choses. Cet « Â envers  » chez Laugier, c’est bien plutôt « Â la voix récalcitrante  » (1er novembre) qu’il sait avec force relancer, comme au 4 mars, jour de naissance de Jacques Dupin : « Â la semence de la voix / soufflée / làmême où il répond et s’en va  » (5 novembre).

Aussi il n’y aurait pas ૠ traduire  » pour faire passer, quand pour faire passage (vs. faire passer) il suffirait « Â presque de la voix  » (13 octobre). Reste que c’est une recherche sans savoir, un faire éthique et politique qui demande l’écoute du « Â presque  », et peut-être de ce que Laugier appelle « Â chant tacite  ». Je m’y suis essayé ici pour (re)commencer aussitôt de le (re)lire encore.

17 novembre 2020
T T+

[1Les citations de Chant tacite seront dorénavant référencées par la date.

[2A ce propos, je me permets de renvoyer àVoix et relation Une poétique de l’art littéraire où tout se rattache (Marie Delarbre, 2017).

[3En Poésie/Gallimard, 2011.

[4Traduction de Christian Mouze, La Barque, 2015.