André Rougier | recueils en chantier (extrait 1)
Présentation : Les longues années d’écriture André Rougier se verront condensées en six recueils actuellement en voie d’achèvement : deux consacrés aux textes de fiction (« Camarade Camarde » et « Brève autopsie des secrets »), deux autres aux textes de réflexion (« Imaginons le Minotaure heureux ! » et « Le pas de côté », deux autres, enfin (« Les contreforts 1 et 2 », divisé chacun en trois parties : ’Dialogues’, ’Préférences’ et ’Connivences’ et dédiés aux écrivains, peintres, sculpteurs, cinéastes, etc, qu’il fréquente inlassablement et dont l’oeuvre lui « parle »..
Lorsque sommé de produire une notice biographique, André Rougier répond invariablement : « Né en 1945. Vit à Paris. S’en ira quand ce sera l’heure. »
(Julio Cortázar)
Je sais, grâce à toi, qu’on ne revient sur ses pas qu’en baissant la voix, en ramassant les contre-jours, les passages minés, les pentes dévalées à reculons, en veillant sur ce que l’Autre, rien qu’en étant, donne à voir, tend et délie, martèle et cisèle. Ce savoir, qui me fait aujourd’hui peser le souci, mais délaisser la source qui bégaie, c’est de toi que je le tiens, tout comme ce Temps qui ne s’édifie pas dans ce qui dure, dans la répétition ou l’équivalence, mais dans le refus du Retour, la profanation des usages, l’aveugle ressemblance sur qui le regard bute… C’est un étrange jour d’août, je regarde par la fenêtre la bruine effaçant les tiédeurs, la lumière séparée, les semailles vides. L’ombre des dieux rôdeurs claque et crisse sur l’ardoise indécise, accroissant à chaque trace leurs jeux poreux, les pièges de leurs surgissement ; ce n’est que maintenant que j’ai compris qu’ils me feront faire le trajet jusqu’au bout, parce qu’il le faut – et de le savoir, c’est encore à toi que je le dois (à quelques autres aussi, que je n’oublie pas !) Ce n’est qu’une fois mon devoir rendu que je répondrai à celle qui me toise et m’appelle (tout comme tu le fis il y a trente ans de cela) : « Si c’est bien l’heure de s’en aller, viens, je me tiens prêt, à t’accueillir, à t’affronter, à t’affranchir, à te tuer – alors viens ! »
(2014)
À propos de Nazim HIKMET : Teindre les miroirs, enjamber la tonsure de l’hiver, ses soudaines giclées. Parier sur l’avènement d’un combat, aujourd’hui, pas sur l’issue de celui à venir. Ta dette, ton pli, ta chance…
À propos de LAUTRÉAMONT : Espace dont tu rêvais, agile, fait d’attouchements, de frôlements, de dérobades. Espace d’aucune permanence, aux seuls horizons de fuite, aux intarissables distances. Espace sans proclamation ni pesanteur, espace de trêves ou d’entrelacs. Espace furtif et pervers, espace à couteaux ouverts, à l’étendue mesurée par les seuls voiliers qu’on ne retrouvera pas. Espace aux carrefours trompeurs, aux mirages voulus, où l’on guette les trois coups, l’avancée des pantins, complices au regard engourdi qu’on reconnaît, aux détours, à tels pâles signes à ne pas divulguer en ce lieu et cette heure…
À propos de Sergueï ESSENINE : Toi qui écoutes, qui le sais, qui te tais, dedans ce mirador d’éclairages et d’attitudes qui seul, tranchant, irrespirable, remplace ce que l’on te ravit pour une raison qu’encore j’ignore ; toi qui pressens que l’on ne reviendra pas aux hommes, à leurs frayeurs, à leurs bruits, et qui t’élances, à l’orée du lieu celé, attentif aux seules premières lueurs de l’événement à perpétrer, qui, même de côté, comme à jamais, nous gardera leur sang, leurs filles et leur mémoire…
À propos de Eugenio MONTALE : Le sommeil se chargera de tout, le garrot frileux innerve déjà l’écran, profanation des féaux que l’assèchement à venir délié déjà, ceux de la dernière autarcie, qui se moquent des parures, évacuent les tiédeurs, réconcilient – inhabituel mouvement de charité – retraites aux flambeaux et lents fossoyeurs de l’aube. Car, sinon, comment en finir : avec l’alchimie de l’ocre, à chaque trêve, avec les gestes baroques des femmes, avec tes caprices et ta guerre – danse de faux, de clôtures, mots à vomir, et, tout au bout, se faufilant, te détournant, l’avance nuptiale de l’araignée…
À propos de Ossip MANDELSTAM : Tout ce que vous saviez que j’étais, tout ce que vous soupçonniez que j’aurais pu être, ce que je n’imaginais pas que je serai, tout ce que nous voulions et qui sera ( certes un peu différent : ni meilleur ni pire, DIFFÉRENT), tout ce qui avec moi s’en va, mais reviendra (comme je guette le départ et j’attends le retour !)
À propos de Jorge Luis BORGES : L’instant n’existe qu’en tant qu’il renvoie à tel reflet du passé qu’il parachève, amène à plénitude et ratifie, qu’il se projette dans le souvenir qu’il sera et qui déjà l’altère subtilement, le charge d’ombres et de saveurs nouvelles, lui rend en épaisseur ce qu’il lui ravit d’innocence…Chaque heure a un galbe, un granulé, une pigmentation propre, il suffit de telle lumière, de telle rumeur en tel lieu pour que celui-ci t’appartienne, non pas de la contingente façon qui est le lot de tous, mais de l’obscure, illimitée manière qui, sans illusions ni entraves, est ta part d’immortalité en ce monde…
À propos de Constantin CAVAFYS : Incompréhensible bonheur d’être, sans faire, sans lier, sans compter, sans soupeser, sans méfiance et sans attaches…
À propos de Gunnar EKELÖF : Plages de lumière suspendue. L’alcool irrigue les détours. Mourir, c’est assombrir le tain, furtivement, renvoyer, démentir. L’ancien dédoublement se laisse mimer, pour la toute première fois, dans cette excroissance de nuit. Débauches, volutes, rien qui situe. Vers cette patience s’avance toute une armée de somnambules.
À propos de Carlos DRUMMOND DE ANDRADE : Tu survécus à tous les étonnements, aux harnais. Aux tentation d’enfantement, les pires de toutes. Tout est désormais à portée de vue. L’arrêt autour, sans bleu ni cuivres. L’arrêt, à travers les pores. L’arrêt, comme si tu y étais. Une étendue bonne à dire. Nul sang ne saura t’appâter. Le bonheur n’est plus cette idée ancienne.
À propos de Lucian BLAGA : Ce qui fut, cela seul, ramassé, réfracté, figé, recomposé, accru, regardant, te regardant, partout, toujours, subversion des perspectives, des faisceaux, des proliférations, des devenirs, moites, trop moites, trop adroits aux yeux de l’exigence qui durcit, d’un grand vent immobile sur les terres.
À propos de Georg TRAKL : Masque érigeant tes sillages, toujours avançant, avec, entre tes doigts, les lentes figures de l’épidémie. Jusqu’à l’heure de s’abandonner au jeu des paupières, à ces bribes de silence musical, à la lassitude des feux. Ne glisser dans le bruit qu’alors, goulûment, tout exiger de cette lumière aux abois, se fracassant, yeux cernés, sur le devant dela scène.
À propos de Aleksandr BLOK : Franchir, s’affranchir, la belle histoire… Tu nous la laisses, gens du possible, suspendus aux questions, au flux vide, de peur d’entrevoir le libre éclair où tu t’écartes, comme pour une fête…Rien n’est effacé, pas même ralenti, le front n’est pas à découvert, la tension seule rôde, à la lisière violemment éclairée. Regard bleu, comme en exil, donnant droit, même à côté, de toujours rompre…
À propos d’Arthur RIMBAUD : Tu l’avais bien dit, cela se passe sur la même rive, ni couleur ni rumeur annonçant le lieu, il faut se dégager, se faire léger, soif qui passe et renverse, enfin libre du poids du regard…Il aurait fallu venir avant, afin de mieux t’investir et, riverain, te détruire – intact, assouvi, détourné, retrouvé, toi en qui je meurs…
(2004)