Pierre Michon ou le dit du sorcier
« Un homme qui écrit n’est jamais seul » (Valéry), tout en sachant que « d’une manière ou d’une autre, il n’est plus lui-même, il n’est déjà plus personne » (Blanchot).
Ce fut, dès le tout début (lecture tordue, découpée, butée, émerveillée des « Vies minuscules ») la montée vers ta langue, soyeuse et canaille, instruite et drue, sœur tacite, mais féroce, abri nu, fléau qui sépare, cache têtue, promesse clandestine, passage des rescapés, pierre levée, tiers exclu, dépouille et héritage, prémonition qui entasse, se tait et s’expatrie, porte qui bâille, puis passe aux aveux et mime la ruine, les traces oubliées sur le linceul, l’étincelle soudaine qui découpe et relève, l’aube dépareillée où l’on touche au port, le surplomb que les seuils dévorent, la demi-pénombre ouvrant sur les tains ébréchés, les temps qu’elle vient sevrer ou clore, les faux-plafonds plus beaux que les vrais, les trompe-l’œil gagnant du Réel ou faisant douter de son pouvoir de cogner et corrompre…
Et puis tes mots (pas derniers – soustraits aux suborneurs, ça oui) : fantômes ne se suffisant jamais à eux-mêmes, écorces qui n’avouent ni n’égarent, bouts d’aile soumis aux débris, à l’imprévu et à l’instant, mouchards repoussés sur la scène où tout se passe comme si le mensonge qui nous séduit en eux et nous y lie se fait enfin trouer et rabattre, fouiller, lapider à l’envi, jusqu’à en écarter la tentation à qui l’on ne doit pas d’explication, se résigner aux réponses, se charger des survies, serrer le cercle où ordonner comme surpasser ne veulent plus rien dire, lui qui fait aimer dans l’écriture la distance où elle se tient mal, où elle ne sait pas où elle va, où l’on se demande qui paiera pour le crime perpétré derrière le louche rideau qu’elle écarte, et le fumier à reprendre, l’idole qu’il lui faut soulager, le revenant dont elle ignore la répugnance, le cortège rentré à sa niche, ce nulle-part qui n’est pas l’ailleurs, ni les généalogies qu’il cache, la clairière idolâtre qu’il se plait à vitupérer, l’obstacle – ni borne ni socle – défait pour faire place aux faux-monnayeurs, manants, trimards, taulards qu’il sut nommer par-delà blessures et savoirs, et leurs morts inégales, les ombres sur le rebord d’avant le grand saut que seul « l’œil blanc bleu » sut voir, le doigt levé sur la faribole des choses, joncs, humus, vallons, forages, charniers, tisons, mottes broyées, tourbières où le secret racle sa gorge, où l’on ne joue qu’à faire semblant, où se tient sans bouger la bête aux mille fracas et ce dont elle fait obscur commerce – l’Histoire, ses lames, ses leurres, ses avilissements, l’aigu du désir, sculpté pour qu’on s’y vautre ou pour qu’on oublie ces heures qui le mordent ou l’effacent, nous secouent ou nous épargnent, ce quelque chose qui, s’échappant, chemine lentement sur les rives du fleuve insensé que seuls les morts traversent, là où toute lettre se retrouve enfin volée, elle qui, comme à jamais, sépare le dit du dire, le signe de l’ornement, l’amas à pétrir du lit des sables…
[texte écrit fin juillet 2017 pour les 72 ans de mon presque jumeau par l’âge – mon aîné de six mois, en fait -, jamais mis en ligne, puis repris et accru aujourd’hui à l’occasion de la récente parution (mieux vaut tard que jamais !) du « Cahier de l’Herne » qui lui est consacré]