André Rougier | recueils en chantier (extrait 4)
Vinrent ensuite les années étranges, puis les années vides, vouées à l’alcool des secrets et des survies, veillées par l’ourdisseur de tigres et de bibliothèques qui accompagna également, comme tu ne l’appris que longtemps après, ce camarade que tu n’avait pas croisé aux temps de braise, qui s’en fut par d’autres chemins et nous revint dans la peau du plus extraordinaire manieur de mots en cette langue qui est nôtre, car moins atteint que d’autres par ce à quoi s’attardent les tristes pourfendeurs de ce que nous fûmes et voulûmes. Qu’il soit, une fois de plus, remercié d’être qui il est !
(2015)
Combien de fois l’as-tu entendu, par toutes les voies, sur tous les tons, de toutes les façons ? Trois, sept, dix, plus encore ? « On ne sait rien de toi en te lisant, pas même qui tu es… » Et c’est sans doute vrai si l’on s’en tient à l’acception commune, celle qui oublie que dévoiler en rien n’efface le mystère des êtres, que, de surcroît, à bien y regarder tout y est, le passé cadenassé, les charges, les plaies, les balles perdues, les implosions, les fugues, les refus, les déroutes, TOUT, mais chiffré, codé, raboté jusqu’à l’os, creusé, aplani ou rehaussé jusqu’à ce qu’il n’en subsiste que des formes, des figures et leur tournoiement immobile, des variations d’intensité jouant sur l’impur, le dense, l’infime et l’obscur, des mots sachant plus faire que dire, jamais tout à fait lavés du sens ni délivrés de leur empreinte première, mais autrement configurés, reconquis, comme foudroyés dans l’inachevé, le sel et la soie de l’ultime parole… Le « Hörst du ?… hörst du » de Celan fait froid dans le dos, mais que te reste-t-il d’autre ?
Note de décembre 2015 concernant les lignes ci-dessous : S’agissant d’un texte écrit il y a quelques années déjà, il est fort rare que l’on n’ait rien - vraiment, absolument - à ajouter ou retrancher – ce qui est pourtant le cas en ce qui concerne celui-ci :
Aucune raison (fors l’âge) qu’Elle m’épie, qu’Elle avance, qu’Elle s’insinue – moins, sans doute, qu’en d’autres temps. Mais Elle est là, je le sais, la sens, lisse, inlassable : pas terrifiante pour un sou, aveugle à peine. Je n’en ai pas plus peur aujourd’hui qu’autrefois, et elle le sait. Car me fut concédée – de par l’oeuvre du hasard, du destin ou de la volonté, peut-être des trois – ce qu’on peut appeler une belle vie (“un roman”, disait l’autre), riche de ce qu’un homme peut posséder de plus précieux : le droit de dire qu’il ne lui est arrivé que ce qu’il désira (peut-être d’avoir appris à ne désirer que ce qu’il lui arrivait), infidèle à tout, sauf, sans désemparer, à quelques axiomes, quelques refus et quelques Grands Témoins… J’ai aimé (et ça tient toujours) des lumières, des villes, des mots, des paysages, des illuminations et des gymnopédies, la femme qui m’accompagne depuis longtemps déjà (et quelques autres), l’incommensurable enfance, l’ocre de Toscane et le vert d’Irlande, l’incarnat d’une insoluble révolte, l’écrit qui rend le temps fluide et oublieux (nous retranchant du Réel à la seule fin d’en conférer à qui s’y adonne la pleine présence), le géant tropical qui me fit sien, tout ce qui se boit et brûle, les reflets jouant sur une peau cuivrée, le bruissement des langues du Babel de dedans, le désordre exact et frénétique des corps, les règles par moi-même tracées, les extases jamais refusées, mon inépuisable liberté d’intrus, la multiplicité des pistes et la quiétude des refuges : cela même que rien ni personne ne m’arrachera désormais, sauf Elle, un jour que j’espère lointain, mais cela n’aura alors plus d’importance…
Je m’en irai sans descendance, ma lignée s’éteint avec moi, mon seul regret, ma grande douleur. Mais il y eut, pour me faire cortège – don de quelques-uns qu’en cette heure à leur insu j’étreins – du CRÉÉ (absolu et exact contraire du “forgé”), aussi proche, peut-être, de la vie vraie que ne l’aurait été mon propre sang, et puis les mises en mots de ce Réel (dont les “réalités” ne sont que pauvres parentes fuyantes) pesant plus que tous les livres sacrés de ceux qui croient en qui et en ce que je ne crois pas, ou plus (mais depuis si longtemps que cela revient au même…). S’il n’y a pas, pour moi, d’au-delà qui précède, console, plie et punit, je reste persuadé que la création véritable, celle qui quête et creuse, ouverte qu’elle est, et sans œillères, à l’obscur et à l’inavouable, lève qui en affronte le risque comme qui l’accueille à cette transcendance sans Dieu qui seule nous justifie, et dont l’invention, qui la récuse, s’en passe et s’en prive éperdument, sans rémission (c’est d’ailleurs ce qui m’a, ici et là, rapproché de gens venus d’horizons bien différents du mien, voire opposés, et souvent écarté d’autres, avec qui j’avais tout en partage sur d’autres plans – tout sauf cela, il faut donc croire que ce n’était pas si peu…). Il arrive encore que certains accomplissements et figures de ce que fut la foi de mon enfance, le Crucifié en premier, s’obstinent à m’accompagner – mais sans plus me hanter, juste entre humains, humainement…
De ceux qui ont croisé mon chemin, si certains ont fini par m’approcher pour de vrai, peu m’ont connu vraiment. Conjecturons qu’il y en eut (le plus grand nombre, j’espère) qui se sont plu en ma compagnie, y ont trouvé, comme dans ces mots dont je n’ai jamais voulu qu’ils fassent “œuvre”, quelque plaisir, joie ou réconfort ; d’autres m’ont détesté, et j’en suis fier, de ceux qui cherchent de l’autre les failles, sûrs qu’il y en a, désireux qu’il y en ait… (mais j’ai le plus souvent réussi à faire en sorte que ceux-là ne puissent pas longtemps rôder dans mes parages…). En paix avec moi-même et avec le monde (c’est de celle du dedans que je parle, la vraie, qui seule permet, d’un même souffle, de s’accepter, soi – et d’œuvrer à le changer), cela fait bien longtemps déjà que je le suis, ni honteux du déjà accompli, ni regrettant ce que désormais je ne ferai plus ; que soient pardonnés ceux que cela incommoda, car il y en eut aussi… Des penseurs (comme j’aime ce mot, que je préfère au pompeux et vain “philosophes” !) m’ont éclairé tout au long du chemin, quelques-uns dont j’épouse entièrement les contours et puis d’autres, que j’admire aussi, et respecte, qui m’ont aidé à me poser des questions auxquelles nous n’avons pas forcément donné les mêmes réponses… Il y a, ainsi, des champs (à coup sûr bien moins du savoir que de l’agir) où la vérité (même réfléchie et infléchie par nos subjectivités) n’est point “rhizomique” et couvre seule, fermement, fièrement et en entier son territoire (l’emploi du singulier étant, en ces temps de “détresse” au sens hölderlinien et de relativisme revendiqué jusqu’au défi, de l’ordre d’une assumée et salubre provocation). Tout comme j’avoue sans vergogne aucune combien me répugne et m’épouvante l’idée selon laquelle TOUT peut et doit, partout et toujours, être “déconstruit”.
Tout ceci pour dire – ou redire – que j’ai des convictions, et même quelques certitudes, ce qui, par les temps qui courent (bien trop vite à mon goût), vous marque sans coup férir son homme, au fer rouge, inexorablement… Mais trêve de justifications, éclaircissements et coups de fouet claquant, même tempérés par une tardive indulgence… Car je la vois se tenir dans la pénombre du seuil, patiente, immobile. Je n’ai rien à lui demander, encore moins exiger, si ce n’est que soit concédé aux autres l’oubli de ce que je fis et fus, qu’il n’en reste rien, ni trace, ni sillon – rien, suprême ironie, que ces lignes égarées avec des millions d’autres dans le cyberespace où rien ne se perd, et j’avoue que l’idée qu’un humain tombe dessus par hasard et se risque à les parcourir dans quelques siècles me fait sourire sans forcément me déplaire… Qu’Elle vienne lorsque ce sera l’heure, pour ma part je me tiens prêt. À l’affronter, à l’amadouer, à la séduire, à la tuer… Peut-être suis-je deux aussi, comme l’Aveugle – comment savoir ? – mais si cela était, je crois bien deviner, moi, lequel des deux traça ces lignes…
(2012)