Samy Langeraert, Journal en friche, 2/2

(Lire la première partie ici)

Mardi
Dehors, un petit bulldozer s’active sur un socle en béton. À chaque frottement de sa pelle, c’est non seulement le socle, le bulldozer, le sol et l’entrepôt, mais toute la Terre qui tremble.

Mercredi
Les squatteurs de l’immeuble d’en face ont fait voler un drone !

Jeudi
À nouveau le silence du premier jour. Immédiatement, il me renforce. Je me sens curieusement épanoui. Je me mets à sourire tout seul, comme un idiot. Je me mets à écrire. Non pas un silence absolu, mais un silence avec des nappes de bruit très fines, très longues, des bruits de longue portée qui montent et redescendent lentement : le train de banlieue qui passe, la camionnette qui longe la rue, l’avion, l’hélicoptère, le souffle interminable de la circulation sur le périphérique. Des mouvements, des vitesses, mais loin, hors de portée, insignifiants ou presque, des souvenirs de mouvements, des souvenirs de vitesses : « Il y avait des humains, ils construisaient des villes et ils s’y déplaçaient, et ils se déplaçaient aussi de ville en ville. Pour toutes sortes de raisons, ils allaient d’un point à un autre à bord de véhicules et d’appareils divers. Ils n’en avaient jamais fini de se déplacer, leurs déplacements duraient toujours, et dans leur accumulation, ces mouvements généraient des nappes de bruit très longues, très souples, qui se distinguaient à peine du silence. »

Samedi
Que picorent les pigeons sur le terrain vague ?

Dimanche
Le squat d’en face en pleine effervescence. Des grappes de gens partout, en bas, sur les balcons, le toit, quelqu’un crie dans un mégaphone des phrases qui me parviennent tout embrouillées, il y a un drap qui flotte devant l’immeuble, accroché à un arbre, et je remarque au bout d’un certain temps cette chose étrange : jamais les grappes de gens ne restent en place, elles sont en circulation permanente, se meuvent d’un coin du toit à l’autre, d’un balcon du premier étage à la cour de l’immeuble, du deuxième au troisième, elles n’en finissent pas d’apparaître, de disparaître et de réapparaître, comme si les vociférations du mégaphone les baladaient sans cesse, comme si tous les squatteurs, par grappes, étaient contraints par les braillements de suivre un parcours long et compliqué.

Lundi
Le squat a retrouvé son calme habituel, mais les peupliers qui l’entourent remuent plus violemment qu’hier (la présence des squatteurs les rassurait ?).

Mardi
Ma lecture ponctuée par l’envol des pies.

Mercredi
L’impression d’avoir traversé des heures de bruit, depuis mon arrivée ce matin, pour atteindre finalement ce silence très léger du soir (dix-huit heures : la nuit est tombée « par derrière », dans la pénombre autour du squat les peupliers ondulent).

Jeudi
Rien fait d’autre aujourd’hui que feuilleter les « Books of the year » de l’Encyclopædia Britannica trouvés sur le chemin de la friche, dans une benne à ordure. Quand une illustration m’arrête le regard, je la découpe et la conserve : les destructions causées par une tempête ; des fragments d’os grisâtres présentés sur un tissu blanc (les restes d’un australopithèque) ; le profil d’un ministre à l’air préoccupé et l’« intriguing visage » (dit la légende) d’un satellite de la planète Saturne ; Sandra Day O’Connor prêtant serment, une main levée, les yeux braqués sur ceux du président de la Cour suprême, Warren Burger (lui aussi a la main levée, et s’ils n’arboraient pas cet air austère, s’ils n’avaient pas cet âge, si le mari de Sandra Day O’Connor n’était pas là aussi, en train de présenter deux bibles à son épouse, on pourrait croire qu’ils s’apprêtent à faire un high-five) ; des clients dépités dans les rayons quasiment vides d’un supermarché polonais ; une raffinerie de pétrole détruite par l’aviation israélienne dans le sud du Liban (les nuages noirs, énormes, semblent sortir d’un volcan) ; des skieurs ; des tortues ; un cheval en argile de la taille d’un poussin (trouvé près de la rivière Euphrate, vieux de quatre millénaires) ; l’astronaute John W. Young quelque part sur la Lune (sol blanc, comme en pâte à modeler, ciel uniformément noir) ; une bibliothèque universitaire conçue par Albert Kahn ; l’intérieur d’une voiture du métro new-yorkais (il y a des ventilateurs au plafond !) ; une baleine découpée dans un port en Islande ; des cactus en Californie ; les retrouvailles d’une famille séparée par le Mur de Berlin (les visages déformés par l’allégresse) ; le sous-lieutenant anglais David Bingham, qui vendit des secrets militaires aux Soviets (sous la pression de sa femme « shopaholic  », dit la légende).

Samedi
L’envie soudaine de faire de cet endroit un lieu d’oisiveté pure, délibérée, de renoncer pendant les deux jours qu’il me reste à toute activité : debout à la fenêtre, installé au bureau, les yeux tournés vers le plafond, le terrain vague, les images découpées dans l’Encyclopædia Britannica, je ne m’appliquerais plus qu’à une chose, faire basculer les moindres velléités d’action, les renverser comme si c’étaient des quilles pour qu’après coup une autre envie revienne, le travail qui m’importe.

Dimanche
Sous le poids du faucon crécerelle, le lampadaire remue un peu.

22 janvier 2021
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