Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 45
Mardi 3 novembre
Emmené femme et enfant au bord de mer. L’air de la Ville leur fait faire des cauchemars, ou c’est le bruit ou c’est la clope des patients du médecin d’à côté qui passe sous la porte jusqu’à minuit, tu croirais qu’à cette heure il y a quelqu’un dans la chambre. La mer, à une heure de route, c’est à peine la mer : avant de pénétrer le canal les porte-conteneurs dégazent à la sauvage et il n’est pas recommandé de se baigner longtemps, de surcroît tout le sable est importé. L’hôtel est désert. Le garçon chargé de surveiller la piscine louche sur les jambes de la maîtresse du manager général, une Italienne, la même qu’en juin pour ceux qui suivent : elle a fait mettre la musique de Grease et compte ses longueurs en brasse-papillon. J’ai essayé de manger mais les assiettes trop pleines – sans doute faut-il vider les stocks- me coupent l’appétit. Ma fille joue avec la gamine d’un jardinier, il leur a donné des hibiscus, le contemplation de cette fleur étonnante me fera passer l’après-midi. A 17h il fait nuit. Nous regardons un bizarre film jordanien consacré à l’invasion de la Bekaa, personne n’y comprend rien : la rumeur des corbeaux, dehors, couvre la voix des personnages. La première fois que nous vînmes ici, les garçons de l’hôtel les empoisonnaient encore avec du blé à rats, ça faisait tous les dix mètres un petit tas de corbeaux morts. Sans doute les clientes s’en sont plaintes et depuis, visiblement, le staff a renoncé.
Mercredi 4 novembre
En rentrant sommes tombés dans un embouteillage monstre : monopolisant la voie de gauche, le gouvernement de la Ville déplaçait ses chars de combat d’est en ouest. Ce sont les mêmes machines qu’à Koursk, des bêtes de deuxième ligne repeintes au badigeon brun clair mais l’étoile ressort et le CCCP ; à chaque carrefour un général de gendarmerie assis sur un pliant consulte son listing, coche ou non. Ils ont tous l’air préoccupé, on devine que rien ne se passe comme prévu. Périphérique de fin du monde, des hélicoptères de transport – le modèle en banane dont le souvenir continue de hanter les Aurès – tournent au dessus des convois, gros succès pour ma fille, mon grand-père fut jadis opérateur sur ces engins. La congestion nous retient plus d’une heure sur Qasr El Eini. Internet est muet ? Moustapha : Ce doit être les élections américaines. Le bawab : C’est soir de match, ils ferment les cafés. Boutros : Une flambée de corona frappe les cités ouvrières de la banlieue occidentale. Le souvenir me revient des élections précédentes, le château du Chesne, à Salbris, la chambre vide et parce que j’avais laissé la porte ouverte : glaciale ; et Bertrand, le lendemain, qui ne dit rien mais sa fille vit aux USA, qui sait les idées que ça doit faire brasser. La photo : la seule sauvable dans la série prise au petit-bonheur, ce sont les petites rues derrière l’hôpital, on essaie de resquiller le bouchon général, les scooters agacés par le gabarit de l’automobile nous donnent en dépassant de petits coups de talons.
Jeudi 5 novembre
La pandémie avait frappé la Ville : sur le tard, c’est vrai, mais avec une cruauté que l’absence d’une presse libre interdira de mesurer jamais. Les traces en restent un peu partout comme d’une crue monstrueuse, traces abjectes que la pudeur interdit de montrer et dont je refuse de dresser le catalogue. Retenons, sans aller plus loin, que les sergents de ville tirent au petit matin les chats errants au mousqueton, que les vieilles mendigotes gardent un pan de leur foulard dans la bouche, que pour gagner de la place dans les cimetières on enterre désormais debout. Les plots pour les files d’attente, ils les conservent : ces choses-là ne sont pas données. Les masques, croit-on, partiront à l’export. Les journaux n’en parlent plus, la deuxième vague ne saurait concerner que les Européens, leurs baisers avec la langue et leurs femmes offertes au premier venu : nous non. J’observai néanmoins à midi, au café bien connu, que les docteurs en retraite demandent maintenant des tables à l’écart, que le Hajj passe les chaises au vinaigre d’alcool, que la sciure pareil qu’au printemps ne présente plus aucune crotte de chat. Libre à nous, avertit Moustapha, d’accepter les signes ou non. Son père, le héros de la Guerre d’Octobre, il a le cœur fragile, je ne l’ai plus vu non plus. Je m’en inquiète. C’est un homme qui, en 73, s’enterra dans le sable le temps que passent les chars ennemis, qui sortit dans leur dos avec son sachet de grenades et ses cachets contre la capture, qui revint : on aurait raison de lui prêter un certain flair. Le vent tourne. J’achète, pour le balcon, des plantes nouvelles puisque les autres ont crevé.
Vendredi 6 novembre
Les présidentielles américaines ont fini par me lasser, je cesse de réactualiser la page du Monde dès 10h du matin. Tout ça, c’est le monde sous les eaux, on ne sait pas trop de quelle nature est la distance qui s’est imposée récemment entre eux et nous mais l’image d’une profondeur d’eau noire me satisfait pleinement. Je corrige un texte important, ce sont les derniers coups de lime, il partira bientôt, lui aussi, dans ce Paris que je ne connais plus, j’ignore qui le lira, s’il y a encore du monde chez Gallimard ou si, comme partout ailleurs, leurs chats désemparés les cherchent sous les tables. Nous passons l’après-midi à la Colonie suisse, près du trou gigantesque où sera demain le métro d’Imbeba. Les enfants sont surexcités par la nuit à 16h, par la pluie qui s’arrête et repart, par les fumigations antigrippales du conseil de quartier ; je cherche, moi, dans les caisses de livres à donner quelque chose de solide qui puisse succéder à László Krasznahorkai. Je dirai quelque chose, un jour, des livres qu’on trouve là-bas. La photo : c’est l’appareil qui la prit tout seul à la place d’un autoportrait, dans le noir je n’ai pas vu où regardait la caméra.
Samedi 7 novembre
Première pluie de l’année : en retard. Le dérèglement du monde ne saurait se dire plus clairement. Moi, je n’y croyais plus et bêtement, ce matin, j’ai arrosé. Les plantes du balcon blanchissent à l’excès d’eau, elles se renroulent comme des choses refusées, je crois ça les brûle par la racine. Je n’ai rien lu, rien écrit. Croisé Valentina : on parle de comment se casser, quand et avec quoi mais en réalité la peur retient tout le monde. On parle de la pluie, je songe que dans toutes les langues que je connaisse c’est un verbe défectif, pleuvoir, rien d’illogique et cependant l’affection que je porte aux très vieux verbes amputés de leurs possibles doit soudain me donner l’air inattentif : elle s’en va. Les années passent et ma capacité sociale s’est dangereusement rétractée. Je ne m’intéresse plus aux gens. Parfois, dans le récit qu’il font de leur vie, un motif me saisit mollement, une façon de croiser deux traits, une ombre, un vertige qui leur marqua le coin des yeux, mais c’est rare. Le désir de posséder les femmes m’a quitté, s’atténue pareillement celui de mépriser les mâles. Reste quoi ? Journée vide. Des patates douces oubliées dans le four ne demeure que l’ombre sur l’aluminium. Si j’étais le poète que je prétends, je m’en serais tenu à cela.
Dimanche 8 novembre
Levé avant le soleil, je pensais, mais en fait non. A 5 h du matin déjà le soleil passe l’arrête du Moqattam, chasse les vapeurs sur les tumulus de melons qui pourrissent le long de la route de l’Est, chasse les formes de spectre sur les entassements de Hyundai brûlées. Les pigeonniers de la ville s’électrisent à la seconde exacte où la lumière les atteint. L’odeur de feu de la veille flotte encore dans la cuisine, l’eau de la bonbonne a un goût. Le médicament contre la douleur, je l’ai pris juste avant de dormir, c’est trop tard, les rêves furent pleins d’une violence étrange qui me laisse étrangement poisseux. Il m’arrivait, petit, de me réveiller au bruit du moteur, quand mon père partait, vers 4h : je cherchais le bleu spécial de l’air, sa façon de rendre exactement les sons, sa fluidité spéciale aussi, je ne connaissais pas le français comme aujourd’hui et dans l’autre langue ces choses-là sont frappées par le tabou. Depuis il y a eu un paquet d’aubes aux mains nues, un paquet de rues vides et de toi jeté dedans comme dans une fosse d’eau froide ; la gare déserte de Meudon-Val Fleury, un bord de route près de Rennes, une cabine de téléphone à l’endroit du Rideau de fer et rien à faire, ça te bouffe tes marks, personne ne répond. De là vient que je ne me lève plus sans inquiétude. Le bawab n’a pas réparé le chauffe-eau. Moustapha, en passant me prendre, me trouve une gueule de déterré.